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Lettre
de Perceval de Boulainvilliers au Duc de Milan
21
juin 1429
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ette lettre si précieuse est restée longtemps inconnue. Elle nous est revenue
d'Allemagne. Par quelle voie ? Cela mérite d'être exposé.
Le bénédictin Pez la trouvait, non pas dans une chartreuse ainsi que le dit Quicherat,
mais dans une abbaye de son Ordre, la célèbre abbaye de Molck, vulgairement
Melek, en Autriche, au diocèse de Passaw, sur le Danube. Abbaye, centre
dans le passé d'une congrégation bénédictine, elle est, d'après le Dictionnaire
des Ordres monastiques, de Migne, encore aujourd'hui très florissante, et remarquable
tant par la grandeur et la beauté de ses bâtiments que par ses précieux établissements scientifiques. Il ne serait pas impossible que le Codex G 23,
indiqué par Pez, s'y trouvât encore, et la lettre a assez de valeur pour y être étudiée dans le manuscrit qui la contient.
Pez l'édita dans la troisième partie de son Codex Diplomatico-historico-epistolaris
(p. 237), où elle est restée comme ensevelie durant bien longtemps.
Près d'un siècle après, Voigt, directeur des archives secrètes de Koenigsberg,
découvrit la même lettre en allemand dans les archives de l'Ordre Teutonique,
et la publia dans la Gazette littéraire de Leipzig, le 3 juin 1820. Il la faisait
précéder d'un préambule traduit dans le Panthéon littéraire de Buchon, en
1838, et dans lequel on lit les détails suivants :
"Comme je faisais des recherches, dit l'archiviste de Koenigsberg, sur l'histoire
des Chevaliers Teutoniques dans les archives secrètes de Koenigsberg,
riches de documents. principalement sur le XIVe et le XVe siecle, je trouvai une
lettre sur l'histoire de la Pucelle, qui, par son contenu comparé avec quelques écrits modernes sur l'apparition miraculeuse de la libératrice de la France, me
parut mériter la publicité. Inutile de faire remarquer ce qu'elle renferme de
nouveau, d'inconnu, d'intéressant; le lecteur le comprendra aisément. Quoique
ce ne soit qu'une copie, cette copie est du temps même ou les exploits de la
Pucelle jetaient toute l'Europe dans l'étonnement: l'auteur est un contemporain
de la Pucelle, de la maison du roi; il est très vraisemblable qu'il a vu la Pucelle;
tout au moins qu'il a reçu sur elle les rapports les plus dignes de foi."
L'archiviste prussien, soit que le manuscrit fut fautif, soit qu'il l'ait mal lu, n'a pas donné le vrai nom de 1'auteur de la lettre; mais il conclut de ce qu'elle
renferme ce que nous venons de rappeler, et il ne se trompe pas. D'après lui,
la lettre, écrite d'abord en français, a été traduite en italien, et à la suite en
mauvais allemand.
L'on ne peut savoir comment cette pièce s'est trouvé dans les archives de l'Ordre Teutonique, dans la Prusse Orientale; cependant, observe encore l'archiviste
teuton, il faut remarquer que l'Ordre avait, sous le nom de procureur
ou de procurateur, un chargé d'affaire en Italie, résidant ordinairement à Rome,
parfois dans d'autres villes de la Péninsule. Ce procureur peut bien avoir
envoyé la relation au grand maître qui était à cette époque Paul de Rulsford.
C'est d'autant plus vraisemblable, que l'on trouve d'autres lettres dans lesquelles
il est fait mention d'évènements qui se passaient en France, et nommément de l'histoire de la Pucelle. Voigt dit s'abstenir de rapporter ce qu'elles en disent, parce que ce sont choses connues.
Il serait cependant intéressant de voir surgir du fond de la Prusse des témoignages contemporains confirmant ce que nous savons par ailleurs, et il serait digne de l'un de nos érudits français d'inviter quelque correspondant allemand de réparer cette lacune laissee par l'archiviste de 1820.
C'est après avoir reproduit les remarques de l'érudit prussien, que Buchon traduisit de la Gazette littéraire de Leipizg, pour les Francais, la lettre si justement appreciée. Le texte devait être, comme il l'est en effet, rempli de bien des incorrections. Qui soupçonnerait que l'auteur Boulainvilliers est devenu « Boulourmat, » qu'il est « sénéchal du chevalier du roi », etc. La lettre — ce que l'on ne trouve pas dans le texte de Pez — aurait été écrite de Bourges.
Les fautes du texte bénédictin ne tombent guère que sur la date, qui est de 1439, au lieu de 1429, et sur les noms propres dont quelques-uns sont notablement defigurés. Ainsi le titre est : Parnalionis de Bonlavillar Epistola, etc, Chinon est dit Castrum de Gavenio in Turonensibus partibus; Jargeau est appelé Frangutam, Vaucouleurs Vantenlon, Meung, Magdimon, Beaugency, Bangerum. Parmi les prisonniers de Patay, on cite domini de Dareleth (Talbot), et de Fastechatt (Falstot). A part semblables transformations, la lettre est celle que Quicherat a reproduite, sauf quatre ou cinq mots.
Au lieu de ut crevisset, texte vrai, on lit dans Pez ut circuisset; fides au lieu de Fidelis, manet au lieu de maneat. Là où Quicherat a mis scribendo præsenter, le texte de Pez est scribendo præsentes, qui est meilleur, ad parles civitatis Reins écrit Pez; Quicherat corrige en mettant ad partes civitatis Remis qui ne vaut pas mieux.
C'est donc après avoir fait écho à l'extrémité sud et nord de l'Allemagne, que nous revient aujourd'hui l'exposé si plein de choses du chambellan du roi de Bourges, sur le point de devenir le roi de France.
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* *
Traduction française
Illustrissimo et magnifico principi domino Ph. Angelo Mariæ, duci Mediolanensi, domino meo honorando.
Illustrissime et magnifice princeps et domine mi honorandissime, mortalium cura et præcipue studiosi excellentesque animi nova et alias inusitata scire desiderant, inveterataque quasi diu degustata fastidiunt. Hinc est, magnifice princeps, quod, attentis vestræ serenitatis laudibus, præconiis et vestrorum desideriorum mirandorum investigatione et conatibus, præsumpsi vobis significare qualia et quanta regi nostro Franciæ regnoque suo noviter contigerunt.
Jam, ut reor, auribus vestris insonuit fama cujusdam Puellæ, nobis, ut pie creditur, divinitus missiu, cujus ut vitam, actus, statum moresque paucis attingam, ipsius ortus narrabo principia.
Nata est in uno parvo villagio nominato Donpremii in ballivia Bassignata, infra et in finibus regni Franciæ, super fluvium de Meuse. Quæ juxta Lot-tringiam justis et simplicibus parentibus noscitur progenita. In nocte Epiphaniarum Domini, qua gentes jucundius solent actus Christi reminisci, hanc intrat mortalium lucem, et omnes plebeii loci illius inæstimabili commoventur gaudio, et, ignari nativitatis Puellæ, hinc inde discurrunt, investigantes quid novi contigisset. Nonnullorum corda novum consenserant gaudium. Quid plura ? galli, velut novæ lætitiæ præcones, præter solitum in inauditos cantus prorumpunt, et alis corpora tangentes, fere per duas horas novæ rei prænosticare videntur eventum.
Alitur infans, quæ ut crevisset et annos altigisset
septenos, agricolarum gentium more, agnorum custodiæ
a parentibus deputatur, in qua nec ovicula
noscitur deperiisse, nec quicquam a fera exstitit devoratum
; et quando affuit in paterna domo, omnes familiares
tanta securitate protexit ut, nec hostis, fraus
barbarorum vel malitia in minimo contingerent. Tandem
peractis ætatis suæ duodecim annis, prima sibi revelatio facta est in hunc modum :
Ipsa cum puellis custodiente oves parentum suorum,
quædam vagabantur in prato. A circumstantibus
accessitur ; utrum pro florum pugillo aut pro aliquo
tali, cursitare veilet, interrogant. Annuit illa et,
sponsione facta, tanta celeritate secundo et tertio incursu movebatur quod minime eam terram calcare credebant, adeo ut una puellarum exclamaret :
« Johanna (sic est nomen ejus), video te volantem juxta terram.» Quæ quum cursum peregisset et in fine
prati quasi rapta et a sensibus alienata, spiritus resumendo,
corpus pausaret fatigatum, juxta eam affuit quidam juvenis qui eam sic est allocutus : Johanna, domum pete ; nam mater dixit se opera tua indigere. » Et credens quod frater esset aut aliquis convicinorum
puerorum, festinans domum venit. Mater obviat quæ
causam adventus aut derelictarum ovium quærit et
increpat. Et respondens innocens Puella ait : « Numquid
pro me mandasti ? » Cui mater : « Non. »
Tunc credens se esse de puero delusam, volens ad
sodales reverti, subito ante ipsius oculos nubes prælucida
objicitur, et de nube facta est vox ad eam dicens : « Johanna, oportet te aliam vitam agere et mirandos actus exercere ; nam tu illa es quam elegit Rex coeli ad regni Francorum reparationem et Karoli regis, expulsi a dominio suo, auxilium et protectionem. Tu virili indueris veste ; arma sumens caput eris guerræ ; omnia tuo consilio regentur. » Hac
autem facta voce, disparuit nubes et Puella, tanti prodigii
stupefacta, dictis nec pro primo fidem adhibens,
sed manens perplexa, utrum credere deberet an non,
innocens ignorat. Diebus noctibusque consimiles apparitiones
dictae Puellæ fiunt et vicibus repetitis renovantur. Tacet illa ; nulli, nisi soli curato presbytero,
animum detexit et in hac perplexitate fere quinque annorum perseverat spatio.
Tandem comite Salseberiensi ex Anglia in Franciam
appellente, præmissæ apparitiones et revelationes
dictæ Puellæ ultra solitum reinnovantur et
multiplicantur. Concutitur juvenculæ animus, mens
anxietate æstuat, et quodam die, dum contemplaretur
in agro, insolita apparitio grandior et clarior quam
unquam vidisset ei visa fuit, et facta est ad eam vox dicens : « Usquequo tardas ? Quare non festinas ? Aut cur non pergis cito gradu quo Rex coeli te destinavit ? Nam in absentia tua destruitur Francia, devastantur oppida, justi obeunt, proceres occiduntur, inclytus sanguis funditur. Et illa aliquantisper animata, curato suo monita, respondit : « Quid faciam aut quo modo faciam ? Ibo ? Non novi viam, gentem nescio, regem non cognosco ; mihi non credent ; cunctis ero in derisum et merito. Quid stultius quam magnatibus dicere quod puella Franciam reparet, regat exercitus, de hoste triumphum reportet ? Quid ludibrius quam quod puella virili induatur veste ? » Quumque hæc et plura alia disseruisset, responsum sic accepit : « Rex coeli ordinat et vult ; ne amplius quæras quomodo hæc fient : quoniam sicut voluntas Dei est in coelo, sic erit et in terra. Perge hic prope jacentem villam, nominatam Vaucolors quæ sola in Campaniæ partibus regi fidem servat, et villæ illius custos nullo impedimento te ducet quo petes. »
Sic egit, et multis præostensis mirandis, jussit eam
nobilibus associatam per vias conduci ad regem. Qui
venientes, per medios hostes transierunt, nulla repulsa
interjecta. Et quum usque pervenissent ad castrum de
Caynone in Turonensibus partibus quo se rex muniebat,
consilio regio deliberatum erat quod faciem
regis non videret neque ei præsentaretur usque in
diem tertiam. Sed hominum corda subito mutantur.
Accersitur Puella. Mox et de equo descendit et per
archiepiscopos, episcopos, abbates et utriusque facultatis
doctores diligentissime examinatur in fide et moribus. Demum rex eam ad suum parlamentum ducit,
ut strictius et vigilantius adhuc quæstionaretur. Et in
his omnibus, reperta est fidelis catholica, bene sentiens
in fide, sacramentis et institutis Ecclesiæ. Amplius per
mulieres doctas, peritas virgines, viduas et conjugatas
curiosissime percunctatur, quæ nihil aliud quam [quod] muliebrem honestatem atque naturam decet, sentiunt.
Præterea adhuc spatio sex septimanarum custoditur,
intuitur, consideratur, si saltem aut aliqua levitas
vel mutatio ab incoepto concipiatur. Sed immobilis
Deo serviendo, missam audiendo, Eucharistiam percipiendo,
prima proposita continuat ; regem omni die
lacrimosis suspiriis efflagitat ut licentiam invadendi
hostes det aut domum paternam repetendi. Et difficulter
licentia obtenta, cum victualibus conducendis
Aurelianum intrat. Cito post castra obsidentium invadit,
quæ licet inexpugnabilia judicarentur, tamen
in trium dierum spatio ipsa devicit. Hostes non pauci
occiduntur, plures capiuntur, reliqua pars fugatur.
Nunc civitas ab obsidione liberatur. Quibus actis, ad
regem revertitur. Rex ei obviam properat, jucunde
suscipit, et aliquanto temporis intervallo cum rege
manet, festinat, sollicitat, ut expeditiones evocet,
congreget acies ad reliquam partem adversariorum
devincendum. Et redintegrato exercitu, villam quæ
vocatur Jarguellum obsidet ; in crastinum conflictum
dat ; vi capitur, sexcentis bellatoribus nobilibus
ibi victis, inter quos cornes Suffordiæ, Anglicus, et frater germanus capiuntur, reliquus vero frater occiditur.
Post tamen trium dierum interjecto spatio, Magdunum
super Ligerim et Baugenceium, oppida fortia et
munita, invadit, expugnat et devincit. Nec moram
ponit, et die illa sabbati quae xx. erat junii, exercitui
Anglicorum ad succursum properanti occurrit. Invaduntur
hostes ; victoria nostri potiuntur, interfectis
mille quingentis viris bellatoribus, mille captivatis,
interquos quidam capitanei capti sunt, scilicet domini
de Taleboth, et de Fastechat, et filius domini de
Hendesfort, et quamplures alii. De nostris autem non
reperti tres occisi. Quæ omnia miraculo divinitus facto attribuimus. Haec et multa alia Puella operata est et, Deo largiente, majora horum faciet.
Haec Puella competentis est elegantiæ, virilem sibi
vindicat gestum, paucum loquitur, miram prudentiam
demonstrat in dictis et dicendis. Vocem mulieris
ad instar habet gracilem, parce comedit, parcius vinum
sumit ; in equo et armorum pulchritudine complacet,
armatos viros et nobiles multum diligit,
frequentiam et collocutionem multorum fastidit,
abundantia lacrimarum manat, hilarem gerit vultum,
inaudibilis laboris et in armorum portatione et sustentatione
adeo fortis, ut per sex dies die noctuque
indesinenter et complete maneat armata. Dicit Anglicos
nullum habere jus in Francia, et dicit se missam a
Deo ut illos inde expellat et devincat, monitione tamen
ipsius facta. Regem summe veneratur. Ipsum
dicit esse dilectum a Deo et specialiter præservatum
et præservandum. Dominum ducem Aurelianensem, nepotem vestrum, dixit miraculose liberandum,
monitione tamen prius super sua libertate Anglicis
detinentibus facta. Et ut, illustrissime princeps, finem faciam verbis, mirabiliora sunt et fiunt quam vobis possem scribere aut lingua fari.
Ultra scribendo præsenter evenit quod præfata
Puella jam perrexit ad partes civitatis Remis in Campania, ubi rex festinanter tendit ad consecrationem et coronationem suam, Deo juvante.
Me vobis humiliter recommando. Scriptum die xxi. junii, anno Domini 1429.
Vester humillimusservitor, Paranalio, dominus de Bolanvillari, consiliarius et camerarius regis Francorum et domini ducis Bituricensis senescalcus.
Au très illustre et magnifique prince seigneur Jean (1)
Ange-Marie,
duc de Milan, mon honoré seigneur.
"Très
illustre et magnifique prince, et mon seigneur très honoré,
le commun des mortels et principalement les esprits éclairés
et excellents désirent savoir ce qu'il y a de nouveau et
ce que les autres ignorent ; quant aux choses passées, comme
s'ils s'en étaient trop longtemps occupés, ils les
prennent en dégoût. C'est pourquoi, magnifique prince,
j'ai cru devoir vous faire connaître les choses merveilleuses
survenues nouvellement à notre Roi de France et à
son royaume.
Déjà, je pense, est arrivée à
vos oreilles la renommée d'une Pucelle qui, comme on le croit
pieusement, nous a été divinement envoyée.
Avant de vous exposer en quelques mots sa vie ; ses gestes, sa condition,
ses mœurs, je vais vous dire ses commencements et son origine.
Elle est née en un petit village nommé Domremy,
au bailliage de Bassigny, en deçà et sur les confins
du royaume de France, sur la rivière de Meuse, près
de la Lorraine. Ses parents sont, de l'aveu de tous, de très
simples et très braves gens. Elle est venue à la lumière
de notre vie mortelle dans la nuit de l'Épiphanie du Seigneur (2), alors que les peuples ont coutume
de se rappeler avec joie les actes du Christ. Chose étonnante,
tous les habitants de ce village sont saisis d'une joie inexprimable,
et, ignorant la naissance de la fillette, ils courent de tous côtés,
s'enquérant de ce qui est survenu de nouveau. Pour le cœur
de quelques uns, c'est le sujet d'une allégresse nouvelle.
Que dirai-je de plus ? Les coqs deviennent comme les hérauts
de cette joie inattendue : ils font entendre des chants qu'on ne
connaissait pas, ils battent leur corps de leurs ailes, et durant
près de deux heures ils semblent présager ce que cet
événement amènera de bonheur (3).
L'enfant grandit et se développe. Dès qu'elle
en est à sa septième année, ses parents, selon
l'usage des villageois, l'emploient à garder les agneaux.
Pas un des plus petits ne périt et ne devient la proie des
bêtes féroces. Tant qu'elle est restée dans
la maison de son père, sa famille vécut dans une si
grande sécurité qu'elle n'eut aucunement à
souffrir ni des ennemis, ni des malveillants, ni des surprises des
pillards. Quand elle eut accompli ses douze ans, elle eut sa première
révélalion dans les circonstances suivantes :
Jeanne gardait les brebis de ses parents avec d'autres fillettes
de son âge. Parmi celles-ci, quelques-unes qui jouaient dans
la prairie l'appellent et lui proposent de disputer avec elles le
prix de la course : une poignée de fleurs sert d'enjeu, ou
quelque chose de ce genre. Jeanne accepte, et elle fournit deux
ou trois fois sa course si rapidement qu'elle ne semblait pas toucher
la terre. Une de ses compagnes lui dit : "Jeanne, je te
vois voler en rasant la terre". La course fournie, la jeune
fille va se reposer à l'extrémité de la prairie
et reprendre haleine. Là, elle reste comme ravie et privée
de l'usage de ses sens.
Au moment où remise de la fatigue, elle reprenait
ses esprits, un adolescent se présente et lui dit : "Jeanne,
reviens à la maison ; ta mère a dit qu'elle avait
besoin de toi." La jeune fille, le prenant pour son frère ou
pour un des enfants du voisinage accourt en toute hâte au
logis. Sa mère, qu'elle rencontre, lui demande pourquoi elle
revient et a quitté ses brebis, et elle lui fait des reproches.
La fillette, innocente, répond : "Est-ce que vous
ne m'avez pas mandée ?" La mère de répondre
: "Non".
Alors, se croyant jouée par l'adolescent, Jeanne
se prépare à rejoindre ses compagnes. Soudain,
une nuée lumineuse se présente à ses yeux,
et de la nuée sort une voix qui lui dit : "Jeanne,
il te faut entreprendre une vie toute différente ; tu dois
accomplir des choses étonnantes. C'est toi que le Roi du
ciel a choisie pour relever le royaume de France, pour secourir
et défendre le roi Charles chassé de son domaine.
Il te faudra revêtir l'habit d'homme, porter les armes, être
chef de guerre. Tout sera dirigé par ton conseil".
La voix se tut et la nuée s'évanouit. La jeune fille,
stupéfaite d'un tel prodige, se demande si elle doit ou non
ajouter foi à ce qu'elle vient d'entendre.
De semblables apparitions se produisent à plusieurs
reprises et se renouvellent, soit de jour, soit de nuit. La jeune
fille garde le silence ; elle ne découvre ses pensées
à personne, sinon à son curé seulement, et
elle reste dans ces perplexités durant un laps de temps d'environ
cinq ans.
Lorsque le comte de Salisbury eut débarqué
d'Angleterre en France, les apparitions et les révélations
se multiplient, se renouvellent, et plus que jamais poursuivent
la jeune fille. L'émotion gagne son âme, l'anxiété
la saisit et la tourmente. Un jour, dans les champs, comme elle
était en contemplation, une apparition extraordinaire, plus
frappante et plus éclatante que de coutume, se montre à
elle et une voix lui dit : "Jusques à quand ces retards ? pourquoi ce peu d'empressement
? pourquoi ne pas te rendre d'un pas rapide à l'œuvre
que le Roi du ciel t'a marquée ? Tu ne bouges pas, et cependant
la France se meurt, les villes sont dévastées, les
justes périssent, les seigneurs sont mis à mort, un
sang illustre est répandu." La jeune fille, moins
craintive et instruite par son curé, répondit : "Que faire et de quelle manière ? où aller
? je ne sais pas le chemin, je ne connais pas le pays, je suis inconnue
du Roi. L'on ne me croira pas ; je serai pour tous un sujet de dérision,
et avec raison. Quoi de plus insensé que d'aller dire aux
grands qu'une Pucelle va restaurer la France, commander les armées,
triompher des ennemis ? Quoi de plus étrange que de voir
une jeune fille porter l'habit d'homme !" Après ces observations et autres semblables,
il lui fut répondu : "Le Roi du ciel l'ordonne et
le veut. Ne cherche pas davantage comment ces choses se feront ;
il en sera de la volonté de Dieu sur la terre comme de sa
volonté dans le ciel. Rends-toi dans la ville voisine nommée
Vaucouleurs, la seule qui en cette partie de la Champagne obéisse
au Roi, et le capitaine de cette ville te mènera sans empêchement
là où tu le demanderas."
Ainsi fit ce capitaine. Quand il eut vu les prodiges
que la jeune fille lui montra, il la conflia à des gentilshommes
pour la mener au Roi. Ceux-ci traversèrent sans encombre
les pays ennemis, et arrivèrent à Chinon, en Touraine,
où le Roi s'était retiré. Le Conseil royal,
après délibération, arrêta que la jeune
fille ne verrait pas le prince et ne lui serait pas présentée
avant trois jours. Mais voilà que soudain les cœurs
sont changés. On mande la pucelle. A peine descendue de cheval,
des archevêques, des évêques, des abbés,
des docteurs des deux facultés l'examinent diligemment sur
la foi et les mœurs. Le Roi la conduit ensuite devant ses conseillers
afin qu'on la soumît à un interrogatoire plus étroit
et plus éclairé. En ces diverses épreuves,
elle fut trouvée catholique fidèle, n'ayant rien à
se reprocher touchant la foi, les sacrements et les ordonnances
de l'Église. Des femmes instruites, des vierges d'expérience,
des veuves et personnes mariées l'interrogent curieusement
; elles ne remarquent en elle rien qui ne convienne à la
condition et à l'honnêteté d'une femme.
Ce n'est pas tout. Durant six semaines encore on la retient,
on l'observe, on la considère : peut-être y aura-t-il
changement dans ses idées ou hésitation. Mais non,
elle ne change pas : elle continue à servir Dieu, à
entendre la messe, à recevoir l'Eucharistie et à exprimer
les mêmes desseins. Chaque jour, avec des larmes et des soupirs,
elle demande au Roi qu'il lui permette d'attaquer les ennemis ou
de retourner en la maison de son père. Ayant à grand'peine
obtenu ce qu'elle désirait, elle entre dans Orléans
avec un convoi de vivres. Peu après, elle attaque les bastilles
réputées inexpugnables des assiégeants et,
en trois jours, elle en vient à bout. Un grand nombre d'ennemis
sont tués, d'autres sont faits prisonniers, le reste prend
la fuite. La cité orléanaise est délivrée
et la Pucelle retourne vers le Roi. Le Prince vient au-devant d'elle
et l'accueille avec joie. Elle reste quelque temps auprès
de lui, le sollicitant, le pressant de hâter la campagne,
de rassembler des troupes afin d'achever la défaite des ennemis.
L'armée rassemblée, elle assiège la place qui
a nom Jargeau : elle l'attaque le lendemain et l'emporte de vive
force. Six cents vaillants guerriers sont vaincus, le comte de Suffolk
et un de ses frères sont faits prisonniers, l'autre est tué.
Trois jours après, Meung-sur-Loire et Beaugency, places fortes
et vaillamment défendues, sont attaquées et tombent
en son pouvoir. Loin de s'arrêter, le samedi XX juin elle
marche à la rencontre du corps anglais qui vient au secours
de ces places. L'ennemi est attaqué et vaincu : quinze cents
des siens sont tués, mille faits prisonniers, entre autres
plusieurs capitaines, le sire de Talbot, de Falstolf, le fils du
sire de Hendesfort et beaucoup d'autres. Du côté des
Français, il n'y eut que trois hommes tués. En toutes
ces choses, nous voyons un miracle de Dieu. Tels sont, avec bien
d'autres, les exploits de la Pucelle. Dieu aidant, elle en accomplira
encore de plus étonnants.
Cette Pucelle est d'une élégance parfaite ;
son port a quelque chose de viril. Elle parle peu, et en ces dits
et faits montre une prudence remarquable. Sa voix est douce comme
celle des femmes ; elle mange peu, boit encore moins de vin ; elle
aime les coursiers et les belles armures ; elle se plait extrêmement
avec les gentilshommes et les hommes d'armes ; elle fuit les réunions
nombreuses et les propos bruyants ; elle pleure facilement et avec
abondance ; sa physionomie respire la joie ; d'une endurance incroyable
à la fatigue, durant six jours elle est restée jour
et nuit sans un seul instant de relâche, complètement
armée. Les Anglais, dit-elle, n'ont aucun droit sur la France. Elle
est, assure-t-elle encore, envoyée de Dieu pour les en chasser
et les vaincre, toutefois après sommation préalable.
Elle a pour le Roi une vénération extrême. Elle
dit qu'il est spécialement chéri de Dieu qui veille
sur lui d'une manière toute particulière et qui y
veillera. Elle dit que votre neveu le seigneur duc d'Orléans
sera délivré miraculeusement, mais seulement après
avis donné aux Anglais qui le retiennent captif. En mettant
fin à cette lettre, Prince très illustre, j'ajouterai
que la réalité est plus admirable que je ne saurais
vous l'écrire.
Tandis que j'écris, ladite Pucelle, assure-t-on, est
déjà arrivée à Reims, en Champagne où,
avec l'aide de Dieu, le Roi sera promptement sacré et couronné
(4).
Je me recommande humblement à vous.
Écrit le XXI juin, l'an du Seigneur 1429.
Votre très humble serviteur, Perceval, seigneur de
Boulainvilliers, conseiller et chambellan du roi de France, et sénéchal
du seigneur duc de Berry. (5)
Source : traduction : "L'histoire complète de Jeanne d'Arc" - Ph.-H.
Dunand - 1898.
Présentation : J.B.J.Ayroles, "la vraie Jeanne d'Arc", t.II, p.539 et suivantes.
Illustration :
- Jeanne entend ses voix célestes d'après un tableau
de Bénouville autrefois conservé dans la maison
natale ("Jeanne d'Arc" - Henri Wallon - éd. Firmin-Didot
1892).
Notes :
1 "Jean" au lieu de "Philippe".
2 Voici le seul texte de toutes les sources qui permette de dater
la naissance de Jeanne, le 6 janvier. L'année 1412 est
trouvée par recoupements des témoignages des deux
procès.
3 Ce paragraphe, qui parait faire partie de la légende
et du merveilleux, "détonne" avec le reste de
la lettre. Qu'en est-il ?
On sait qu'une enquête à Domrémy a été
faite par le Dauphin. De plus les conclusions de l'examen de Poitiers
disent : "Le roi a fait éprouver ladite Pucelle sur
sa vie, ses moeurs, et ses intentions... Et de sa naissance, et
de sa vie, plusieurs choses merveilleuses sont dites comme vraies..."
(Quicherat et P.Ayroles).
De même le "grand" Gerson qui écrivit six
jours après la délivrance d'Orléans son traité
sur la Pucelle, se réfère à l'examen de Poitiers
en indiquant parmi les motifs de croire en la mission divine de
Jeanne les circonstances de sa vie, dès sa première
enfance : "elles ont été l'objet d'enquêtes
longues, approfondies et faites par plusieurs..." (Abbé
J.F.Henry - l'unique et vraie Jeanne d'Arc).
Perceval de Boulainvilliers donne une intensité "dramatique"
à sa lettre mais c'est un personnage bien placé
à la cour et bien informé. De plus cette
lettre s'adresse à un noble étranger de haute lignée. Sa lettre est contemporaine des exploits de la Pucelle.
Il ne faudrait donc pas "railler" trop vite la lettre
de Boulainvilliers et en particulier le passage sur la naissance.
(ndlr)
4 Cet alinea a dû être ajouté après
coup. La lettre porte la date de 21 juin et la Pucelle n'est arrivée
à Reims que dans la seconde moitié de juillet 1429.
5 Voir aussi la lettre de Jacques
de Bourbon qui accrédite le sérieux des informations
de Boulainvilliers.
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