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Procès de réhabilitation
V-4 - Déposition de Marguerite La Touroulde |
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Honnête et prudente femme dame Marguerite La Touroulde, veuve de feu maître René de Bouligny, en son vivant conseiller du roi notre sire (1), âgée d'environ soixante-quatre ans, produite, reçue et interrogée l'an et jour indiqués dans la déposition du témoin précédent.
Et d'abord interrogée sous serment sur ce qu'elle sait pour
faire sa déposition ou témoigner au sujet du contenu des
Ier, IIe, IIIe et IVe des articles présentés en cette cause de nullité, il dit et déclare que, lorsque
Jeanne arriva auprès du roi à Chinon, elle-même était dans
la ville de Bourges, où se trouvait la reine ; à cette époque
il y avait, dans le royaume et dans les régions obéissant au
roi, si grande calamité et pénurie d'argent que c'était une
pitié ; bien plus tous les sujets du roi étaient presque au désespoir. Elle le sait, elle qui parle, car son mari était alors receveur général, et il n'avait, de l'argent du roi ou du sien,
pas plus de quatre écus ; également la cité d'Orléans était
assiégée par les Anglais, et il n'y avait pas moyen de lui
porter secours. Dans cette détresse arriva Jeanne, et, le
témoin le croit fermement, elle vint de la part de Dieu,
envoyée pour réconforter le roi et les sujets lui obéissant,
car alors il n'y avait d'autre espoir que venant de Dieu.
Cependant elle, qui parle, ne vit Jeanne qu'à l'époque où
le roi revint de Reims, ville où il avait été sacré ; le roi vint
alors à Bourges, où se trouvait la reine, et le témoin avec
elle. Le roi approchant, la reine alla au-devant de lui dans la
ville de Selles en Berry, accompagnée du témoin ; alors que
la reine allait au-devant du roi, survint Jeanne ; elle salua
la reine et fut conduite à Bourges et logée, sur l'ordre du sire d'Albret, dans la maison d'elle-même qui témoigne, bien
que feu son mari eût déclaré qu'elle serait logée dans la maison d'un certain Jean Duchesne ; elle resta dans la maison
du témoin pendant trois semaines, y couchant, buvant et
mangeant. Presque chaque jour celle qui témoigne couchait avec Jeanne et ne vit ni ne constata en elle rien de mauvais ; mais Jeanne se comporta toujours comme une femme honnête
et catholique, car elle se confessait très souvent, aimait
entendre la messe ; et demanda plusieurs fois au témoin
d'aller à matines ; le témoin y alla plusieurs fois à sa demande
et l'y conduisit.
Elle dit en outre que parfois on racontait des fables sur Jeanne,
et on lui disait qu'elle allait sans crainte à l'assaut car elle
savait bien qu'elle ne serait pas blessée ; elle répondait alors
qu'elle n'avait pas plus de garantie que les autres hommes
d'armes. Et quand elle avait été interrogée par les clercs,
elle leur avait répondu : « Il y a ès livres de nostre Seigneur
plus que ès vostres ».
Elle déclare en outre le témoin avoir entendu ceux qui la conduisirent auprès du roi dire qu'à première vue ils la crurent
folle, et avaient l'intention de la faire enfermer ; mais, lorsqu'ils se mirent en route pour la conduire, ils furent prêts à tout faire au bon plaisir de Jeanne, et ils désiraient autant
qu'elle-même la présenter au roi ; ils n'auraient pu aller
contre sa volonté. Au début, disaient-ils, ils eurent le désir
de la rechercher charnellement ; mais, lorsqu'ils pensaient
lui en parler, ils avaient tellement honte qu'ils n'osaient le
faire ou lui dire une parole. Le témoin a aussi entendu Jeanne dire que le duc de Lorraine, ayant une maladie, voulut la
voir ; elle lui parla, lui disant qu'il se conduisait mal, qu'il ne
guérirait pas s'il ne s'amendait, et elle l'exhorta à reprendre
sa bonne épouse (2).
Elle dit aussi que Jeanne détestait le jeu de dés.
Elle déclare que Jeanne était fort simple et ignorante, ne
sachant absolument rien d'autre, à la connaissance du témoin,
que le fait de la guerre. Le témoin se rappelle aussi que
plusieurs femmes venaient dans sa maison quand Jeanne
y demeura ; elles apportaient des chapelets et
des médailles, pour le lui faire toucher ; Jeanne en riait,
disant au témoin : « Touchez-les vous-même, car tout cela
sera aussi bon par votre toucher que par le mien ». Jeanne
donnait aussi très largement des aumônes, aimait soutenir les indigents et les pauvres, disant qu'elle était envoyée
pour leur consolation.
Elle déclare en outre qu'elle vit plusieurs fois Jeanne au bain
et dans les étuves ; elle croit, comme elle a pu le constater,
qu'elle était vierge. Elle était toute innocence, d'après ce
qu'on sait de son comportement, sauf pour les faits d'armes,
comme on l'a dit plus haut, car elle chevauchait portant la
lance aussi bien que le meilleur des hommes d'armes ; et
ceux-ci l'admiraient fort pour cette raison.
Honesta et prudens mulier, domicella Margareta La
Touroulde, relicta defuncti magistri Renati de Bouligny,
dum viveret domini nostri regis consiliarii, ætatis LXIV annorum, vel eocirca, producta, jurata et
examinata anno et die in depositione testis præcedentis
contentis.
Et primo, interrogata, ejus medio juramento, quid
ipsa sciat deponere seu attestari de et super contentis
in I., II., III. et IV. articulis articulorum in hac causa
nullitatis productorum : dicit et deponit quod, dum
ipsa Johanna applicuit versus regem, apud Chinon,
ipsa loquens erat in villa Bituricensi, ubi regina erat ;
quo tempore erat in hoc regno et in partibus regi
obedientibus, tanta calamitas et pecuniarum penuria
quod erat pietas ; imo omnes regi obedientes erant
quasi in desperatione. Et hoc scit loquens quia ejus
maritus erat tunc temporis receptor generalis, qui illo
tempore, nec de pecunia regis, nec de sua, habebat
nisi quatuor scuta ; et erat civitas Aurelianensis obsessa
ab Anglicis, et non erat modus quo posset juvari. Et in illa calamitate venit ipsa Johanna, et, ut firmiter
credit ipsa loquens, a Deo venit, et missa exstitit ad
relevandum regem et incolas sibi obedientes, quia protunc non erat spes nisi a Deo. Non tamen vidit ipsa
loquens eamdem Johannam, nisi illo tempore quo rex
rediit a villa Remensi, in qua fuerat consecratus ; et
venit rex in villa Bituricensi, in qua erat regina et ipsa loquens cum eadem. Et rege appropinquante, regina
ivit regi obviam apud villam de Selles en Berry,
et ipsa loquens cum eadem ; et dum regina iret regi
obviam, prævenit ipsa Johanna, quæ salutavit reginam,
et fuit ipsa Johanna tunc ducta Bituris et hospitata,
de mandato domini d'Albret, in domo ipsius
loquentis, licet defunctus maritus ipsius loquentis
dixisset eidem quod ipsa Johanna hospitaretur in domo
cujusdam Johannis Duchesne ; et stetit in eadem domo
per spatium trium septimanarum, cubando, bibendo
et comedendo. Et quasi quotidie ipsa loquens cubabat cum eadem Johanna, nec in ea vidit aut percepit aliquid
sinistrum ; sed se rexit et regebat sicut una proba
et catholica mulier, quia sæpissime confitebatur, audiebat
libenter missam, et pluries requisivit loquentem
de eundo ad matutinas ; ipsa enim loquens ad
ipsius instantiara pluries ivit et eam duxit.
Dicit insuper quod [quum] aliquando fabularentur
ad invicem, et eidem Johannæ diceretur quod ipsa
non dubitabat ire ad insultus, quia ipsa bene sciebat
quod non cæderetur : ipsa respondebat quod non habebat
aliquam securitatem amplius quam cæteri armati.
Et narrabat aliquando ipsa Johanna qualiter fuerat
examinata per clericos, et quod eis responderat : « Il y a ès livres de nostre Seigneur plus que ès vostres. »
Et dicit ulterius ipsa loquens quod audivit loqui
illos qui eam ad regem adduxerunt, quod prima facie
credebant eam fatuam, et erant intentionis eam ponere in quadam munitione ; sed dum inceperunt iter ad eam ducendam, fuerunt parati ad omnia ipsius Johannæ bene placita, et tantum affectabant eam præsentare regi quantum ipsa faciebat ; nec potuissent resistere ejusdem Johannæ voluntati. Dicebant quod in principio habuerunt voluntatem eam requirendi carnaliter ; sed, dum credebant loqui de illo, pudebat taliter illos quod eidem de hoc non audebant loqui, aut habere cum ea verbum. Et audivit dici ab eadem Johanna quod dux Lotharingiæ, qui habebat quamdam infirmitatem, voluit eam videre ; et cum eodem locuta fuerat ipsa Johanna, et eidem dixerat quod se male regebat, et quod nunquam sanaretur nisi se emendaret, eumdemque exhortaverat ut ipse reciperet suam bonam conjugem.
Dicit insuper quod ipsa Johanna multum abhorrebat
ludum deciorum.
Dicit etiam quod ipsa Johanna erat multum simplex
et ignorans, et nihii penitus sciebat, videre loquentis,
nisi in facto guerræ. Et recordatur ipsa loquens quod
plures mulieres veniebant ad domum loquentis, dum
ipsa Johanna in eadem morabatur, et apportabant
paternostres et alia signacula, ut ipsa tangeret ea ; de
quo ipsa Johanna ridebat, eidem loquenti dicendo : « Tangatis vosmet, quia ita bona erunt ex tactu vestro sicut ex meo. » Erat etiam ipsa Johanna multum larga
in eleemosynis, et libentissime subveniebat indigentibus et pauperibus, dicens quod erat missa pro consolatione
pauperum et indigentium.
Dicit insuper quod eam pluries vidit in balneo et
stuphis, et, ut percipere potuit, credit ipsam fore
virginem. Et quidquid scit erat tota innocentia de facto suo, nisi in armis, ut supra dixit, quia equitabat
cum equo, portando lanceam sicut melior armatus fecisset
; et de hoc mirabantur armati.
Sources :
- Texte original latin : Quicherat - Procès t.III p.82.
- Traduction: source Pierre Duparc, t.IV, p.60 à 62.
Notes de Quicherat :
1. Il est qualifié dans les titres originaux conseiller du roy sur le fait et gouvernement de toutes ses finances, et signait Regnier de Boullegny. Il était déjà dans les finances du temps de Charles VI, car il fut de ceux dont l'Université demanda la destitution, en 1412, « comme inutiles et coupables de tout le mal.»
2. Marguerite de Bavière, qui vivait éloignée de son mari, dans les pratiques de la dévotion, Charles de Lorraine se laissait alors gouverner par une fille nommée Alizon Dumay, dont il eut plusieurs enfants.
Remarques de J.B.J. Ayroles sur ce témoignage :
Régnier de Bouligny fut, d'après M. de Beaucourt, le grand financier de Charles VII, et un des conseillers les plus en faveur durant les vingt-cinq premières années du règne. L'historien nous le montre mêlé à tous les remaniements financiers ; il écrit en particulier de l'époque de la Pucelle : « Durant le ministère de La Trémoille, ce fut Régnier de Bouligny qui eut la haute direction de l'administration financière du royaume. » C'est donc une des grandes dames de la Cour qui va nous faire connaître la Pucelle.
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