|
Procès
de réhabilitation
Déposition
de Simon Charles |
|
Noble et savante personne, sire Simon Charles, président à la Chambre des comptes de notre sire le roi (1), âgé d'environ
soixante ans, témoin produit, reçu, juré et interrogé l'an et le jour susdits,
Et d'abord interrogé sur ce qu'il sait, pour déposer et témoigner à propos du contenu des Ier, IIe,
IIIe et IVe articles produits en cette cause, il dit
et déclare, sous serment, savoir seulement ce qui suit : à savoir l'année où Jeanne vint vers le roi, le témoin avait été envoyé par le roi en ambassade à Venise, et il revint vers
le mois de mars ; il apprit alors par Jean de Metz, qui avait
conduit cette Jeanne au roi, qu'elle était auprès du roi. Il
sait aussi que, lorsque Jeanne arriva en la ville de Chinon,
on délibéra en Conseil si le roi l'entendrait ou non. On lui
demanda d'abord pourquoi elle était venue et ce qu'elle
voulait. Bien qu'elle ne voulût rien dire si elle ne parlait au
roi, elle fut cependant forcée, de par le roi, de dire le motif
de sa mission ; elle dit qu'elle avait deux mandats de la part
du Roi des cieux, à savoir l'un pour faire lever le siège d'Orléans, l'autre pour conduire le roi à Reims en vue de son
couronnement et de son sacre. Ayant entendu cela, les uns parmi les conseillers du roi disaient que le roi ne devait avoir aucune confiance en cette Jeanne ; et les autres, puisqu'elle
se déclarait envoyée par Dieu et qu'elle avait certaines choses à dire au roi, disaient que le roi devait au moins l'entendre.
Cependant le roi décida qu'elle serait d'abord examinée par
des clercs et des personnages de l'Église ; ce qui fut fait.
Enfin, et non sans difficulté, il fut décidé que le roi l'entendrait. Lorsqu'elle entra au château de Chinon, pour venir
devant le roi, celui-ci hésitait encore, suivant l'avis des grands
de sa cour, à s'entretenir avec elle ; mais alors on annonça
au roi que Robert de Baudricourt lui avait écrit, qu'il envoyait
cette femme, et que celle-ci avait passé par les territoires
des ennemis du roi, qu'elle avait traversé à des gués beaucoup de rivières, presque miraculeusement, pour arriver
jusqu'au roi. Pour cette raison le roi fut poussé à l'entendre,
et donna audience à Jeanne. Lorsque le roi sut qu'elle venait,
il se tira à part, en s'écartant des autres ; mais Jeanne le
reconnut bien et lui fit sa révérence ; elle s'entretint avec
lui pendant un long espace de temps. Après l'avoir entendue,
le roi paraissait joyeux. Ensuite le roi, ne voulant rien faire
sans l'avis des ecclésiastiques, envoya Jeanne en la ville
de Poitiers, pour qu'elle y fût examinée par les clercs de l'Université ; après que le roi eût appris qu'elle avait été
examinée et qu'on n'avait trouvé en elle rien que de bon, il
la fit armer et lui donna des gens ; elle reçut aussi des attributions militaires.
Le témoin dit que Jeanne était très simple en toutes ses
actions, sauf à la guerre où elle était très expérimentée. Le
témoin a entendu de la bouche du roi beaucoup de bonnes
paroles à propos de cette Jeanne, et cela à Saint-Benoît-sur-Loire ; en ce lieu le roi eut pitié d'elle, de la peine qu'elle
prenait, et lui ordonna de se reposer. Alors Jeanne en pleurs
dit au roi qu'il n'eût pas d'hésitation et qu'il recouvrerait
tout son royaume et serait rapidement couronné. Le témoin
dit aussi qu'elle blâmait fort les hommes d'armes, lorsqu'elle
les voyait faire chose qui ne lui paraissait pas à faire.
De ce qui se passa à Orléans, il ne sait rien, sauf par ouï-dire, car il ne fut pas présent ; mais il a entendu du sire de
Gaucourt ce qui suit : lorsqu'elle était dans Orléans, les gens
qui avaient la charge des troupes royales décidèrent qu'il
ne paraissait pas bon de faire l'attaque ou l'assaut, au jour où fut prise la bastille des Augustins ; et ce même sire de
Gaucourt fut commis pour garder les portes, afin d'empêcher
de faire une sortie. Jeanne cependant n'en fut pas contente;
mais fut d'avis que les hommes d'armes devaient sortir avec
les gens de la ville, pour aller à l'assaut contre ladite bastille,
et beaucoup d'hommes d'armes et de gens de la ville étaient
de cet avis. Jeanne dit alors au sire de Gaucourt qu'il était
un mauvais homme, en ajoutant : « Que vous le vouliez ou
non, les hommes d'armes viendront, et ils gagneront comme
ils ont gagné ailleurs ». Les hommes d'armes tenant la ville sortirent, contre la volonté du sire de Gaucourt, et allèrent à
l'assaut et à la conquête de la bastille des Augustins, qu'ils
prirent par force et violence. Et il entendit le sire de Gaucourt
dire qu'il fut lui-même en grand danger.
Le témoin déclare en outre que Jeanne se rendit avec le
roi jusqu'à la ville de Troyes, que le roi voulait traverser
pour aller à Reims se faire couronner ; mais, une fois le roi
arrivé devant Troyes, les troupes virent qu'elles n'avaient
pas de vivres ; elles étaient au désespoir, et presque prêtes à se retirer ; Jeanne dit alors au roi de n'avoir aucune hésitation, et le lendemain il obtiendrait la ville. Jeanne prit
donc son étendard, suivie par beaucoup d'hommes de pied,
et elle ordonna que chacun fît des fagots, pour combler les
fossés. Ils en firent beaucoup, et le lendemain Jeanne cria : « A l'assaut », en feignant de placer des fagots dans les fossés.
Voyant cela, les citoyens de Troyes, craignant l'assaut,
envoyèrent quelqu'un pour négocier une capitulation avec
le roi. Un accommodement fut alors conclu avec les citoyens
et le roi entra dans la ville de Troyes en grand apparat,
Jeanne portant son étendard près du roi.
Le témoin déclare que peu après le roi sortit de Troyes
avec son armée, et se dirigea vers Châlons, puis Reims ; or,
comme le roi craignait d'avoir peut-être une résistance à Reims, Jeanne lui dit : « Ne craignez rien, car les bourgeois
de la ville de Reims viendront à votre rencontre » ; et avant
que les troupes eussent approché de la ville, les bourgeois
se rendirent. Le roi en effet avait craint la résistance des
gens de Reims, car il n'avait pas ce qu'on appelle en français
de l'artillerie, ni de machines pour le siège, si les Rémois
avaient été rebelles. Et Jeanne disait au roi de procéder
hardiment, et de ne s'inquiéter de rien, car, s'il procédait
courageusement, il recouvrerait tout son royaume.
Le témoin dit en outre croire que Jeanne fut envoyée
par Dieu, car elle faisait les œuvres de Dieu, se confessant souvent, recevant le sacrement de l'eucharistie presque
chaque semaine. Dit aussi que, tant qu'elle était armée et à cheval, jamais elle ne descendait de cheval pour des besoins
naturels ; et tous les hommes d'armes admiraient comment
elle pouvait aussi longtemps rester à cheval. Ne sait rien
d'autre.
Nobilis et scientificus vir dominus Simon Charles,
domini nostri regis in sua Camera compotorum præsidens, ætatis LX annorum, vel circiter, testis productus,
receptus, juratus et examinatus anno et die
prædictis,
Et primo, interrogatus quid ipse sciat deponere seu
attestari de contentis in I., II., III. et IV. articulis articulorum
in hac causa productorum : dicit et deponit,
ejus medio juramento, se scire solum ea quæ sequuntur : videlicet quod, anno quod ipsa Johanna venit versus
regem, ipse loquens missus fuerat per regem in
ambaxiata apud Venetias, et circa mensem martii rediit ;
quo tempore audivit dici a Johanne de Metz, qui adduxerat
eamdem Johannam ad regem, quod ipsa erat
versus regem. Et scit loquens quod, dum ipsa Johanna
applicuit apud villam de Chinon, fuit deliberatum in
Consilio si rex audiret eam vel non. Et primo, eam interrogaverunt
ad quid venerat et quid petebat. Licet ipsa
nihil vellet dicere nisi loqueretur regi, fuit tamen compulsa
ex parte regis de dicendo causam suæ legationis,
et dixit quod habebat duo in mandatis ex parte Regis
coelorum : unum videlicet de levando obsidionem
Aurelianensem ; aliud de ducendo regem Remis pro
sua coronatione et consecratione. Quibus auditis, aliqui
de consiliariis regis dicebant quod rex eidem Johannæ nullam adhibere debebat fidem ; et alii quod,
ex quo dicebat semissam a Deo et quod aliqua habebat
loqui cum rege, quod rex ad minus eam audire debebat.
Tamen rex voluit quod per clericos et ecclesiasticos
viros prius examinaretur ; quod et factum fuit. Et tandem,
licet cum difficultate, fuit appunctuatum quod rex
eam audiret. Et dum intravit castrum de Chinon ad veniendum
coram rege, adhuc rex, de consilio majorum
suæ curiæ, dubitavit loqui cumea, donec eidem regi
fuerit delatum quod Robertus de Baudricuria scripserat
regi quod sibi miserat quamdam mulierem, et adducta
fuerat per patriam inimicorum regis et quasi miraculose
transiverat multa flumina ad vadum, ut
perduceretur ad regem. Et ob hoc rex fuit motus ad
eam audiendum, et eidem Johannæ fuit data audientia.
Et dum rex scivit eam venturam, se traxit ad partem extra alios ; ipsa tamen Johanna bene cognovit eum et
ei reverentiam exhibuit, quæ per longum spatium locuta
fuit cum rege. Et ea audita, rex videbatur esse
gaudens. Et deinde rex nolens adhuc aliquid facere nisi
a gentibus ecclesiasticis haberet consilium, misit iterum
eamdem Johannam ad villam Pictavensem, ut ibidem
examinaretur per clericos universitalis Pictavensis ; et
postquam rex scivit eam examinatam, et quod relatum
sibi fuit quod in ea non inveniebatur nisi bonum, rex
fecit sibi fieri arma et tradidit sibi gentes ; habuitque
ordinationem circa factum guerræ.
Et dicit ipse loquens quod ipsa Johanna erat multum
simplex in omnibus suis agendis, excepto in facto
guerræ, in quo erat quam plurimum experta. Et audivit
ipse loquens ex ore regis multa bona verba de eadem
Johanna, et hoc fuit in Sancto-Benedicto supra Ligerim
: in quo loco rex habuit pietatem de ea et de poena
quam portabat et præcepit sibi quod quiesceret. Et
tunc ipsa Johanna dixit regi lacrimando quod non dubitaret
et quod obtineret totum regnum suum, et quod
in brevi coronaretur. Et dicit quod multum increpabat
homines armorum quum videbat eisdem aliquid
facere quod sibi videbatur non faciendum.
De his autem quæ facta fuerunt Aurelianis, nihil
scit, nisi ex auditu, quia non fuit præsens ; sed unum
audivit dici domino de Gaucourt, dum ipsa erat Aurelianis,
et conclusum fuisset per gentes qui habebant
onus gentium regis, quod non videbatur bonum quod
fieret aliqua invasio seu insultus, die qua fuit capta
bastilia Augustinensium, et fuit commissus ipse dominus
de Gaucourt ad custodiendum portas ne aliquis
exiret portam : ipsa tamen Johanna de hoc non fuit contenta ; imo fuit opinionis quod armati debebant
exire cum gentibus villæ et ire ad insultum ad dictam
bastiliam, et hujusmodi opinionis fuerunt multi armati
et homines de villa ; dixitque eadem Johanna eidem domino
de Gaucourt quod erat unus malus homo, dicendo
eidem : « Velitis, nolitis, armati venient, et obtinebunt prout alias obtinuerunt. » Et contra voluntatem
ipsius domini de Gaucourt exiverunt armati villam
tenentes, et iverunt ad insultum ad invadendum
dictam bastiliam Augustinensium, quam ceperunt vi
et violentia. Et, prout audivit dici ab eodem domino
de Gaucourt, ipse fuit in maximo periculo.
Dicit ulterius quod ipsa Johanna fuit cum rege usque
ad villam Trecensem, per quam transire volebat
rex ad eundum Remis pro sua coronatione habenda ; et
rege exsistente ante prædictam villam Trecensem, et
quum armati viderent quod non habebant victualia
aliqua, et sic erant in desperatione et quasi recessu,
ipsa Johanna dixit regi quod non dubitaret de aliquo et
quod in crastino obtineret civitatem. Et tunc ipsa Johanna
accepit vexillum suum, et eam sequebantur multi
homines pedites, quibus præcepit quod quilibet faceret
fasciculos ad replendum fossata. Qui multos fecerunt,
et in crastinum ipsa Johanna clamavit : « Ad insultum ! »
fingens ponere fasciculos in fossatis. Et hoc videntes
cives Trecenses, timentes hujusmodi insultum, miserunt
ad regem ad tractandum de compositione habenda cum
rege. Et fuit facta compositio per regem cum civibus,
et intravit rex villam Trecensem cum magno apparatu,
ipsa Johanna portante vexillum suum prope regem.
Et dicit quod paulo post rex cum sua armata exivit
villam Trecensem, et ivit versus Catalaumum et deinde
Remis ; et quum rex dubitaret ne forte haberet resistentiam
Remis, ipsa Johanna dixit regi : « Nolite dubitare, quia burgenses villæ Remensis venient vobis obviam ; »
et quod, antequam appropinquaret civitatem Remensem,
burgenses se redderent. Et timebat rex resistentiam
illorum de Remis quia non habebat artillerie, gallice,
nec machinas ad ponendum obsidionem, si fuissent
rebelles. Dicebat enim ipsa Johanna regi quod audacter
procederet et quod de nullo dubitaret, quia, si vellet
procedere viriliter, totum regnum suum obtineret.
Dicit insuper ipse loquens quod credit quod a Deo
venit, quia faciebat opera Dei, sæpe confitendo, sacramentum
Eucharistiæ recipiendo quasi qualibet septimana.
Dicit insuper ipse loquens quod, dum erat in
armis et eques, nunquam descendebat de equo pro necessariis
naturæ ; et mirabantur omne armati quomodo
poterat tantum stare supra equum. Nec aliud scit.
Sources
:
- Texte original latin : Quicherat - Procès t.III p.112 et suiv.
- Traduction: source Pierre Duparc, t.IV,
Notes de Quicherat :
1. Il n'était que maître des requêtes en 1429.
Remarques J.B.J. Ayroles :
La déposition d'un personnage de si haute autorité que Simon Charles est remarquable à plusieurs points de vue.
Elle exclut, ce semble, toute entente préalable entre la cour et la Pucelle avant le départ de Vaucouleurs. Jeanne est arrivée sans être attendue, ni par le roi, ni par son entourage.
Le président de la Cour des comptes insinue discrètement ce que la chronique de La Pucelle et presque tous les chroniqueurs, disent plus explicitement. La Libératrice a été contrariée par la jalousie des capitaines. Elle a trouvé son appui dans le peuple, et dans les hommes d'armes de l'armée royale, qui la suivaient malgré les capitaines. C'est patent dans le fait rapporté par Simon Charles. Le fait se passa, non pas le jour de la prise des Augustins,
vendredi 6, mais le lendemain, le matin de la journée décisive de la
prise des Tourelles. L'élan de la multitude finit par entraîner les
chefs.
La reddition miraculeuse de Troyes, le rôle de la Pucelle dans cette soumission, que les historiens modernes dissimulent, reçoit et recevra encore une nouvelle confirmation.
Le caractère fluctuant de Charles VII se manifeste constamment. Il hésite pour donner une première audience à la jeune fille, et cela jusqu'au dernier moment; il hésite à Saint-Benoit-sur-Loire, le lendemain de la victoire de Patay: il hésite après la reddition de Troyes et craint la résistance de Reims. La Vierge doit le traîner jusqu'à la basilique du
sacre.
|