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Procès
de réhabilitation
L'enquête
de 1450 |
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l s'était écoulé déjà près
de vingt années depuis le supplice de l'héroïne
qui avait servi Charles VII avec tant de coeur, lorsque ce monarque
fit entendre pour la première fois une parole de protestation
!
S'il est vrai que la réhabilitation de Jeanne
d'Arc soit "l'un des actes qui honorent le plus son règne"
(1), cette tardive réparation
a servi de thème à des accusations nombreuses et à
des critiques qu'il est difficile d'écarter absolument.
De nombreux historiens ont relevé l'attitude
indifférente du roi pendant les vingt années qui précédèrent
le relèvement définitif de son autorité en
France. Lorsqu'il se décida enfin à donner un souvenir
à la suppliciée du Vieux-Marché, il n'aurait
obéi, d'après Quicherat, qu'à la préoccupation
toute personnelle de se laver du reproche d'avoir été
conduit au sacre de Reims par une hérétique (2).
Peut-être aussi voulut-il jeter un voile sur ses trahisons
envers la Pucelle.
On a combattu ces assertions, d'autre part, en faisant
remarquer que Charles VII ne pouvait entreprendre utilement la révision
du procès de Jeanne avant d'avoir repris Paris où
l'Université avait joué un rôle si important,
ni avant d'être rentré à Rouen, théâtre
de la condamnation et du supplice. Il fallait aussi que les circonstances
politiques permissent d'obtenir l'agrément du Saint-Siège,
seule autorité compétente pour réviser une
sentence rendue par des juges ecclésiastiques.
Malgré la justesse de ces observations générales,
on reste néanmoins frappé de ce que, la première
pensée du roi, après les fêtes brillantes qui
signalèrent la libération de Rouen, ne parut pas être
pour la victime dont il retrouvait là, plus que partout ailleurs,
l'émouvant et douloureux souvenir.
C'était à Rouen, pourtant, qu'il pouvait
entendre les témoins de la passion et du martyre, et voir
les pièces du juridique assassinat, suivant l'expression
du Père Ayroles. C'était là aussi qu'on avait
voulu "le frapper lui-même à travers la victime
du Vieux-Marché".
Cependant plusieurs mois s'écoulèrent,
en fait, avant qu'il manifestât une velléité
de révision. Ce fut seulement le 15 février 1450,
quelques jours après la mort d'Agnès Sorel, coïncidence
assez curieuse, qu'étant rentré à Rouen, il
donna des lettres de commission à Guillaume Bouillé
(2), universitaire de Paris, pour instruire
la cause.
Dans ces lettres, datées de Rouen, et rédigées
en Français, le Roi s'exprimait ainsi :
"CHARLES, par la grâce
de Dieu, roy de France, à nostre amé et féal
conseiller, maistre Guillaume Bouillé, docteur en théologie,
salut et dilection. Comme jà pieçà Jehanne
la Pucelle eust été prinse et appréhendée
par nos anciens ennemis et adversaires, les Anglois, et amenée
en ceste ville de Rouen, contre laquelle ilz eussent fait faire
tel quel procez, par certaines personnes à ce commis et députez
par eulx ; en faisant lequel procez, ilz eussent et ayent fait et
commis plusieurs faultes et abbus, et tellement que moyennant ledit
procezet la grant haine que nos [ditz] ennemis avoient contre elle,
la firent morir iniquement et contre raison, très cruellement
; et pour ce que nous voulons savoir la vérité dudit
procez, et la manière comment il a esté déduit
et procédé : vous mandons et commandons, et expressément
enjoingnons que vous vous enquerez et informez bien et diligentement
de [et] sur ce que dit est, et l'informacion par vous sur ce faicte,
apportez ou envoyez stablement close et scellée par devers
nous et les gens de notre Grant Conseil ; et avec ce, tous ceulx
que vous saurez qui auront aucunes escriptures, procez, ou autres
choses touchant la matière, contraignez les par toutes voyes
deues et que verrez estre à faire , à les vous bailler
pour les nous apporter ou envoyer, pour pourveoir sur ce ainsi que
verrons estre à faire et qu'il appartiendra par raison ;
[car] de ce faire vous donnons pouvoir, commission et mandement
especial par ces présentes. Si mandons et commandons à
tous nos officiers, justiciers et subgetz, que à vous et
à vos commis et députez, en ce faisant, ilz obéissent
et entendent diligemment.
Donné à Rouen, le quinziesme jour de février,
l'an de grâce mil quatre cens quarante neuf (1),
et de nostre règne le vingt huictiesme.
Sic signatum : Par le Roy, à la relacion du Grant Conseil,
Daniel (3).
Guillaume Bouillé, recteur de l'Université
de Paris en 1439, doyen de la cathédrale de Noyon, docteur
en théologie, avait le titre de conseiller, dont Charles
VII honorait les personnages de mérite.
C'était un universitaire qui était appelé
ainsi à réviser l'oeuvre inspirée et en grande
partie dirigée par les universitaires. Nous sommes au début
de la solemnelle enquête qui conservera à la postérité
les traits de cette merveilleuse figure de la Pucelle, "enquête
la plus vaste et la plus consciencieuse dont un personnage historique
ait été l'objet" (4)
Guillaume Bouillé se mit à l'oeuvre et dès
le 4 et 5 mars 1450, il procédait à l'interrogatoire des sept témoins dont les noms suivent :
Frères Jean Toutmouillé, docteur en théologie
; Ysambart de La Pierre, l'un des principaux assesseurs du procès
; Martin Ladvenu "espécial confesseur et conducteur
de la Pucelle en ses derniers jours ; Guillaume Duval, docteur en
théologie ; Guillaume Manchon, greffier au procès
de Jeanne d'Arc, alors curé de St Nicolas de Rouen ; Jean
Massieu, devenu curé de Saint-Candé-le-Vieil, jadis
doyen de la chrétienté, appariteur au procès
de condamnation et enfin, Jean Beaupère, docteur en théologie,
l'un de ceux qui avaient joué un rôle considérable
dans la procèdure de Pierre Cauchon.
Ces témoins étaient assurément
d'une haute importance pour la direction à donner au procès
de révision. On a cependant reproché à Bouillé
d'avoir dispensé certains témoins de comparaître,
et d'en avoir systématiquement écarté d'autres
qui auraient pu déposer de faits importants. Bien plus, on
aurait mutilé et supprimé des dépositions.
Quicherat, l'éminent vulgarisateur des procès de condamnation
et de réhabilitation, a même porté ce jugement
sévère : "Si nous savons la vérité
sur l'opinion que Jeanne avait de sa mission, si aucune partie essentielle
ne nous échappe plus aujourd'hui, ce n'est point grâce
au procès de réhabilitation, c'est malgré le
procès !" (5)
Ces appréciations paraissent excessives et passionnées.
Sont-elles erronées et absolument injustes ? Nombre d'auteurs
ont essayé de le démontrer.
Sans prendre parti dans cette querelle de savants, d'écoles
et de tendances si opposées, et tout en reconnaissant, avec
le Père Ayroles, que c'est à l'église romaine
qu'on doit les cent-huit dépositions qui ont restitué
la véritable physionomie de la Pucelle, surtout au
point de vue théologique, nous ne pouvons oublier que nous
avons bien souvent relevé des inexactitudes flagrantes chez
plusieurs des principaux témoins du procès de révision (6).
En outre, il est indiscutable que l'on n'entendit pas
alors Raoul Roussel, qui avait pris une part fort active à
la condamnation de Jeanne, et que sa qualité d'archevêque
de Rouen plaçait dans une situation des plus fausses. On
n'entendit pas davantage le vice-inquisiteur, Jean Lemaître,
qui était resté
à Rouen avec ce titre et aussi comme prieur des Jacobins.
Sans doute ces personnages parurent trop intéressés
dans l'affaire (7) ; mais on ne peut
que regretter vivement, avec M. de Beaurepaire, les motifs
de crainte ou de discrétion qui les écartèrent
de la procédure dans laquelle Beaupère était
appelé. Il nous semble que le vice-inquisiteur qui, finalement,
avait fait taire ses premiers scrupules et avait assumé une
si grave responsabilité, aurait dû être pris
à partie. Il eût été intéressant,
dans tous les cas, de l'interpeller sur les errements irréguliers
du procès de 1431, et de connaitre son opinion, en consignant
régulièrement ses réponses.
Quoi qu'il en soit, et ces réserves faites, il
faut reconnaitre que les sept témoins entendus par Bouillé
ouvraient avec éclat le défilé des nombreux
personnages qui allaient témoigner tour à tour, en
présence des contemporains de la Pucelle, de son patriotisme,
de son orthodoxie et de ses merveilleux exploits !
Ces dépositions, rédigées en Français
et faites avec toute latitude, mirent en lumière l'esprit
de haine et de vengeance perverse qui avait animé ses juges (8), leur intention de porter atteinte
à l'honneur du Roi ; les outrages et les traitements barbares
infligés à la victime ; l'acharnement de l'évêque
de Beauvais ; les menaces proférées contre quelques
assesseurs plus humains ; les manoeuvres du chanoine Loyseleur ;
les irrégularités et nullités de la procédure
; le caractère subtil et cauteleux des interrogatoires
; la véhémente protestation de Jeanne au cimetière
de Saint-Ouen ; enfin sa mort admirable et l'émotion du peuple
qui en avait été témoin !
N'était-ce pas en substance tout le procès
de Réhabilitation, et Bouillé n'avait-il pas réuni
toutes les preuves nécessaires pour obtenir le concours de
la papauté à cette oeuvre de justice et de réparation
?
Pourtant, la cour de Rome, circonvenue par la diplomatie
anglaise si prompte autrefois à égarer l'opinion
en Europe, ne se montra pas disposée alors à suivre
Charles VII dans cette première tentative. Il fut payé
à "maistre Guillaume Bouillé, maître en
théologie et doyen de Noion, la somme de cent livres tournois,
à lui ordonnée..., que le roy nostre sire lui a
donné pour vacquer et besoigner en aucunes choses touchant
le fait de feue Jehanne la Pucelle que les Anglais firent ardoir
à Rouen" (9); mais l'information
à laquelle il avait procédé n'eut pas de suite
immédiate, et le procès de Réhabilitation ne
devait aboutir qu'en 1455.
L'intervention de Charles VII ne pouvait que créer
des difficultés politiques et, comme l'a dit justement M.Wallon,
ce procès qui avait été fait par l'Église
ne devait être aboli que par elle (10).
Auditions de 1450 :
- Ysambard de la Pierre
- Jean Toutmouillé
-
Martin Lavenu
- Guillaume Duval
- Guillaume Manchon
- Jean Massieu
- Jean Beaupère.
Source
: "Jeanne d'Arc et la Normandie au XV° siècle"
- Albert Sarrazin - 1896.
Jules Quicherat - Procès t.II.
Notes :
1 1450 dans le calendrier
actuel.
2 Guillaume Bouillé fut d'abord proviseur du collège
de Beauvais à Paris, procureur de la nation de France (1434
et 1437), puis recteur de l'Université (1439). S'étant
livré ensuite à la théologie, il se distingua
dans cette faculté ; et en obtint le décanat. Doyen
de la cathédrale de Noyon, doyen de Saint-Florent de Roye,
et chapelain de Saint-Cuthbert aux Mathurins de Paris, il fut
créé membre du Grand-Conseil par Charles VII, qui
le chargea en cette qualité d'une ambassade à Rome.
Le premier mémoire écrit contre la validité
du jugement de Pierre Cauchon, est de lui. On trouvera un extrait
de cet ouvrage au chap. VIII de la procédure, et l'on verra,
d'après le préambule, qu'il a dû être
composé avant la délivrance des pouvoirs énoncés
dans la présente commission : Guillaume Bouillé
paraitra plus d'une fois comme témoin dans le procès
de réhabilitation, qu'il suivit avec autant d'assiduité
que le lui permirent ses occupations nombreuses, et la discorde
de l'Université et des Mendiants, pendant laquelle il eut
à plaider plusieurs fois au parlement de Paris. En 1466,
il renonça à ses bénéfices. En 1473,
on le trouve mentionné dans l'ordonnance de Louis XI contre
les Nominalistes. Enfin, il mourut en 1476, ayant prescrit à
ses exécuteurs testamentaires de l'inhumer à Noyon
sans pompe et sans monument. (DUBOULAY, Hist. univ. Paris., t.
V, p. 441, 601, 875, 921. - Gallia Chrisliana, t. IX, col. 1035.
- Ordonnances des rois de France, t. XVII , p. 609.)
3 Edmond Richer ajoute à la copie qu'il donne de cette
pièce : "Avec paraphe et scellé de cire jaune
sur simple queue ; et sur ledit sceau, couvert de parchemin, est
escrit : "Mandatum regis ad Guillelmum Bouillé,
decanum a Noviomensem super informacione facienda de processu
alias facto contra Johannam dictam la Pucelle. (Manuscrit Fontanieu).
4 Du Fresne de Beaucourt, t.V, p.359.
5 Quicherat - Aperçus nouveaux p.149, 150, 154.
6 Nous ajouterons à notre tour que cela parait bien normal
vingt-cinq ans après les faits ! (ndlr)
7 De Beaurepaire, "Notes sur les juges et les assesseurs...",
p.26
8 Quicherat, Procès, t.II p.1 à 21
9 Manuscrit du XV° siècle contenant un fragment des
comptes des sommes payées par
le Trésor Royal, vendu à la salle Drouot en 1894.
10 NDLR : Paul Doncoeur fait remarquer avec exactitude que cette enquête de 1450 a soit été stoppée, soit ce qui nous est parvenu est incomplet car les 7 auditions sont réalisées en 2 jours puis... un arrêt brutal sans aucune justification écrite (Paul Doncoeur - Documents et recherches sur la Pucelle - t.III).
Le notaire qui assiste Guillaume Bouillé en 1450 est Compaing Votes, notaire qui reparaitra dans l'enquête de 1452.
Quicherat dans son tome II a suivi l'édition de L'Averdy (ms de Soubise) qui est fautive sur plusieurs points.
Paul Doncœur se sert à juste titre de la rédaction primitive datant de la fin du XV° siècle de la "Relation sommaire des deux procès". L'auteur de cette récapitulation inestimable est inconnu (Paul Doncœur - Documents et recherches sur la Pucelle - Tome III). L'original des 4 premières dépositions y est en latin.
Edmond Richer (1560-1631), dans son "Histoire de la Pucelle d'Orléans", qui a vu et lu cette enquête de G. Bouillé malheureusement ne la reproduit pas !
Pierre Duparc n'a pas repris cette enquête de 1450 dans son procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc - tomes I & II.
Ajoutons qu'il ne fait pas de doute que le souci de Charles VII est plus de réhabiliter son propre honneur que de réhabiliter la mémoire de celle qui lui a sauvé son royaume. Ni Bouillé lui-même, dans son codicille, ni le Cardinal d'Estouteville en 1452, ne s'en cachent. Il ne faut pas que l'on puisse reprocher au Roi de devoir son royaume à une hérétique !
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