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Procès
de condamnation
Les
abbés normands. |
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es
Anglais eurent grand soin d'engager dans le procès les principales
abbayes de la Normandie. Nous allons voir associés à
cette oeuvre néfaste les chefs de ces puissantes maisons
plus que féodales, dont plusieurs portaient la crosse et
la mitre, ce qui les rendait indépendants des évêques
avec lesquels ils marchaient de pair.
Mais il faut remarquer que si le gouvernement anglais
manda exprès à Rouen les docteurs de l'Université
de Paris, dont le rôle devait être prépondérant,
les autres assesseurs ne furent pas appelés spécialement
des divers points de la Normandie, comme on le croit généralement.
Ils furent choisis parce qu'ils résidaient à Rouen
au moment du procès. Plusieurs n'étaient d'ailleurs,
que les chefs nominaux de leurs communautés. Plus ou moins
inféodés aux intérêts anglais, ils avaient
élu domicile dans cette ville, devenue le centre politique
de la domination étrangère, et on ne peut guère
les considérer comme les représentants sincères
de leurs abbayes, dont ils avaient été repoussés
pour la plupart.
1. L'Abbaye du Mont-Saint-Michel.
L'abbé du Mont-Saint-Michel, Robert JOLIVET,
est, de tous les abbés normands, celui dont la trahison froisse
le plus le sentiment patriotique. Il était né à
Montpinchon, dans le diocèse de Coutances, et avait succédé
à Pierre Le Roy comme abbé et capitaine du Mont-Saint-Michel.
Il était instruit dans les sciences et habile dans
les affaires. Malgré l'inconstance de son caractère
et son amour des grandeurs, il avait paru d'abord aimer son moustier,
et désireux de le conserver au roi légitime. II y
resta jusqu'en 1419, et y fit exécuter de grands travaux
de fortifications, afin de protéger les maisons bâties
en dehors des anciens remparts (1).
Il a signé alors, pour ainsi dire, l'œuvre considérable
qu'il avait entreprise et menée à bonne fin. On voit
encore, en effet, son écusson dans une niche pratiquée
sur la courtine du mur d'enceinte. Ce fut lui également qui
donna des armoiries au monastère.
Bientôt survint le désastre d'Azincourt
et les Anglais s'emparaient de la Basse-Normandie.
Le Mont-Saint-Michel, lieu de pèlerinage fameux, rendez-vous
de l'Europe entière, fut défendu par une poignée
de Bretons et de Normands, sous les ordres de Jean Gonnault, de
Jean d'Harcourt, puis de Louis d'Estouteville, parent du cardinal
de ce nom, qui devait contribuer à la réhabilitation
de Jeanne d'Arc. Il échappa à la domination anglaise,
grâce au courage de ses héroïques défenseurs.
Les Anglais s'étaient établis fortement
à Tombelaine, et l'accès du mont était difficile
depuis qu'ils avaient occupé toute la contrée et que
leur flotte surveillait le golfe. Ce fut alors, et pendant que les
religieux et chevaliers, fidèles à leur patrie, repoussaient
victorieusement les efforts de vingt mille Anglais, que survint
la honteuse défection de Robert Jolivet. Oubliant son double
titre de capitaine et d'abbé, ce traître déserta
le poste d'honneur qui lui était confié et accepta
les faveurs de l'ennemi, semblable à tant de prélats
qui jurèrent alors obéissance à Henri V.
Le 9 mai 1419, il avait obtenu un sauf-conduit pour
venir, en compagnie de vingt personnes, trouver le conquérant.
Après avoir rempli quelques missions pour Bedford, il fut
nommé son chancelier et garde de son privé scel, aux
gages de deux nobles par jour, le 4 février 1423. Il assistait,
en cette même année, aux Etats de Normandie, comme
commissaire du roi d'Angleterre, puis il était envoyé
aux basses marches de Normandie pour faire mettre le siège
devant ce mont qu'il aurait dû défendre (1423 et 1425).
Malgré cette trahison, Jolivet n'en conservait
pas moins le titre d'abbé et la
jouissance des revenus de l'abbaye !
Le pape avait confié la direction des religieux
au prieur Jean Gonnault, nommé vicaire-général.
De son côté, le dauphin avait placé à
la tête de la garnison son "très chier cousin
Jean d'Harcourt, comte d'Aumale" dont le dicton était
"Fugat angelus anglos" c'est à dire "L'ange
met les Anglais en fuite".
Pendant ce temps, l'abbé infidèle s'occupait
activement de toutes les affaires importantes
qui concernaient les Anglais : tentatives pour prendre le Mont-Saint-Michel
(1425) et les villes d'Abbeville, de Rue, du Crotoy ; démarches
pour la construction d'un château à Harfleur ; pour
le fait du siège d'Orléans (1428-1429) ; pour le couronnement
du roi Henri VI à Paris (1431), etc...
Robert Jolivet résidait à Rouen depuis
longtemps déjà, lorsque s'ouvrit le procès
de la Pucelle. Il n'intervint qu'à la fin de ce procès,
à la séance du 24 mai, le jour de l'abjuration.
Lui et son frère Jean Jolivet, archidiacre d'Avranches,
chanoine de Bayeux et de Coutances, achetèrent, en 1437,
sur la paroisse de Saint-Gervais de Rouen, de Pierre Poolin, sieur
de Posville, un manoir avec colombier, viviers et fontaine, qu'ils
revendirent, en 144o, à Edmond de Beaufort, comte de Dorset,
pour quatre cents saluts d'or, avec une haquenée valant cent
saluts d'or, en se réservant l'usage du jardin et certains
droits au colombier et aux viviers.
En sa qualité d'abbé du Mont-Saint-Michel,
Jolivet avait le patronage de l'Église Saint Michel de Rouen,
située près du Vieux-Marché. Il y fonda une
messe par semaine,ainsi qu'un obit (2)
par an (1442). Il fonda également une messe du Saint-Esprit
à la cathédrale de Rouen, le 16 février 1442.
Il mourut le 17 juillet 1444, et fut enterré dans
cette église Saint-Michel de
Rouen qui se trouvait à quelques pas du lieu où Jeanne
d'Arc avait été brûlée. Au siècle
dernier, on voyait encore son tombeau dans une chapelle de l'église.
Si Robert Jolivet avait pu recueillir le fruit de sa trahison,
il avait encouru, d'autre part, la réprobation de son parti.
On l'avait déclaré coupable de lèse-majesté,
et Charles VII avait distribué tous les biens qu'il avait
acquis en Normandie ou ailleurs, aux religieux du Mont-Saint-Michel
qui étaient restés fidèles à la cause
légitime (25 juillet 1432).
2. L'Abbaye de Fécamp, au diocèse de Rouen.
Gilles de DUREMORT, docteur et professeur en théologie,
d'abord abbé de Beaupré, avait été nommé
à l'abbaye de Fécamp en 1423, en remplacement de l'abbé
Estoud d'Estouteville.
L'abbaye de Fécamp était alors aussi ancienne
que célèbre et prétendait dominer toutes les
autres. Elle ne devait plus tard céder le pas qu'à
l'abbaye de Saint-Ouen, dans toute la Normandie.
Dès 1420, nous voyons Henri VI favoriser ses
religieux (3). Le chef de cette illustre
maison appartenait corps et âme aux Anglais. Ami de Cauchon
et conseiller du roi d'Angleterre, il fut l'un des principaux meneurs
du procès de la Pucelle. Au sein du Grand-Conseil, il avait
pris part aux négociations relatives à son achat à
prix d'or. Il fut ensuite associé à l'organisation
du tribunal (séance
intime du 9 janvier) Depuis, il assista à presque toutes
les séances, et l'huissier Massieu le désigne comme
l'un des plus acharnés.
Gilles de Duremort résidait habituellement à
Rouen, où son abbaye possédait un hôtel des
plus considérables, l'hôtel de Fécamp, dont
faisait autrefois partie l'église Saint-Pierre-le-Portier.
Le dessin de Le Lieur ci-dessus révèle que cet hôtel
et l'église étaient en fort mauvais état en
1525 ; aussi dut-on y exécuter des réparations importantes
en 1531 et 1533.
L'abbé de Fécamp habitait de préférence,
à Rouen, un hôtel situé sur la paroisse SaintVincent
(4).
L'abbaye possédait aussi un vaste territoire,
soumis à sa juridiction exclusive, l'exemption de Saint-Gervais,
ce qui donnait en réalité à l'abbé le
rang d'évêque, puisque, placé en dehors de toute
juridiction de l'archevêché, cette exemption avait
son officialité qui dépendait uniquement de l'abbaye
de Fécamp.
A peine investi de ses fonctions, Gilles de Duremort
avait été envoyé en mission successivement
auprès du duc de Glocester et du duc de Suffolk par les ducs
de Bedford et de Bourgogne (octobre 1424).
En 1426, il n'avait point encore "peu savoir
ne avoir déclaracion des possessions que l'église
de Fescamp avoit et tenoit", et Henri VI lui accordait
un répit d'un an pour bailler le dénombrement de son
abbaye. Ce compte n'était pas encore vérifié
en 1431, parce que les gens du roi n'osaient "bonnement
aler ne converser ès lieux et places où leurs terres
et seigneuries sont assises, pour doubte des brigans, ennemis et
adversaires." Nommé conseiller du roi
aux appointements de mille livres, il prêta serment en cette
qualité en 1428. Il fut encore député en Angleterre
en 1429, Henri VI le chargea aussi, avec Raoul Roussel et Jean de
Rinel, de négocier la paix avec le roi de France, en 1438.
L'année même du procès de la Pucelle,
le clergé diocésain, réuni à l'archevêché
le 5 mars, le désigna avec plusieurs autres, tous assesseurs
au procès de Jeanne d'Arc, pour s'occuper de l'ambassade
au Concile de Bâle.
En récompense des services rendus par lui à
la cause des Anglais, il fut nommé évêque
de Coutances, en 1439, et prêta serment à l'Église
de Rouen, le 28 juillet 144o. C'est en cette qualité qu'il
réclama Guillaume d'Auberive, incarcéré au
château d'Hambie par ordre du duc de Sommerset, pour crime
de lèse-majesté. Il obtint que le prisonnier lui fût
livré et que son procès fût fait à Rouen,
où le retenaient la maladie et ses occupations. Ce double
motif l'amena sans doute à se décharger, sur cinq
commissaires, de l'examen de cette grave affaire.
Il mourut à Rouen, subitement ou après
une courte maladie, en 1444. On l'inhuma dans l'église du
prieuré de Saint-Lô de cette ville, où il avait,
comme ses prédécesseurs, exercé plusieurs fois
les fonctions épiscopales.
Jean de BOUESGUE, maître en théologie,
prieur claustral, aumônier de l'abbaye de Fécamp, et
chapelain d'honneur du pape dès 1416, fut également
appelé et siégea au procès de la Pucelle.
Il avait été chargé de s'entendre,
de concert avec Adam Auffroy, prieur de Saint-Gervais de Rouen,
avec l'évêque de Chester, chancelier en Normandie,
pour les biens que l'abbaye de Fécamp possédait en
Angleterre.
Il semble avoir joui d'une médiocre estime comme
religieux et comme administrateur. En 1408, il fut poursuivi devant
l'Official de Paris par Estoud d'Estouteville pour la mauvaise administration
de son abbaye et le peu de soins qu'il prenait des pauvres et des
lépreux.
Dans son adhésion aux douze articles, Jean de
Bouesgue se qualifie : "Docteur en Théologie de l'Université
de Paris depuis vingt-cinq ans et aumônier du vénérable
monastère de Fécamp." Il estime que Jeanne
doit être considérée comme schismatique, hérétique...
"qu'elle soit donc punie, et qu'il en soit fait justice
pour l'honneur de Dieu et exaltation de la foi."
3. L'Abbaye de Jumièges, au diocèse de Rouen.
Nicolas LEROUX, cet abbé appartenait à une
famille noble de Rouen, et était entré à Jumièges
vers 1395. Reçu docteur en décret, en 1411, il fut
nommé, à la même époque, abbé
de la Croix-Saint-Leufroy, puis abbé de Jumièges en
1418 à la mort de Simon du Bosc. Il prêta serment de
fidélité au roi d'Angleterre le 14 août 1419,
et se mit en mesure d'acquitter, avec des deniers empruntés
de ses amis, la somme de deux mille trois cents florins d'or à
laquelle l'abbaye de Jumièges était taxée envers
le pape ; mais cette somme fut perdue pour le nouvel abbé
par une odieuse friponnerie du prévôt de Paris, qui
s'empara même des biens du précédent abbé.
Nicolas Leroux devait subir d'autres pertes considérables.
Lorsqu'en 1419, Henri V fut devenu maître de Rouen, les religieux,
qui s'étaient réfugiés en leur hôtel
de la rue de la Poterne, furent plus vexés que les autres
et durent acquitter la somme de seize cents francs de la forte monnaie
à laquelle ils avaient été taxés. Ils
durent vendre des vases d'or et d'argent qu'ils avaient emportés
avec eux. Ils étaient réduits à une telle extrémité
qu'ils manquaient généralement de tout "par
la disette des païsans et autres gens pour cultiver la terre."
Nicolas Leroux dut solliciter du pape des tempéraments
pour le paiement de ses droits. Il obtint aussi de Henri V, roi
d'Angleterre, la confirmation des biens de son abbaye, par lettre
datée de Rouen du 27 mars 1421 (5).
Peu de temps après, la petite communauté
de la rue de la Poterne retourna à Jumièges et l'abbé
essaya de mettre ordre aux affaires de la maison, "extrêmement
agitée par la tyrannie des Anglois."
Vers cette époque, les religieux ayant été
inquiétés par un moine nommé Guillaume Gombaud,
qui s'était révolté contre l'autorité
de l'abbé et essayait d'ameuter contre lui les habitants
du pays, Nicolas Leroux "se plaignit au commandant des troupes
angloises qui étoient à Rouen et en obtint deux compagnies
de soldats qui se saisirent du moine rebelle et de ses parents,
et les enfermèrent dans les prisons de l'abbaye, d'où
ils ne sortirent que sur les ordres de l'abbé et lorsqu'il
en eut reçu une satisfaction, convenable."
L'auteur de l'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre
de Jumièges qui nous donne ces détails, ajoute que
Dieu suscita alors "la fameuse Jeanne d'Arc, connue sous
le nom de la Pucelle d'Orléans, pour faire lever le siège
de cette ville, faire sacrer le roi Charles à Reims et lui
prédire que les Anglois seroient chassés du royaume.
L'événement confirma la prédiction, etc..."
Il constate
qu'elle fut livrée à la justice séculiére
qui la condamna à être brûlée vive : "tristes
et déplorables effets de la crainte que produisit dans l'esprit
de ses juges la passion des Anglois, encore maîtres de la
province." Enfin il ajoute "L'évêque
de Beauvais, qui avoit des obligations à l'abbé de
Jumièges, pour l'avoir si bien servi dans la procédure
contre Jeanne d'Arc, dont il était le premier moteur"
se chargea d'obtenir pour lui la restitution de la somme de douze
mille livres, dont le prévôt de Paris s'était
emparé après le décès de Simon du Bosc.
On peut voir par ces extraits que le XVIII° siècle n'a
pas honoré Jeanne d'Arc selon ses mérites.
L'éditeur de cette Histoire de l'abbaye relève
comme il convient ce langage du moine historien. "C'est
avec une profonde douleur, dit-il, que nous avons lu les passages
consacrés dans ce livre à notre grande et immortelle
Jeanne d'Arc. L'abbé de Jumièges qui fut un des juges
de la sainte enfant, doit porter la flétrissure de sa coupable
action. Notre auteur cherche en vain à l'excuser par la crainte
que produisit la passion des Anglais, encore maîtres de la
province. Depuis quand la crainte peut-elle justifier un crime ?
Il déplore sans doute le meurtre de Jeanne d'Arc et rend
hommage au caractère surnaturel de sa mission, mais il ne
le fait pas en termes suffisants ; il aurait dû réprouver
hautement et énergiquement la conduite de Nicolas Le Roux
dans le procès de Jeanne, et nous le faisons ici à
sa place, pour décharger notre âme. Comment raconte-t-il
sans indignation que l'évêque de Beauvais avait des
obligations à l'abbé de Jumièges, pour l'avoir
si bien, servi dans le procès de Jeanne d'Arc ?... Les complaisances
que les religieux de Jumièges obtinrent du duc de Bedford
et du roi d'Angleterre sont aussi une tache dans leur histoire.
On cherchera tant qu'on le voudra à atténuer leurs
torts par les moeurs du temps, l'entraînement de l'exemple,
les nécessités de leur situation ; pour nous, nous
n'hésitons pas à leur infliger le blâme qu'ils
méritent : et comme nous éditons ces passages, nous
avons le devoir et le droit d'y joindre notre protestation"
(6)
Il nous plait d'enregistrer cette vigoureuse et patriotique
sortie d'un chanoine rouennais. Mais que dire des autres grands
abbés, car Nicolas Leroux n'a pris, qu'une part secondaire
au procès de
Jeanne ? Son avis écrit nous fait connaître ses véritables
sentiments. Il estima que tout le procès de Jeanne devait
être préalablement déféré à
l'Université de Paris, dont il a toujours désiré
suivre l'opinion dans une affaire si difficile, in tam arduo
negotio. Cet avis porte la trace des hésitations de sa
conscience. C'était, au dire des contemporains, un religieux
de bonne réputation, très ferme "faire observer
la règle et à punir les moindres transgressions"
mais il se laissa dominer par la peur et par l'avis des docteurs
de l'Université.
Nicolas Le Roux tomba malade aussitôt après
le supplice de Jeanne d'Arc. Se croyant près de sa fin, dit
l'historien de l'abbaye, il appela ses religieux, et leur fit présent,
d'une magnifique chape de drap d'or et de sa bibliothèque
composée de plusieurs beaux manuscrits... Sa maladie n'alla
pas aussi vite qu'il l'avait pensé, et ce fut un malheur
pour l'abbaye de Jumièges, qui perdit à ce délai
trente-deux mille francs de ses épargnes et de la succession
de son prédécesseur, que les parents du moribond firent
enlever avec tous les titres et mémoires qui en faisaient
foi, à l'insu des religieux, auxquels ils ne permettaient
pas même de lui parler qu'en leur présence.
Il mourut le 7 juin 1431, dix-huit jours après
le supplice de la Pucelle. On ne trouva à sa mort que mille
sols, dont le prieuré claustral, Gui de Vatetot, se servit
pour lui faire des obsèques magnifiques.
4 . L'Abbaye de Préaux, au diocèse de Lisieux.
Jean MORET, licencié en droit civil et canonique,
était lors du procès de la Pucelle, à la tête
de l'abbaye de Préaux, située au diocèse de
Lisieux près de Pont-Audemer.
Cette abbaye très ancienne, puisque sous Louis
le Débonnaire, saint Ansegise, abbé de Fontenelles,
lui avait légué quinze sous de rente, avait été
détruite lors de l'invasion des Normands.
Ces barbares ayant ensuite adopté la religion
des vaincus, Onfroy de Vieilles, fils de Touroude, avait reconstruit
le monastère sur son propre fonds, vers 1034, sous le patronage
de Saint Pierre, et l'avait généreusement doté.
Il devait lui-même y révêtir plus tard l'habit
religieux et rétablir la paix entre l'abbé et le prieur
d'Ourches.
Tous les grands seigneurs de Normandie, les rois Henri II
d'Angleterre, Philippe-Auguste et saint Louis se montrèrent
successivement généreux envers cette abbaye. Plusieurs
privilèges importants lui avaient même été
accordés par les papes Honorius III, Innocent III et Alexandre
III.
L'abbaye de Préaux avait ce privilège
inouï, qu'aucun habitant de la ville de Pont-Audemer ne pouvait
loger ni clerc, ni religieux, sans la permission de l'abbé.
En outre aucune église ou chapelle ne pouvait être
bâtie dans la ville sans son autorisation !
Au XV° siècle, le monastère avait
été pris par le duc de Bourgogne, qui tenait pour
Charles Le Mauvais, et avait été presque entièrement
brûlé, ainsi que ses tours et ses murailles (1358).
Puis, lors de l'occupation anglaise, les religieux avaient été
obligés de se réfugier à Rouen, dans l'abbaye
de Saint-Ouen ; mais l'abbé Guillaume ayant prêté
serment à Henri V, ce monarque restitua à l'abbaye
tous ses biens qui avaient été confisqués.
C'est dans ces circonstances que Jean Moret avait été
élu. Il dirigea l'abbaye jusqu'en 1431. Rallié au
parti anglais, il siégea assez assidûment au procès
de Jeanne d'Arc et prêta à l'évêque de
Beauvais un concours empressé (7).
On le vit figurant notamment, avec les autres chefs d'abbayes, à
la séance du 24 mai, où Jeanne "abjura"
ses prétendues erreurs, au cimetière de saint-Ouen.
Jean Moret mourut vers 1435.
5- L'abbaye de Mortemer, au diocèse de Rouen.
Guillaume THEROUDE (8), cet abbé,
docteur en théologie, était en 1431 à la tête
de l'abbaye de Mortemer, fondée en 1124 dans le Vexin français,
agrandie ensuite et enrichie par la protection des ducs de Normandie
et par les faveurs de la reine Mathilde. Il avait pris part au Concile
de Constance et s'était entremis dans diverses affaires concernant
Jean, duc de Bourgogne, dont le fils, Philippe, l'avait recommandé
spécialement à Henri V, en 1421.
On le trouve fréquemment à Rouen dans
les années qui précédent le procès de
la Pucelle : à Saint-Candé-le-Vieux pour la vérification
des reliques (1423) ; au past offert à l'Église de
Rouen par Zanon, évêque de Lisieux (1425) ; assistant
en la cathédrale de Rouen l'évêque d'Avranches
avant l'élection du nouvel archevêque, etc...
Le cardinal de la Rochetaillée, qui l'honorait
de sa confiance, l'envoya à Vernon, près de Bedford,
à l'effet d'obtenir la dispense des décimes qui devaient
être levées sur le clergé (1424). On voit que
cet abbé devait jouir d'un réel crédit auprès
des Anglais.
A Mortemer, d'ailleurs, abbé et religieux s'étaient
inclinés devant les envahisseurs et avaient ensuite accepté
leurs faveurs. Tout récemment encore Henri VI venait de se
montrer généreux envers l'abbave. Des lettres datées
de la huitième année de son règne mentionnent
cette libéralité du monarque anglais : "Sachez
que de notre grâce spéciale..., nous avons concédé
à notre bien aimé en Christ l'abbé de Mortemer
et à son monastère
(qui doit sa fondation à nos ancêtres autrefois rois
d'Angleterre et ducs de Normandie, et qui est placé sous
notre patronage) tout le temporel quel qu'il soit, n'ayant appartenu
à ladite abbaye, située dans le duché de Normandie
et dans les autres parties du royaume de France qui nous sont soumises."
L'abbé Théroude ne pouvait refuser son
concours à des maîtres si généreux !
On le vit paraître au procès, dans les phases les plus
graves, c'est-à-dire aux trois séances des 19, 24
et 29 mai 1431.
Le 19 mai, dans la chapelle de l'archevêché,
consulté sur les qualifications à donner aux assertions
contenues dans les douze articles et sur le mode de procédure
qui devait être suivi ultérieurement, il demanda que
Jeanne fût encore une fois avertie, et que "si elle
ne veut obéir, il soit procédé contre elle".
Le 24 mai, il assistait à la séance de
l'abjuration, et le 29 mai il adhérait à l'avis "du
seigneur de Fécamp" qui avait déclaré
Jeanne relapse, ajoutant qu'il convenait de lui lire de nouveau
la cédule contenant ses dernières réponses
en lui rappelant encore une fois la parole de Dieu : "ensuite,
nous, juges, aurons à la déclarer hérétique
et à l'abandonner à la justice séculière,
en priant cette justice d'agir doucement avec elle".
6- Abbaye de Saint-Georges-de-Boscherville, au diocèse
de Rouen.
Jean L'ABBÉ, dit Jean, cette abbaye avait pour chef,
depuis 1417, Jean l'Abbé, dit Jean de Rouen, qui la dirigea
jusqu'en 1444.
Il figurait avec son titre d'abbé de Saint-Georges
en tête des vingt-quatre commissaires qui signèrent
le traité de capitulation de Rouen, en 1419.
Ce monastère, dont on admire encore aujourd'hui
(en 1898) la splendide église abbatiale, a été
pillé comme les autres par suite des guerres : "bellicis
cladibus pervasa fuerant prœdia"
Jean l'Abbé, appelé à siéger
au procès de Jeanne d'Arc, n'intervint qu'au début
et ne prit part qu'aux séances des 24 février et 3
mars 1431. On peut se demander s'il n'aurait pas manifesté
quelque sympathie à l'accusée, et s'il ne serait pas,
pour ce motif, devenu suspect à Cauchon et aux Anglais. On
s'expliquerait ainsi, d'une part, son absence à partir du
3 mars, et d'autre part, la saisie du temporel de son abbaye pratiquée
par les Anglais, sans doute par suite de quelque manifestation hostile
de l'abbé ou de ses religieux.
Quoi qu'il en soit, cette célèbre maison,
si atteinte par les guerres et les malheurs du temps, vit bientôt
renaître l'ordre et le respect de la discipline. En 1450,
après l'expulsion des Anglais, le successeur de Jean l'Abbé
prit des mesures pour alléger les travaux spirituels de ses
moines qui succombaient sous le fardeau des œuvres, oraisons,
suffrages, litanies, etc..., dont la piété des fidèles
les avait chargées. Il put aussi revendiquer les biens de
l'abbaye ravis et dispersés pendant trente-six années
de désordres, et remettre son temporel sur l'ancien pied.
Si la guerre avait eu de pareilles conséquences
pour ces grands établissements, défendus par le prestige
de la foi et l'influence de l'Église, on peut juger des souffrances
du menu peuple et des déprédations que les petits
propriétaires eurent alors à supporter des Anglais
!
7-
Abbaye de la Trinité-du-Mont-Sainte-Catherine de Rouen.
Guillaume DE CONTI, cette abbaye-forteresse, qui couvrait Rouen
du côté de Paris, avait pour chef, en 1431, Guillaume
de Conti. Le monastère avait été fondé
en 1030 par le nom de Sainte-Trinité-du-Mont-de-Rouen, puis
celui de Sainte-Catherine, qui lui fut donné à cause
des reliques de la célèbre martyre d'Alexandrie, dont
la châsse avait été apportée en 1030
par saint Siméon, moine de Sinaï, et placé dans
l'église de l'abbaye. Cette église, détruite
en 1598, était romane et en croix. Une tour carrée
s'élevait au centre ; les voûtes étaient basses,
les fenêtres étroites, les murs épais et ornés
de peintures.
En 1312, Enguerrand de Marigny avait fait construire
un bel escalier de pierre, qui permettait de monter de Rouen à
l'abbaye-citadelle, et dont on devine encore les vestiges dans la
rue du Haut-Mariage (en 1898).
Le monastère était entouré de fortes
murailles garnies de tours, de place en place, et distinctes des
fortifications : Vieux Fort, Nouveau Fort, Fort Montgommery ou Saint-Michel,
qu'on éleva successivement à côté.
Avant la prise de Rouen, en 1419, la forteresse avait
soutenu un siège glorieux contre Henri V, roi d'Angleterre.
L'ennemi était parvenu à franchir ses fossés
par une nuit obscure, et à planter ses échelles contre
les murailles, lorsque la garnison réveillée en sursaut
avait culbuté les assaillants. Ceux-ci s'étaient retranchés
alors entre la forteresse et la ville, dans une redoute qui tenait
les assiégés en échec. Après un siège
régulier d'un mois, pendant lequel l'abbaye fut en partie
ruinée, une capitulation honorable fut accordée aux
Français, qui, néanmoins, durent abandonner à
leurs adversaires toutes leurs richesses, livres, joyaux, ornements
et reliques (9).
L'abbaye était alors dirigée par Guillaume
Lemesle, qui figura six mois aprés parmi les commissaires
chargés de traiter de la reddition de Rouen avec Henri V.
Cet abbé devait bientôt être nommé à
l'abbaye de Saint-Ouen, et nous le trouverons siégeant en
cette nouvelle qualité au procès de Jeanne d'Arc.
Ce fut en 1427 que Guillaume de Conti lui succéda
comme abbé de la Trinité.
Le nouvel abbé appartenait à une famille
noble de Picardie. En 1431, il fut appelé à prendre
part au procès de la Pucelle, mais il ne parut qu'à
cinq séances jusqu'au 1er mars. On ne sait pourquoi il ne
donna pas son avis sur les assertions contenues aux douze articles.
Il resta cependant en faveur auprès du gouvernement
anglais, car, en 1434, il était délégué
par l'Université de Paris, avec Courcelles, pour traiter
de la paix, à Arras (10).
Guillaume de Conti vivait encore en 1449. Il assista
à l'expulsion des Anglais et prêta serment au roi Charles
VII, rentré victorieusement à Rouen.
L'abbaye et les forts furent détruits en 1597,
par ordre de Henri IV qui n'avait pas oublié l'échec
qu'il y avait subi en 1591, lors du siège de Rouen. Au
XVIII° siècle, il ne restait plus que des ruines et la
chapelle dite de Sainte-Catherine qui servait de grange.
Depuis longtemps, les derniers vestiges de l'abbaye
ont disparu sur cette côte si accidentée, où
la main des hommes a élevé tant de mamelons et creusé
des fossés si profonds. En 1871, il ne restait qu'un dernier
pan de muraille qui se dressait sur le sommet de la côte,
à une hauteur de six
mètres, et signalait au loin l'emplacement du monastère.
Cet amas de silex, d'une forme étrange, large de trois ou
quatre mètres dans sa partie supérieure et seulement
d'un mètre à la base, s'est écroulé
en décembre 1870, aux pires jours de l'invasion prussienne.
8- Abbaye de St Ouen, de Rouen.
Guillaume LE MESLE, la puissante abbaye de St-Ouen, qui comprenait
un vaste territoire sur lequel l'abbé régnait en véritable
souverain, avait pour chef en 1431, Guillaume Le Mesle, précédemment
abbé de Ste Catherine, qui avait succédé en
1427 à Jean Richard, destitué par jugement de l'archevêque
ou de la cour ecclésiastique, à cause du désordre
de son administration, et victime, peut-être de son patriotisme
autant que de la décadence dans laquelle était tombée
le célèbre monastère.
Il n'est que trop certain, qu'à cette époque,
de graves abus s'étaient glissés parmi les religieux.
Dans un mémoire émané des vicaires généraux
d'Hugues d'Orges, on constate que ces moines, partagés entre
un abbé emprisonné pour s'être rendu leur complice
et le nouvel abbé qui leur était imposé, avaient
donné lieu à de nombreux scandales. Ce mémoire
conclut que, dans cette maison, autrefois si sainte et si illustre,
il n'y avait plus alors, ni pasteur, ni gouvernement.
L'archevêque avait cru devoir faire ratifier par
le pape Martin V la sentence rendue contre Richard, mais celui-ci
se prétendant frappé par suite de rancunes politiques,
avait appelé de sa destitution au concile de Bâle.
Il devait être rétabli plus tard dans sa dignité,
à la demande des pères de ce concile, par une bulle
du pape Eugène IV. Cette bulle est du mois d'octobre 1434
mais ne parait pas avoir reçu immédiatement son exécution.
Pendant ces longs démêlés, Guillaume
Le Mesle joua, pour ainsi dire, le rôle d'intrus et prêta
son concours au procès organisé par Pierre Cauchon.
Lui qui avait défendu en 1418, avec une réelle valeur,
l'abbaye de la Trinité-du-Mont-Sainte-Catherine assiégée
par les Anglais, et qui s'était montré dévoué
à la cause nationale, n'eut pas honte, comme tant d'autres,
de renier son passé et de placer son intérêt
au dessus de ses devoirs envers son pays. Il se rallia au
gouvernement anglais et en devint le serviteur empressé.
On explique ainsi, non sans quelque vraisemblance, que les Anglais
l'aient fait placer à la tête de cette maison, en 1427,
avec l'appui de l'archevêque de Rouen, pour s'assurer à
tout évènement le concours du chef de la plus puissante
abbaye normande. On peut ajouter que ce fut là, peut-être,
le motif réel de la disgrâce momentanée du titulaire
Jean Richard, resté fidèle au gouvernement légitime,
et reconnaissant des bienfaits dont Charles VI avait autrefois comblé
son abbaye "Carissimus Carolo sexto regi"
Ce qui est certain c'est que dès 1418, lors du
siège de Rouen, l'abbé Richard avait prêté
à la ville quarante-quatre marcs d'argent fin en vaisselle
qui fut portée à la monnaie. Cette circonstance, jointe
à un long procès de préséance qu'il
soutint et à sa fidélité au Roi de France,
suffisait pour le faire gravement suspecter par l'archevêque
de Rouen et par le gouvernement anglais. Envisagée sous cet
aspect, la physionomie de Jean Richard, frappé surtout à
cause de ses préférences politiques, devient des plus
sympathiques, et on l'aime à l'évoquer au milieu de
si nombreuses défaillances.
Sans doute, s'il était resté en possession
de ses hautes fonctions au lieu d'être jeté en prison,
il n'aurait pas été convié au procès,
car sur les dix abbés qui furent choisis sur les soixante
chefs d'abbayes normandes, durent ce triste honneur ce triste honneur
au fait de leur résidence : Rouen, il n'en est pas moins
vrai qu'ils avaient tous à se reprocher l'oubli de leurs
devoirs, leur lâcheté et leur trahison ; aussi peut-on
affirmer a priori l'indignité, à ce point de vue,
de tous ceux qui furent choisis pour composer l'odieux tribunal.
Guillaume Le Mesle suivit l'exemple des prélats
vendus à l'Angleterre et prit une part active aux séances
du procès. On l'y vit figurer aux dates les plus importantes
: au 2 mai, jour où Jeanne reçut une admonition publique
; au 24 mai, sur le propre terrain de l'abbaye qu'il avait prété
aux Anglais pour la cérémonie solemnelle de l'abjuration
; au 29 mai, où il déclara partager l'avis de son
collègue, l'abbé de Fécamp, qui opinait pour
qu'on abandonnât la relapse au bras séculier ! (11)
Pendant que Guillaume Le Mesle payait ainsi aux Anglais
sa dette de reconnaissance, Richard suivait l'appel qu'il avait
interjeté an Concile de Bâle et n'obtenait qu'en 1434,
après de longs débats, litigium non par parvum,
une sentence favorable qui le réintégrait dans sa
dignité d'abbé.
8- Abbaye du Bec, au diocèse de Rouen.
Thomas DU BEC, dit FRIQUE, cette abbaye qu'on a justement
surnommée l'asile des lettres et des sciences, l'école
la plus célèbre de Normandie qu'illustrèrent
Lanfranc et St Anselme et d'où sortirent plusieurs papes,
avait été particulièrement éprouvée
pendant l'occupation anglaise. Elle était au XV° siècle
à son apogée de gloire et de prospérité.
En 1417, lorsque le roi d'Angleterre Henri V avait conquis
en six mois toute la basse Normandie, à l'exception du Mont-St-Michel,
il avait été arrêté dans sa marche de
Caen vers Rouen, par l'abbaye du Bec, fortifiée et vaillamment
défendue. Les vassaux de l'abbé étaient venus
se réfugier dans ses murs, avec leurs biens, à l'approche
de l'ennemi. Les moines avaient détruits, en dehors
de l'enceinte fortifiée, toutes les constructions : aumôneries,
hôtellerie, léproserie etc... qui auraient pu favoriser
les approches des Anglais. L'abbé Guillaume d'Auvillers était
mort pendant ces préparatifs de défense et avait été
remplacé par son neveu Robert Vallée. Lorsque le Duc
de Clarence s'était présenté sous les murs
de l'abbaye, les portes lui en avait été fermées
et les Anglais avaient dû en faire le siège pendant
un mois ; après quoi, toute défense étant devenue
impossible, l'abbaye avait été prise et pillée.
Irrité de cette longue résistance, Henri V avait saisi
son temporel et laissé une garnison qui fit main basse sur
tout. L'abbé Robert Vallée resta sur la
terre de France jusqu'en 1419 pour échapper au ressentiment
du monarque anglais ; mais à cette époque il se décida
à revenir et prêta serment au vainqueur qui lui restitua
les biens saisis.
L'année suivante, il acheta à Rouen, l'hôtel
des Fontaines qu'on appela ensuite hôtel du Bec, pour s'y
retirer pendant la guerre.
En 1421, il avait repris possession de l'abbaye et s'occupait
de rallier ses moines dispersés, lorsque survint un autre
évènement grave qui fut pour Le Bec une source de
nouveaux malheurs. Les Français sous les ordres de La Hire,
parvinrent à reprendre l'abbaye ; mais les Anglais réfugiés
dans le donjon, ayant été secourus par les garnisons
de Bernay et de Harcourt, redevinrent les maîtres. Soupçonné
de trahison, l'abbé Robert fut chargé de chaînes
et emmené par le comte de Salisbury à Rouen, où
Il fut emprisonné pendant cinq mois.
Ayant pu se justifier, il fut rendu à la liberté
et obtint encore la restitution de son temporel mais les fortifications
de l'abbaye furent impitoyablement rasées. Le Conseil avait
même ordonné la destruction de l'église, cette
gloire de l'abbaye que tant de générations de moines
avaient élevée avec amour ; mais le roi voulut finalement
qu'elle soit conservée.
Après ces évènements, l'abbé
Robert n'avait pas jugé qu'il fut possible de séjourner
dans ce monastère privé désormais de toute
défense. Il était revenu habiter Rouen où il
mourut le 4 mai 1430, quelques mois seulement avant le procès
de Jeanne d'Arc.
Son corps fut rapporté au Bec et inhumé
dans le choeur de l'église, ainsi qu'en témoigne les
chroniques de l'abbaye.
Sa dalle tumulaire, richement décorée,
se trouve aujourd'hui dans l'église Ste Croix de Bernay.
On lui donna pour successeur "Thomas du Bec, dit Frique".
Cette chronique ajoute que le nouvel abbé était originaire
de la paroisse du Bec et alors prieur du monastère.
Son élection eut lieu le 9 juin 1430, à
Rouen où il résida le plus souvent. Il n'était
pas possible en effet par ces temps troublés, de séjourner
dans un pays continuellement ravagé par la guerre. Thomas
Frique, profita de son séjour à Rouen pour faire exécuter
de nombreux et importants travaux à l'hôtel qu'avait
acheté son prédécesseur Robert Vallée.
Il fut presque aussitôt appelé à
siéger au procès de la Pucelle par les Anglais dont
l'influence avait assuré son élection à Rouen
et qui l'avaient décidé à régner, sans
autorité ni dignité sur des ruines. Il n'osa pas refusé
de se faire l'instrument de leur vengeance. On ne le vit guère
apparaitre, d'ailleurs qu'à la séance du 24 mai 1431,
avec les autres chefs des grandes abbayes normandes, pour entendre
la fougueuse prédication de Guillaume Erard et assister à
l'abjuration de Jeanne.
En 1436, à l'assemblée des prélats
et abbés convoqués dans la chapelle de l'archevêché,
Thomas Frique prit la première place après l'abbé
de Saint-Ouen, contrairement aux prétentions de l'abbé
de Jumièges. Les vicaires-généraux de l'archevêque
lui donnèrent raison ; mais l'abbé de Jumièges
appela de leur décision au pape et au Concile. M.de Beaurepaire
signale justement cet appel au pape et au Concile pour une simple
question de préséance, alors qu'aucun appel n'avait
été interjeté dans le procès de la Pucelle.
Cette contestation n'était pas encore terminée en
1440.
Thomas Frique mourut en 1446.
Des fragments de sa pierre tombale existent encore dans
les caveaux de l'église Sainte-Croix de Bernay (ceci en 1896).
9 - Abbaye de Cormeilles, au diocèse de Lisieux.
Guillaume BONNEL, docteur en décret, abbé de
Cormeilles, avait succédé à l'abbé Robert,
qui avait vu les Anglais s'emparer de l'abbaye. Né à
Cormeilles, comme son prédécesseur, il remplissait
les fonctions d'aumônier de l'abbaye de Fécamp, lorsqu'il
reçut la nouvelle de son investiture. On le trouve siégeant
dès la fin de l'année 1405, et le 18 août 1408.
Il assista, en
1409, au célèbre Concile de Pise, qui avait été
réuni pour mettre fin au grand schisme d'Occident.
En 1417, il prêta serment de fidélité
à Henri V que la bataille d'Azincourt avait rendu maître
du pays. Cette soumission lui valut, l'année suivante, la
restitution du temporel de son abbaye, qui avait d'abord été
confisqué. On le vit dès lors embrasser avec ardeur
le parti des ennemis de sa patrie.
En 1423, il assistait à la vérification
des reliques de Saint-Candé-le-Vieux, à Rouen, puis
on le trouve, de 1126 à 1428, étudiant à Paris,
en la Faculté de décret, sous Jean, abbé de
Saint-Taurin.
L'abbé de Cormeilles fut un des assesseurs les
plus empressés et les plus assidus du procès de Jeanne
d'Arc. Il assista à peu près à toutes les séances.
Consulté par l'évêque de Beauvais,
il émit un avis relativement modéré. On lit
dans sa consultation que tout le procès fait à cette
femme doit être remis à l'Université de Paris
dans une affaire aussi ardue. "Les signataires soumettent
avant tout leur manière de voir à la Sainte Eglise
de Rome et au Concile général." Malgré
cette apparente modération, Guillaume Bonnel n'en approuva
pas moins le jugement rendu par le tribunal ecclésiastique.
Le 24 mai 1431, il occupait une des tribunes élevées
sur la place de Saint-Ouen, à Rouen, lors de l'abjuration.
Il assista également, le 30 mai, au supplice de la Pucelle,
sur la place du Vieux-Marché.
L'abbé de Cormeilles ne survécut pas longtemps
à l'héroïque victime. Il mourut le 24 juillet
1437.
Guillaume
Bonnel ne gouvernait plus l'abbaye depuis longtemps, lorsque la
mort vint le surprendre. Il s'était démis de ses fonctions
vers la fin de l'année 1418, et avait été remplacé
par Jean TAISSON, qui avait fait hommage au roi d'Angleterre,
dès le 16 février 1419. Le nouvel abbé, qui
résidait à Rouen, avait prêté serment
de fidélité le 6 février 1420 "ès
mains de hault et puissant seigneur monseigneur de Warrewik, lieutenant-général
et gouverneur de France et de Normandie." Il avait obtenu
"respit et souffrance jusqu'à ung an" pour
présenter le dénombrement des biens de son abbave
"dont le chief est assis audit lieu de Cormeilles ou bailliage
de Rouen, et s'estend audit bailliage et ès bailliages de
Caux, Gisors, Caen, Evreux et Alençon."
Jean Taisson figura aussi à l'abjuration de Jeanne
au cimetière de Saint-Ouen ; car, suivant l'exemple de son
prédécesseur, il avait embrassé avec ardeur
le parti des Anglais. Il fut remplacé par Constantin de Ségrie,
après la célèbre bataille de Formigny qui devait
rendre définitivement la province de Normandie au roi Charles
VII.
L'abbaye de Cormeilles, jadis florissante, était
alors bien déchue. Suivant une lettre de Charles VII, elle
n'offrait plus, en 1451 "par suite des guerres qui avoient
couru" qu'un monceau de ruines de très petite valeur.
Cet état misérable porta le roi à dispenser
le nouvel abbé de venir à Poitiers prêter en
ses mains le serment de fidélité.
La décadence devait s'accentuer encore avec le
temps. A la fin du XVII° siècle, les Bénédictins,
qui recueillaient les titres de nos grandes abbayes nationales,
se plaignaient de ne trouver rien à dire sur Cormeilles,
dont l'incurie des religieux avait laissé périr les
archives. L'illustre Mabillon écrivait avec tristesse : "Ce
monastère est bien près de sa fin,... tout y est à
l'état de ruine ; et puisse la piété y renaître
bientôt !"
Il est vain de rechercher un plan quelconque de l'abbaye
de Cormeilles. Tout souvenir de l'antique monastère semble
avoir disparu. C'est à peine si l'on montre encore une porte
et des parties de murailles, derniers débris des anciennes
constructions. Le mobilier a été dispersé.
On retrouve, cependant, dans l'église de Glos, de jolies
boiseries du temps de Louis XIV, qui proviennent de la chapelle,
ainsi qu'un lutrin de l'époque de Louis XV (ceci en 1896).
Telles sont les dix abbayes normandes qui ont eu le
triste honneur d'être représentées au procès
de jeanne d'Arc. Il fut joindre à la liste de leurs abbés,
un étranger, Jean DACIER, abbé de Saint-Corneille
de Compiègne qui, se trouvant à Rouen, avait été
invité par Cauchon, et assista, dans la grosse tour du château
de Rouen, à l'émouvante séance de la présentation
à la torture.
Source
: "Jeanne d'Arc et la Normandie au XV° siècle"
- Albert Sarrazin - 1896
Notes :
1 E.Corroyer - "Le Mont St Michel".
2 Obit : service religieux célébré au bénéfice
de l'âme d'un défunt, généralement au
jour anniversaire de sa mort.
3 Lettres du roi qui permmettent à l'abbaye de Fécamp,
en l'absence de l'abbé, d'exercer le droit de haute-justice.
4 De Beaurepaire, notes...
5 Certaines chartes confirmées par Henri V dataient du VII°
siècle !
6 M. le chanoine J. Loth, éditeur.
7 Pendant que l'abbé se conciliait les faveurs de l'ennemi,
un de ses moines Frère jean de Guiseville, avait quitté
le cloître pour les bois. Il menait l'assaut avec quelques
partisans contre sa propre abbaye pour libérer un moine ami,
patriote sans doute que Moret avait fait arrêter. Les Anglais
de Pont-Audemer intervinrent et envoyèrent cinq d'entre eux
dans les geôles de Rouen.
8 Pour M.Denifle et Chatealin dans leur "procès de Jeanne
d'Arc", il s'agit de Nicolas, moine de Rosières près
de Salins. Un registre de Martin V nous apprend qu'il fut nommé
Abbé de Mortemer le 26 novembre 1428. (P.Champion)
9 Les religieux avaient déposé leurs objets précieux
au chateau de Rouen et durent les livrer à Henri V, en vertu
du traité de capitulation.
10 Du Boulay - Histoire universelle t?V, p.429
11 Notons quand même que l'abbé de Fécamp avait
demandé : "Cependant il est bon de lui relire la cédule
dont on lui donna naguère lecture ; qu'on la lui explique
en lui prêchant la parole de Dieu...". Avait-il sur la
conscience le guet-apens tendu à Jeanne lors de la séance
de l'abjuration à St-Ouen ?
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