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Procès
de condamnation
Comment
les choses se sont-elles passées dans la scène
du cimetière Saint-Ouen ? |
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n second problème, distinct du premier, se pose, avons-nous
dit, dans les termes suivants : "Comment les choses se sont-elles
passées dans la scène du cimetière Saint-Ouen
?". Cette seconde question, dont la solution n'est pas essentiellement
liée à celle de la première, ne peut aboutir,
surtout dans les détails, qu'à un résultat
seulement approximatif et d'un caractère conjectural. "La
difficulté n'est pas mince, dit très bien M. le chanoine
Chevalier, pour agencer dans un ordre chronologique et méthodique
les divers incidents qui s'y rapportent".
L'attention des assistants était sollicitée
par des incidents divers et parfois simultanés qui se succédaient
comme dans un cinématographe ; chacun, à vingt-cinq
ans de distance (celle qui sépare la scène du cimetière
Saint-Ouen des témoignages de la réhabilitation),
a déposé sur ce qui l'avait particulièrement
impressionné... On est comme en possession des pièces
d'un jeu de patience, dont le plan est incertain ; à la fin,
on n'aura pas la preuve que les pièces ont été
exactement entrelacées. Sur cette seconde question, la discussion
complète et détaillée des témoignages
et des difficultés qu'ils soulèvent nous mènerait
trop loin. Nous nous contenterons d'exposer le plus brièvement
possible, en nous attachant surtout à ce qui concerne la
cédule d'abjuration, comment, après une nouvelle étude
des textes et celle des deux travaux qui nous ont aujourd'hui servi
de point de départ, les faits actuellement se présentent
à notre esprit.
Pierre Cauchon, évêque
de Beauvais, conservateur des privilèges de l'Université
de Paris, était avant tout un homme politique (1).
Passionnément attaché à la cause bourguignonne,
puis à la cause de la royauté anglaise en France,
à laquelle il demeura obstinément fidèle, ses
vues de parti, auxquelles se liaient son passé, son présent
et son avenir d'ambitieux, étaient devenues pour lui une
habitude de son esprit et une nécessité de son orgueil.
Les succès de Jeanne d'Arc le bouleversèrent dans
ses conceptions et dans ses calculs aussi bien que dans ses intérêts.
Si elle avait raison, il sentait s'écrouler toute l'œuvre
à laquelle il s'était donné. Il fallait donc
qu'elle eût tort et qu'il le montrât à tous,
et qu'il se le prouvât, pour ainsi dire, à lui-même.
De là l'incroyable effort de haine et d'habileté du
procès. Au cours de ce procès même, il n'est
guère possible qu'il ne se soit pas
convaincu, sinon de l'inspiration (c'eût été
trop pour lui), mais au moins de la bonne foi et de l'innocence
de sa victime. Mais l'innocence personnelle de Jeanne n'était
pas pour l'arrêter. Un politique de sa taille devait-il épargner
une petite paysanne, non coupable, mais visionnaire, quand il s'agissait
du relèvement, du triomphe de la cause qu'il avait embrassée,
et qui, par conséquent, était la bonne ? Le
but est souverain pour de tels hommes. Comme Danton a fait les massacres
de septembre, Cauchon a mené à son terme le procès
de Jeanne d'Arc. Ce qui lui importait, c'était de supprimer
l'obstacle, et, en le supprimant, de le convaincre d'erreur, et
cela, s'il était possible, de son propre aveu. Voilà
ce que réclamaient la politique de Cauchon, et qui sait ?
peut-être, dans une certaine mesure, l'apaisement relatif
de sa conscience d'homme et de prêtre. Car enfin, si Jeanne
avait été réellement suscitée par Dieu,
qu'était-il lui-même ? C'est ce qui explique la concentration
finale de la cause dans la soumission de Jeanne à l'Église,
représentée par lui, Cauchon. C'est ce qui nous donne,
croyons-nous, la pensée dirigeante de la scène du
cimetière Saint-Ouen.
Le matin même de ce jour, Jean Beaupère,
instrument du prélat, entra seul dans la prison de Jeanne,
"et advertit icelle qu'elle seroit tantost menée à
l'escherffaut pour estre preschée, en luy disant que s'elle
estoit bonne crestienne, elle diroit audit escherffaut que tous
ses fais et diz elle mettoit en l'ordonnance de nostre mère
saincte Eglise, et en espécial des juges ecclésiastiques".
(2)
Au seuil du cimetière, Jeanne fut prise à
part, peut-être sous un des portails de l'église abbatiale,
par son odieux et faux conseiller, Nicolas Loyseleur. "Jeanne,
lui dit-il, croyez-moi; si vous le voulez, vous serez sauvée.
Prenez l'habit de femmes, et faites tout ce que l'on vous ordonnera
; autrement, vous êtes en péril de mort. Et si vous
faites ce que je vous dis, vous serez sauvée ; vous aurez
beaucoup de bien et point de mal ; vous serez remise aux mains de
l'Église". (3)
Jeanne fut alors conduite à l'échafaud,
où elle devait subir l'admonestation injurieuse, les instances
tantôt menaçantes, tantôt caressantes, de Guillaume
Erard, et où prirent place avec elle l'infâme Loyseleur,
l'huissier Jean Massieu et deux des notaires, Manchon et Colles.
Sur l'autre échafaud se tenaient les juges, c'est-à-dire
Cauchon et le vice-inquisiteur Jean Le Maître, le cardinal
de Winchester, membre de la famille royale d'Angleterre, plusieurs
prélats, un assez grand nombre d'assesseurs et de docteurs,
et d'autres personnages de choix. Quelle était la distance
qui séparait les deux estrades ? Nous ne le savons pas, mais
il semble que de l'une à l'autre et de leurs entours prochains,
on pouvait suivre d'assez près les évènements,
l'action engagée, les incidents même, sans pourtant
percevoir ni distinguer toujours d'une façon parfaitement
nette toutes les paroles dites. Le bourreau était en évidence
sur sa charrette, prêt à emmener l'accusée en
cas de sentence définitive.
Jeanne subit sans mot dire les injures du prédicateur,
mais elle releva vivement l'inculpation dirigée par lui contre
Charles VII. Le sermon fini, ni Erard lui-même, ni Loyseleur,
ni personne, ni menaces, ni promesses, n'obtinrent d'elle la soumission
désirée. Le seul résultat de ces efforts redoublés
fut l'appel décisif, qui, frappant Cauchon en plein visage,
renversait de fond en comble toute son œuvre d'iniquité
: "Je m'en rapporte à Dieu et à notre saint
père le Pape." Le grand politique, trompé
dans son espérance, se résigna, sous le couvert des
qualifications obtenues de l'Université de Paris, au bûcher
immédiat, à la suppression sans désaveu. Mais
il ne se pressa point dans sa lecture de la sentence. Pendant ce
temps, en effet, les instances s'opiniâtraient autour de Jeanne,
et la foule environnante y ajoutait de bonne foi ses voix suppliantes
: "Jeanne, ayez pitié de vous-même ! Jeanne, ne
vous faites point mourir !" En proie à cette obsession
sans trêve, harassée physiquement et moralement, la
jeune fille fut saisie enfin de cette peur de l'horrible supplice
du feu que jusqu'alors elle avait pu dominer. Elle fit un pas dans
la voie de la soumission. "Je me soumets, dit-elle, au jugement
de l'Église." Averti sans doute par un signe d'Erard,
Cauchon interrompit sa lecture.
Le prédicateur produisit alors une cédule
de sept ou huit lignes, rédigée en français,
en termes assez peu clairs, et de façon que le contenu en
révoltât l'accusée le moins possible (5).
On y faisait promettre
à Jeanne qu'elle renoncerait à son habit d'homme (conséquence
pour elle de sa mission), et qu'elle ne porterait plus ses armes.
On lui faisait peut-être confesser qu'elle avait soulevé
le peuple, qu'elle s'était rendue coupable de sédition
et de lèse-majesté contre l'autorité du roi
Henri VI. Quant à ses visions et révélations,
elle s'obligeait, par cette cédule, à s'en remettre
à la détermination de l'Église, représentée
par les prélats et clercs actuellement chargés de
la cause (6). Si atténuée
qu'elle fût, cette soumission répugnait encore extrêmement
à Jeanne, qui, malgré son état présent
de prostration, s'efforça d'y échapper, en se réfugiant
dans la formule générale : "Je m'en remets
à la décision de l'Église, si je dois consentir
ou non." Et elle invoquait saint Michel, et elle déclarait
qu'elle ne ferait rien que sauf le bon plaisir de Dieu. "Tu
signeras présentement cette cédule, lui dit Erard,
ou tu seras brûlée." Massieu fut chargé
de lui relire la cédule et de lui en faire répéter
les termes, ce à quoi elle se prêta, mais avec un sourire
qui semblait un désaveu implicite de cette soumission forcée
(7). L'huissier enfin lui donna une
plume avec laquelle, sous le regard impérieux d'Erard, elle
fit une croix au bas de l'acte en guise de signature.
Cependant, une émotion violente, un tumulte se
manifestait dans la foule des spectateurs. Les
soldats anglais, croyant voir la proie échapper à
leur étreinte, entraient en fureur. D'autres assistants s'indignaient
peut-être de l'attitude du prédicateur, de la pression
exercée sur l'accusée. Un bon nombre, considérant
l'ensemble de la scène, interprétant la brièveté
de la formule d'abjuration, le sourire de Jeanne, s'écriaient
que tout cela n'était qu'une dérision, qu'une mauvaise
farce. Des pierres furent lancées sur les deux échafauds.
Sur celui des juges, il y avait aussi un mouvement insolite.
Quelques clercs passionnés s'avancèrent vers Cauchon
et se plaignirent de ses ménagements pour l'accusée.
Un docteur anglais surtout éclata en reproches si véhéments
que l'évêque s'en irrita, lui répliqua avec
amertume, se plaignit au cardinal de Winchester (8).
Celui-ci fit taire le
docteur et approuva les explications que lui donnait à voix
basse le prélat dévoué à sa famille.
L'évêque de Beauvais remit alors à un ecclésiastique
présent, secrétaire du grand conseil, nommé
Laurent Calot, un papier de petite dimension, que celui-ci plaça
dans sa manche. C'était une seconde cédule d'abjuration.
Selon nous, le texte rédigé en langue latine et commençant
par ces mots : "Quotiens cordis oculus", n'était
autre que celui dont, en 1456, dans la déposition citée
plus haut, fit mention Thomas de Courcelles. Substantiellement conforme
au texte latin qui figure dans la rédaction définitive
du procès, il était pourtant moins étendu et
d'une forme littéraire moins travaillée (9).
Laurent Calot l'emporta sur l'autre échafaud, où Jeanne
était toujours en proie à la fatigue, à la
douleur et la stupeur. Exhibant sa cédule, il la lui présenta
comme la détermination même de l'Église à
laquelle elle venait de se soumettre et, sans lui en donner connaissance
(elle lui déclara qu'elle ne savait ni lire ni écrire),
il lui mit dans la main une plume et lui enjoignit de signer. Jeanne
traça sur le papier fatal un rond, comme pour se moquer.
Mais Laurent Callot lui saisit alors la main et, la guidant quasi
de force, lui fit tracer au bas de la cédule une croix et
peut-être les lettres de son nom (10).
Le but de Cauchon était atteint. Sans doute,
il ne tenait qu'une apparence. Mais cette apparence, faute de mieux,
lui pouvait suffire. Jeanne, prochainement relapse, mourrait maintenant
déshonorée.
Il se trompait cependant, l'habile politique. Jeanne
est morte en effet, mais ce n'est pas sur elle que s'est fixé
le déshonneur. Sa terrible apostrophe : "Évêque,
je meurs par vous !" a voué d'âge en âge,
indéfiniment, le juge prévaricateur à l'infamie
vengeresse. La figure de la victime grandit au contraire de plus
en plus, à mesure que la considère de plus près
l'histoire. Nous ne doutons pas qu'un jour, prochain peut-être,
le Saint-Siège, auquel elle a bien fait de s'en rapporter,
ne la place sur les autels (11). Si
quelque moraliste transcendant, imbu d'une conception trop raffinée
de l'héroïsme, se scandalisait outre mesure de cette
"peur du feu", dont Jeanne, son énergie relevée,
s'est confessée elle-même, ce serait le cas de lui
rappeler le sublime hémistiche de Corneille, appuyé
sur l'Évangile : "Dieu même a craint la mort"
(12). Pas plus que de la passion du
Rédempteur la scène du jardin des Oliviers, nous ne
voudrions, pour notre part, toutes proportions gardées, retrancher
de l'histoire de Jeanne d'Arc - qui n'était ni un pur esprit,
ni une statue de marbre, mais une créature humaine, une vierge
vivante et souffrante - la scène du cimetière Saint-Ouen.
Sources
: Etude critique de Marius Sepet sur l'abjuration (Revue des questions
historiques)
Illustrations :
-
Pierre
tombale de Cauchon.
- Jeanne au bûcher (statue de Cordonnier).
Notes
:
1 La politique, dit très bien le P. Ayroles, le poussa
dans les hautes dignités ecclésiastiques ; il y
vécut pour la politique, et mit au service de la politique
des prérogatives concédées pour une autre
fin." La vraie Jeanne d'Arc. La Pucelle devant l'Église
de son temps", p.115.
2 Q. Procès, t.II, p.21. Jean Beaupère ajoute :
"Laquelle respondit que ainsi feroit-elle. Et ainsi le dist-elle
audit escherffaut." Mais le texte même du procès-verbal
du 24 mai montre que la promesse de Jeanne, si elle en fit une,
ne comportait pas, le matin de ce jour, une soumission à
ses juges. Jean Beaupère a une façon trop habile
de condenser ses souvenirs.
3 La prise de l'habit de femme était, aux yeux de Cauchon,
le signe sensible de la soumission de Jeanne et du désaveu
de sa mission. De là l'importance qu'il y attachait.
4 Q. Procès, t.III, p.146 - déposition de Manchon.
5 Dans la déposition, citée plus haut, de Guillaume
de la Chambre, cette cédule est ainsi qualifiée
: "Legendo post aliam quamdam parvam schedulam"
; le mot aliam est peut-être mis ici par comparaison avec
un papier de plus grande
dimension. contenant les chefs d'accusation contre Jeanne, et
dont Guillaune Erard a dû se servir comme point de repère
et guide durant son sermon.
6 Cf. Dunand, ouvrage cité, p.152 et suiv.
7 Cf. Dunand, p.145 et suiv. Du sourire de Jeanne au moment de
l'abjuration.
8 Il n'y a pas de raison décisive qui oblige à identifier
le docteur anglais, "doctor anglicus", dont la
véhémence est signalée par plusieurs témoins,
qui ne donnent pas son nom, avec le secrétaire Laurent
Calot, dont le nom même indique l'origine française.
Jean Marcel, bourgeois de Paris, dit, il est vrai, dans sa déposition,
que Laurent Calot fut un de ceux qui blâmèrent Cauchon,
mais cette déposition, d'après ses termes mêmes,
n'est pas très certaine et peut-être s'agit-il ici
d'un "on dit", ou bien Jean Marcel, sachant que Calot
avait joué un rôle dans l'abjuration de Jeanne, est-il
tombé dans une confusion de mémoire analogue à
celle des témoins (Jean Beaupère, par exemple),
qui ont nommé Nicolas Midi comme le prédicateur
de ce jour-là, au lieu de Guillaume Erard. (Déposition
de Marcel - Q.Procès, t.III, p.89-90).
Un seul témoin, dit L'Averdy à propos de cette déposition,
met au rang de ceux qui firent des reproches à l'évêque
de Beauvais, Laurent Calot, qui va jouer un grand rôle dans
le surplus de cette scène : ou ce témoin se trompe
ou c'étoit un jeu joué ; mais, comme il n'y a qu'un
seul témoin qui le dit, ce fait doit passer pour incertain.
Notices et extraits, t.III, p.431.
A supposer même que Marcel ne se trompe point et sans admettre
pour cela "un jeu joué", il n'y a pas de contradiction
nécessaire entre les reproches qu'aurait faits Calot à
Cauchon et la mission dont celui-ci le chargea ensuite, et qui,
au contraire, pourrait être considérée, surtout
avec les explications qui sans doute l'accompagnèrent,
comme une réponse à ces reproches et une réfutation
par le fait même. M. le chanoine Chevalier, par un excès
de conscience critique, nous paraît donc s'être exagéré
la difficulté résultant de ce témoignage.
Ouvrage cité, p.58.
C'est par une fâcheuse défaillance de mémoire
que Quicherat fait dire à Jean Marcel que "Laurent
Calot, loin d'être sur l'estrade, faisait tumulte dans la
foule avec les Anglais." Aperçus nouveaux, p.134
et note 3. Marcel, comme on vient de le voir, n'a pas dit
cela du tout.
9 Ce fut, croyons-nous, ce texte, que Thomas de Courcelles dit
avoir vu dans les mains de Nicolas de Venderès, qui fut
lu dans la séance du 29 mai, et qui donna lieu au doute
trop timidement insinué par l'abbé de Fécamp.
Après la mort de Jeanne d'Arc, il fut (telle est du moins
notre hypothèse) remanié, amplifié dans son
contexte et orné dans son style, et devint de la sorte
celui qui commence par ces mots : "Quotiens humanae mentis
oculus." D'après celui-ci, fut exécutée
assez négligemment une version française commençant
ainsi : "Toute personne qui a erré", et que Cauchon
fit désormais passer pour une copie de la cédule
originale signée par Jeanne. La première destination
de l'un et l'autre de ces textes fabriqués fut peut-être
de servir de pièces juslificatives aux circulaires du gouvernement
anglais que l'on trouve transcrites à la suite du procès.
Cet emploi même leur put conférer une apparence d'authenticité
qui en facilita l'insertion dans la rédaction officielle
et définitive de la cause.
10 Le rôle joué par Laurent Callot résulte
de la déposition du chevalier bourguignon Aymon de Macy,
dont l'accent général de sincérité
et la précision des détails relatifs à cet
épisode ne permettent pas d'écarter le témoignage,
malgré l'erreur commise par lui sur le nom du prédicateur.
Q. Procès, t.III, p.122-123.
Aymond de Macy était au service de Jean de Luxembourg,
plus tard comte de Ligny, qui avait vendu Jeanne aux Anglais,
et il était venu à Rouen avec lui.
11 Elle sera effectivement canonisée en 1920.
12 Polyeucte, acte II, scène VI.
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