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Procès
de condamnation
La
cédule d'abjuration de Jeanne d'Arc, telle qu'elle
a été insérée au procès
de condamnation, est-elle authentique ou suspecte ? |
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es documents essentiels en ce qui concerne Jeanne d'Arc, surtout
dans le point examiné aujourd'hui, ce sont, d'une part, le
procès de condamnation, et, de l'autre, le procès
de réhabilitation. Chacune de ces procédures a son
intérêt spécial et aussi son inclinaison particulière,
dont la critique doit tenir compte, mais dans une juste mesure.
Sans entrer ici dans la discussion des opinions émises sur
leur valeur et leurs défauts respectifs, il est permis d'affirmer
que le procès de condamnation est à bon droit suspect
de fraude générale, d'hypocrisie violente et maligne,
et que le procès de réhabilitation, si la tendance
en est naturellement favorable à l'objet poursuivi, non seulement
par la famille de Jeanne, mais, derrière elle, surtout par
le roi Charles VII, a néanmoins été dirigé,
selon l'opinion de Quicherat, plutôt sévère
pour cette procédure, par des juges qui "étaient
la probité même" (1).
Là où les deux procès concordent positivement,
on tient de la plus solide façon la certitude historique.
Là où, dans leur désaccord, des indices recueillis
dans l'un sont éclaircis et développés par
des témoignages consignés dans l'autre, on peut encore
arriver, à ce qu'il semble, à un degré de cette
certitude plus que suffisant pour déterminer une conviction
raisonnable. Il est, en outre, nombre de cas où la certitude
ou, à son défaut, une probabilité très
grande peut résulter des renseignements contenus dans l'un
des deux procès seulement.
Examinons d'abord l'authenticité de la cédule
d'abjuration de Jeanne d'Arc, d'après l'étude seule
du procès de condamnation, en ne nous servant du procès
de réhabilitation, dont nous ne pouvons ni ne devons effacer
absolument de notre esprit les témoignages, que comme d'une
lumière, pour ainsi dire, diffuse et seulement indicative.
A la suite de la séance du 19 mai 1431, où
la condamnation de Jeanne avait été décidée
conditionnellement, selon les qualifications de l'Université
de Paris, l'évêque de Beauvais, principal juge, ou
plutôt seul juge effectif (2),
conformément à l'avis du plus grand nombre des consulteurs,
fit adresser le 23 mai à l'accusée, par le docteur
Pierre Maurice, une exposition de ses prétendus méfaits,
suivie d'une "admonition charitable."
Quand cette exhortation fut terminée, Jeanne
fit les déclarations suivantes : "Quant à
mes fais et mes diz que j'ay diz eu procès, je m'y raporte
et les veut soustenir."
- Item, interroguée s'elle cuide et croist qu'elle
ne soit point tenue submeictre sex diz et fais à l'Église
militant ou à autres que à Dieu, respond : "La
manière que j'ai tousjours dicte et tenue eu procès,
je la vueil maintenir quant ad ce."
- Item dit que, "s'elle estoit en jugement, et véoit
le feu alumé, et les bourrées alumer, et le bourreau
prest de bouter le feu, et elle estoit dedans le feu, si n'en dyroit-elle
autre chose, et soustendroit ce qu'elle a dit eu procès jusques
à la mort". (3)
Voilà donc des dispositions de résistance
on ne peut plus fermes et plus explicites. Sur cela la procédure
fut déclarée close, et le lendemain, 24 mai, désigné
pour le prononcé de la sentence.
Le lendemain, c'est la scène publique du cimetière
Saint-Ouen. Elle débute par un sermon de Guillaume Erard
qui, son flux d'éloquence injurieuse terminé (4),
s'adresse à Jeanne en ces termes :
"Veecy Messeigneurs les juges, qui plusieurs fois
vous ont sommée et requise que voulsissiez submectre tous
vous fais et dis à nostre mère saincte Église
; et que, en ses diz et fais, estoient plusieurs choses, lesquels,
comme il sembloit aux clercs, n'estoient bonnes à dire ou
soustenir."
"A quoy elle respond : "Je vous respondray."
Et à la submission de l'Eglise, dist : "Je leur ay
dit en ce point de toutes les œuvres que j'ay faictes, et les
diz, soient envoyées à Romme devers nostre saint père
le Pape, auquel et à Dieu premier je me rapporte. Et quant
aux dis et fais que j'ay fais, je les ay fais de par Dieu."
- Item dit que de ses fais et dis elle ne charge quelque
personne, ne son roy, ne autre ; et s'il y a quelque faulte, c'est
à elle et non à autre.
"Interroguée se les fais et dis qu'elle
a fais, qui sont reprouvez, s'elle les veult révoquer : respond
: "Je m'en raporte à Dieu et à nostre saint
père le Pape."
"Et pour ce que il luy fut dit que il ne suffisoit
pas, et que on ne povoit pas pour .... (5)
aler querir nostre saint Père, si loing ; aussi que les Ordinaires
estoient juges chacun en leur diocèse ; et pour ce estoit
besoing qu'elle se rapportast à nostre mère sainte
Eglise, et qu'elle tenist ce que les clercs et gens en ce se congnoissans
en disoient et avoient déterminé de ses diz et fais
; et de ce fut amonnestée jusques à la tierce monicion."
(6)
La "fille au grand cœur" demeure donc
inébranlable en face de la condamnation imminente, c'est-à-dire
du bûcher près de s'allumer. L'évêque
de Beauvais commence la lecture de la sentence qui doit l'y envoyer.
Ici, à en croire la minute du greffier, un changement soudain
se produit en Jeanne.
"Et après ce, comme la sentence fut encommancée
à lire, elle dist qu'elle vouloit tenir tout ce que les juges
et l'Église vouldroient dire et sentencier, et obéir
du tout à l'ordonnance et voulenté d'eulx. Et alors,
en la présence des dessus dits (les juges, leurs assistants
et assesseurs) et grant multitude de gens qui là estoient,
elle révoqua et fist son abjuration en la manière
qui ensuit..."
En réalité le texte de cette abjuration
n'a point été inséré dans la minute,
qui continue en ces termes : "Et dist plusieurs fois que, puisque
les gens d'Église disoient que ses apparicions et révélacions
n'estoient point à soustenir ne à croire, elle ne
les vouloit soustenir : mais du tout s'en rapportoit aux juges et
à nostre mère saincte Église." (7)
Cette dernière phrase n'a pas été
traduite dans la rédaction latine, texte officiel du procès,
mais notablement postérieur. Elle y est remplacée
par la cédule d'abjuration, insérée là
sous une double forme : un texte français qui y est donné
comme celui qui fut lu à Jeanne, répété
par elle et muni de sa signature, et un autre texte en langue latine,
dont la comparaison avec le texte français semble indiquer
(telle est du moins notre impression personnelle) un rapport inverse
de celui qui existe entre la minute française du procès
et sa rédaction définitive, c'est-à-dire qu'il
nous paraît que, pour la cédule dont il s'agit, c'est
le texte latin qui est l'original et le texte français une
traduction faite sur lui. Si cette impression est juste, cet indice
peut n'être pas sans importance. Quoi qu'il en soit, voici
le texte français, celui qu'aurait entendu, répété
et accepté Jeanne :
""""Toute personne qui a erré et mespris
en la foy chrestienne, et depuis, par la grâce de Dieu, est
retournée en lumière de vérité et à
l'union de nostre mère saincte Église, se doit moult
bien garder que l'ennemi d'enfer ne le reboute et face recheoir
en erreur et en damnacion. Pour ceste cause, je JEHANNE, communément
appellée la Pucelle, misérable pécherresse,
après ce que j'ay cogneu le las de erreur ouquel je estoie
tenue, et que, par la grâce de Dieu, suis retournée
à nostre mère saincte Églist, affin que on
voye que non pas fainctement, mais de bon cuer et de bonne voulenté,
sui retournée à icelle, je confesse que j'ay très
griefment péchié, en faignant mençongeusement
avoir eu révélacions et apparicions de par Dieu, par
les anges et saincte Katherine et saincte Marguerite, en séduisant
les autres, en créant folement et légiérement,
en faisant supersticieuses divinacions, en blasphémant Dieu,
ses Sains et ses Sainctes ; en trespassant la loy divine, la saincte
Escripture, les droiz canons ; en portant habit dissolu, difforme
et deshonneste contre la décence de nature, et cheveux rongnez
en ront en guise de homme, contre toute honnesteté du sexe
de femme ; en portant aussi armeures par grant présumpcion
et désirant crueusement effusion de sang humain ; en disant
que toutes ces choses j'ay fait par le commandement de Dieu, des
angelz et des Sainctes dessusdictes, et que en ces choses j'ay bien
fait et n'ay point mespris; en mesprisant Dieu et ses sacremens
; en faisant sédicions, en ydolatrant par aourer mauvais
esperis, et en invocant iceulx. Confesse aussi que j'ay esté
scismatique et par pluseurs manières ay erré en la
foy. Lesquelz crimes et erreurs, de bon cuer et sans ficcion, je,
de la grâce de Nostre Seigneur, retournée à
voye de vérité, par la saincte doctrine et par le
bon conseil de vous et des docteurs et maistres que m'avez envoyez,
abjure, déteste, regnie, et de tout y renonce et m'en dépars.
Et sur toutes ces choses devant dictes, me soubzmetz à la
correccion, disposicion, amendement et totale déterminacion
de nostre mère saincte Église et de vostre bonne justice.
Aussi je jure, voue et prometz à monseigneur saint Pierre,
prince des apostres, à nostre saint père le Pape de
Romme, son vicaire, et à ses successeurs, et à vous,
mes seigneurs, révérend père en Dieu, monseigneur
l'évesque de Beauvais, et religieuse personne frère
Jehan Le Maistre, vicaire de monseigneur l'lnquisiteur de la foy,
comme à mes juges, que jamais, par quelque enhortement ou
autre manière, ne retourneray aux erreurs devant diz, desquelz
il a pleu à Nostre Seigneur moy délivrer et oster
; mais a toujours demourray en l'union de nostre mère saincte
Église, et en l'obéissance de nostre saint père
le Pape de Romme. Et cecy je diz, afferme et jure par Dieu le Tout-Puissant,
et par ces sains Evangiles. Et en signe de ce, j'ay signé
ceste cédule de mon signe. Ainsi signée : " Jehanne
† """"
La soudaineté du revirement de Jeanne, si ferme
jusque-là, n'est pas sans doute impossible en soi, quoique
peu conforme à son caractère. Mais autre chose est
de concevoir que la peur du bûcher l'ait tout à coup
amenée à s'en remettre à la décision
de ses juges, autre chose de considérer comme vraisemblable
qu'elle se soit pliée à confesser publiquement d'une
façon positive et précise, la série de "crimes
et erreurs", si contraires à ses convictions et à
ses dispositions intimes, à ses actes réels, à
ses protestations antérieures, que l'on trouve entassée,
pour ainsi dire, en une sorte d'accumulation injurieuse de forfaits
parfois ridicules et même contradictoires, dans la cédule
dont nous venons de citer le texte. (9)
La soumission de Jeanne à ses juges, quels qu'en
aient été les termes, amena la substitution à
la sentence mortelle que Pierre Cauchon avait commencé à
lire, d'une autre sentence, préparée aussi à
l'avance, qui condamnait la jeune fille à une prison perpétuelle.
La façon inqualifiable dont cette sentence fut exécutée
devint le point de départ du procès dit de relaps,
dont l'issue, inévitable cette fois, devait être le
supplice de l'héroïque vierge. L'instruction ne comprit
qu'un seul interrogatoire, subi par l'accusée le 28 mai,
dans sa prison. Il en résulte que Jeanne rétractait
avec énergie sa rétractation précédente
qui lui causait des remords et que lui reprochaient ses voix. Quant
aux articles précis et aux circonstances de sa soumission,
ce qu'elle en dit concorde assez mal avec le procès-verbal
officiel de la séance du cimetière Saint-Ouen et le
texte de la cédule que nous avons reproduit.
Voyez plutôt : "Item luy
fut dit qu'elle avait promis et juré non reprandre ledit
abbit de homme. Respond que oncques n'entendi qu'elle eust fait
serement de non le prendre... Item, dit qu'elle avoit reprins, pour
ce que on ne luy avoit point tenu ce que on luy avoit promis, c'est
assavoir qu'elle iroit à la messe et recepvroit son Sauveur,
et que on la mectroit hors de fers...
- Interroguée s'elle croist que ses voix soient saincte Marguerite
et saincte Katherine : respond que ouil, et de Dieu... Et quant
ad ce qui luy fut dit que en l'escharfault avoit dit, mansongneusement
elle s'estoit vantée que c'estoient sainctes Katherine et
Marguerite : respond qu'elle ne l'entendoit point ainsi faire ou
dire.
-
Item, dit qu'elle n'a point dit ou entendu révoquer
ses apparicions, c'est assavoir que ce fussent sainctes Marguerite
et Katherine... Item, dit qu'elle ne fist oncques chose contre Dieu
ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer ; et
que ce qui estoit en la cédule de l'abjuracion, elle ne l'entendoit
point.
- Item, dit qu'elle dist en l'eure, qu'elle n'en entendoit
point révoquer quelque chose, se ce n'estoit pourveu qu'il
pleust à Nostre Sire."
Dès le lendemain, 29 mai, l'évêque
de Beauvais réunit un assez grand nombre de consulteurs dans
la chapelle de l'archevêché de Rouen. Il leur fit lire
le procès-verbal du récent interrogatoire et le texte
(mais quel texte ?) de la cédule d'abjuration, puis il mit
en délibération la qualification de la nouvelle conduite
de Jeanne et les mesures à prendre à son sujet. Or,
à la presque unanimité, les consulteurs adoptèrent
l'avis exprimé par Gilles de Duremort, abbé de Fécamp,
lequel opina bien que l'accusée était relapse et méritait
d'être livrée au bras séculier, mais demanda
qu'au préalable la cédule dont il venait d'être
donné lecture fut de nouveau lue devant Jeanne et qu'on la
lui expliquât en lui exposant la parole de Dieu (10).
Si, comme on l'a généralement compris
et comme nous l'entendons nous même, la cédule dont
l'abbé de Fécamp s'est ainsi préoccupé
est bien celle de l'abjuration (11),
son avis semble prendre l'aspect
d'un doute timidement exprimé devant un homme puissant et
redoutable. La lecture et l'explication demandées ne furent
d'ailleurs point faites, au moins de façon loyale, claire
et utile. Le sermon de Nicole Midi, qui, le lendemain, précéda
le supplice de Jeanne, ne peut être accepté comme une
satisfaction effective donnée sur ce point à la conscience
des consulteurs (12).
De l'étude que nous venons de faire du procès
de condamnation le texte de la cédule d'abjuration, tel qu'il
a été inséré dans ce procès,
ne nous paraît pas sortir indemne. Il résulte, croyons-nous,
de cette étude, des indices qui autorisent à tenir
ce texte en suspicion. S'il en est ainsi, les témoignages
recueillis au procès de réhabilitation n'en auront
que plus d'autorité s'ils concluent contre cette pièce.
Venons-en maintenant à ces témoignages. Mais remarquons
tout d'abord qu'il résulte nettement de leur ensemble que
la soumission de Jeanne n'a pas eu le caractère d'un revirement
soudain, uniquement déterminé par la peur du supplice
imminent, comme tendrait à le faire croire, contre la vraisemblance,
le procès-verbal du 24 mai. Jeanne fut amenée à
cette soumission par un assaut continuel et opiniâtre de menaces,
de prières et de promesses, par une véritable obsession
continuée jusqu'au moment où elle céda c'est-à-dire
après même que l'évêque de Beauvais avait
commencé la lecture de la sentence de condamnation mortelle,
que la soumission enfin obtenue fit interrompre. Inutile d'insister
sur ce point, dont on trouvera partout les incontestables preuves,
et notamment dans les deux travaux qui ont servi de point de départ
et d'occasion à la présente étude : celui de
M. le chanoine Dunand et celui de M. le chanoine Chevalier. Ce que
nous recherchons, nous, en ce moment, dans les témoignages
de la réhabilitation, c'est la lumière qu'ils nous
peuvent fournir sur l'authenticité de la cédule d'abjuration.
L'un des principaux auxiliaires de l'évêque
de Beauvais, Thomas de Courcelles, celui-là même qui
fut chargé de la rédaction latine du procès
de condamnation, fut interrogé, en 1456, dans la cause de
réhabilitation. Sa déposition est un chef-d'oeuvre
d'équivoque, de réticence, de restriction mentale.
Le passage relatif à la cédule d'abjuration, par les
hésitations mêmes du déposant, et son extraordinaire
défaillance de mémoire, autorise tous les soupçons
: "Interrogé sur le point de savoir qui a fait la cédule
d'abjuration, qui est contenue au procès, et qui commence
ainsi : "Toi, Jehanne » (en réalité : Je
Jehanne), il dit qu'il ne le sait pas ; et il n'a pas non plus
connaissance qu'elle ait été lue ou expliquée
à ladite Jeanne. Il dit
de plus qu'il y eut ensuite une prédication faite au cimetière
Saint-Ouen par maître Guillaume Erard ; et lui qui parle était
sur l'échafaud, derrière les prélats (13)
; il ne se souvient pourtant pas des paroles prononcées par
ledit prédicateur, si ce n'est qu'il disait "l'orgueil
de cette femme." Et il dit qu'ensuite l'évêque
commença à lire la sentence ; mais il ne se rappelle
pas ce qui fut dit à ladite Jeanne ni ce qu'elle-même
répondit. Il dit pourtant qu'il se souvient bien que maître
Nicolas de Venderes fit une certaine cédule, qui commençait
ainsi : "Quotiens cordis oculus" mais si cette
cédule est contenue au procès, il ne le sait pas (14).
Il ne sait pas non plus s'il a vu cette cédule dans les mains
dudit maître Nicolas avant l'abjuration de ladite Pucelle
ou après, mais il croit qu'il l'a vue avant" (15)
Sur le même échafaud que Thomas de Courcelles,
assis aux pieds de son maîitre Jean Beaupère, l'un
des instruments de Cauchon dans l'instruction et la conclusion du
procès, se trouvait un ecclésiastique nommé
Jean Monnet, qui fut interrogé en 1456. Sa mémoire
est meilleure ici que celle de Thomas de Courcelles.
Il dit et dépose qu'il assista à la prédication
faite au cimetière Saint-Ouen, et lui qui parle était
sur l'échafaud, assis aux pieds de maître Jean Beaupère,
son maître ; et quand la prédication fut finie, comme
on commençait à lire la sentence, ladite Jeanne dit
que, si elle était conseillée par les clercs, et qu'ils
jugeassent en conscience qu'elle se devait soumettre, elle ferait
volontiers ce qu'ils lui conseilleraient ; et cela entendu, l'évêque
de Beauvais demanda au cardinal d'Angleterre, qui était là
aussi, ce qu'il devait faire, attendu la soumission de ladite Jeanne.
Ledit cardinal répondit alors audit évêque qu'il
devait admettre ladite Jeanne à la pénitence. Et alors
l'évêque mit de côté la sentence qu'il
avait commencé à lire et reçut ladite Jeanne
à la pénitence. Et alors celui qui parle vit une certaine
cédule d'abjuration, qui fut lue alors, et il paraît
à celui qui parle que c'était une petite cédule,
comme de six ou sept lignes ; et il se souvient bien, comme il le
dit, que ladite Jeanne se rapportait à la conscience des
juges si elle devait faire abjuration ou non. (17)
Le point capital de cette déposition, c'est le
renseignement qu'elle contient sur la dimension de la cédule
d'abjuration. Ce renseignement est confirmé par le témoignage
de l'un des trois notaires-greffiers du procès de condamnation,
Nicolas Taquel. Il dit et dépose qu'il était présent
au cimetière Saint-Ouen quand fut faite la première
prédication; mais il n'était pas sur l'échafaud
avec les autres notaires (18). Toutefois
il en était assez près, et en lieu où il pouvait
entendre ce qui se faisait et se disait ; et il se souvient bien
qu'il vit ladite Jeanne, quand la cédule d'abjuration lui
fut lue ; et elle lui fut lue par Messire Jean Massieu ; et elle
était comme de six lignes de grosse écriture. Et ladite
Jeanne la répétait après ledit Massieu. Et
ce texte de l'abjuration était en français, commençant
ainsi : "Je Jehanne (19)."
Une confirmation nouvelle résulte de la déposition
du médecin Guillaume de la Chambre, assesseur au procès
de condamnation, et qui avait donné des soins à Jeanne
d'Arc, gravement malade dans sa prison : "Il dit qu'il était
présent au sermon fait par maître Guillaume Erard ;
toutefois, il ne se rappelle pas les paroles prononcées dans
ce sermon ; mais il se souvient bien de l'abjuration que fit ladite
Jeanne, bien qu'elle ait longtemps résisté à
la faire ; mais enfin elle y fut décidée par ledit
maître Guillaume Erard, qui lui dit de faire ce qu'on lui
conseillait, et qu'elle serait délivrée de la prison.
Et sous cette condition et non autrement le fit-elle, et elle lut
ensuite une certaine autre petite cédule, contenant six ou
sept lignes, en un feuillet de papier roulé et plié
en double ; et lui qui parle était si près qu'il pouvait
quasi voir les lignes d'écriture et leur façon (20)."
Un personnage plus important, assesseur, lui aussi,
et consulteur, et non des moindres, Pierre Migiet, prieur de Longueville-Giffard,
confirme, sous une forme nouvelle et notable, le même renseignement
sur la cédule : "Quant au fait de l'abjuration..., il
dit qu'elle fut faite par Jeanne, et était mise par écrit,
et durait autant, ou à peu près, comme le Pater
noster (21). »
Enfin, une dernière et décisive confirmation
nous est apportée par l'huissier même du procès,
Jean Massieu, personnellement acteur dans la scène de l'abjuration,
et qui nous affirme comme un fait certain la conclusion naturelle
des témoignages qui précèdent : "Il dépose,...
quant à l'abjuration,... que quand fut faite la prédication
par maitre Nicolas (sic pour Guillaume Erard) au cimetière
Saint-Ouen, que ledit Erard tenait une certaine cédule d'abjuration,
et qu'il dit à Jeanne : "Tu abjureras et signeras cette
cédule." Et alors cette cédule fut remise à
lui qui parle pour qu'il en donnât lecture, et lui qui parle
la lut devant ladite Jeanne. Et il se rappelle bien que dans ladite
cédule il était prévu qu'à l'avenir
elle ne porterait plus les armes, l'habit d'homme, les cheveux ras,
et beaucoup d'autres choses dont il ne se souvient pas. Et il sait
bien que cette cédule contenait environ huit lignes, et non
davantage ; et il sait positivement que ce n'était pas celle
dont il est fait mention au procès, parce que c'est d'une
autre que celle qui a été insérée au
procès que lui qui parle a donné lecture et où
ladite Jeanne a mis son seing." (22)
Au point de notre examen où nous sommes parvenu,
il nous est difficile de nous expliquer autrement que par l'esprit
de système, qui fut, selon les cas, tantôt le fort,
tantôt le faible de ce grand érudit, les négligentes
fins de non-recevoir opposées par Quicherat aux témoignages
qui précèdent (23). Il
a trouvé sur le point capital de la dimension de la cédule
une explication plus ingénieuse que solide. "S'il y
a eu réellement, dit-il, deux copies différentes de
la formule, l'une courte et l'autre longue, c'est que la première,
destinée à être prononcée, contenait
seulement les termes de la rétractation, tandis que l'autre,
devant être transcrite dans un document solennel, était
amplifiée d'un protocole et de considérations finales
dans le style théologique du temps ; et telle se présente
dans son développement la pièce du procès ;
la rétractation proprement dite s'y réduit à
un petit nombre d'articles qui pouvaient tenir en cinq ou six lignes
d'écriture."
En réalité, si la pièce insérée
au procès contient un bref "protocole", on n'y
trouve aucune considération finale de théologie, mais
un serment explicite et confirmatif de l'abjuration, qui n'a point
un caractère extérieur à la pièce elle-même.
Toutefois, pour plus de sûreté, retranchons ce serment,
vœu et promesse finale, aussi bien que le bref protocole du
début. Ce qui reste, c'est-à-dire "les termes
de la rétractation", comme dit Quicherat, depuis les
mots : "Je, Jehanne", jusqu'à ceux-ci : "et
de vostre bonne justice", en retranchant même le développement
: "miserable pecherresse, etc...", ce qui reste pouvait-il
tenir dans les six, sept ou huit lignes de grosse écriture,
"grossæ litteræ", en quoi consistait
la cédule d'abjuration répétée et signée
par Jeanne, selon les témoignages ci-dessus reproduits ?
Voici, à cet égard, une comparaison précise.
Dans les manuscrits du fonds latin à la Bibliothèque
nationale 5965 et 5966, qui sont des expéditions, des "grosses"
authentiques du procès de condamnation, mais dont l'écriture
est de dimension moyenne, cette partie de la cédule occupe,
savoir vingt-cinq lignes dans le premier et vingt-trois lignes dans
le second de ces manuscrits (le texte intégral tient quarante-sept
lignes dans le premier et quarante-trois dans le second.) (24)
Un moyen de contrôle nous est encore offert par la déposition
de Pierre Migiet. Selon lui, l'abjuration de Jeanne, telle qu'on
la lui produisit par écrit, demandait, pour être prononcée,
environ le temps d'un Pater noster. Ici, c'est par syllabes
qu'il faut compter. Le Pater, y compris l'Amen final,
compte cent-cinq syllabes, tandis que la cédule d'abjuration
insérée au procès, réduite selon l'observation
de Quicherat, en compte à peu près quatre cents.
A la question posée en ces termes : "La
cédule d'abjuration de Jeanne d'Arc, telle qu'elle a été
insérée au procès de condamnation, est-elle
authentique ou suspecte ?" Nous répondons, comme conclusion
de l'examen ci-dessus : "Cette pièce est suspecte",
et nous adhérons sur ce point à l'opinion exprimée
par M. le chanoine Dunand et par M. le chanoine Chevalier (25).
Sources
: Etude critique de Marius Sepet sur l'abjuration (Revue des questions
historiques)
Illustrations :
-
Vue
générale de l'église St-Ouen ("La grand
histoire illustrée de Jeanne d'Arc" - H.Debout - 1922)
- Plan du cimetière de St-Ouen ("Jeanne d'Arc et la
Normandie aux XV° siècle - A.Sarrazin - 1896)
Notes
:
1 Aperçus
nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 150.
2 On sait que son collègue, le vice-inquisiteur Jean Lemaitre,
ne siégea que malgré lui et n'agit que sous l'oeil
et la main du terrible évèque.
3 Q. Procès, t.I, p.441.
4 Ostendendo præfatam Johannam per multos errores et
gravia crimina ab unitate ejusdem sanctæ matris Ecclesiæ
separatam fuisse, populumque christianum multipliciter scandalizasse.
Procès, t.I, p.444.
5 Les points indiquent une lacune dans la minute française
du procès. Elle n'a pas été comblée
et peut-être ne pouvait plus l'être dans la rédaction
latine, où l'on s'est contenté d'en supprimer l'indice,
c'est-à-dire le mot pour.
6 Q. Procès, t.I, p.444-446.
7 Q. Procès, t.I, p.446.
8 Q. Procès t.I, p.447-448.
9 Cette invraisemblance interne de la cédule a été
justement relevée par L'Averdy : Notice du procès
criminel de condamnation de Jeanne d'Arc dans les Notices et extraits
des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, t.III (1790),
p.175.
10 Tamen bonum est quod schedula nuper lecta, legatur iterum coram
ipsa, et sibi exponatur, proponendo ei verbum Dei. » Q.
Procès, t.I, p.463.
11 C'est notre devoir de critique de faire observer qu'à
la rigueur on pourrait se demander si la schedula en question
n'est pas le procès-verbal de la séance du 28 mai,
qualifié aussi de schedula (Procès, t.I,
p.462, en note) et auquel se réfère une curieuse
remarque (p.464) du prieur de Longueville-Gifard. Cf. le procès-verbal
de la séance du 19 mai)
12 Ni non plus la remontrance supposée par Quicherat
(Aperçus nouveaux, p.143) d'après l'étrange
enquête posthume du 7 juin.
13 Cet échafaud, où siégeaient les juges,
assesseurs et notables assistants, était distinct de celui
où Jeanne avait été placée pour entendre
le sermon de Guillaume Erard et pour subir les adjurations et
menaces du prédicateur.
14 Il ne le sait pas, lui, l'auteur de la rédaction officielle
et définitive du procès, auquel il avait pris une
si grande part. Voilà une ignorance bien extraordinaire.
15 Q. Procès, t.III, p.60-61.
16 Jean Beaupère lui-même avait été
interrogé dans l'enquête préliminaire ouverte
à Rouen en 1450 par maître Guillaume Bouillé.
Mais sa déposition, curieuse d'ailleurs, ne peut guère
servir à rien sur le point précis qui nous occupe
en ce moment. Procès, t.III, p.20-21.
17 Q. Procès, t.III, p.64-65.
18 ll s'agit ici de l'échafaud où se trouvaient
Jeanne et le prédicateur Guillaume Erard. Les deux autres
notaires, Guillaume Colles, dit Boisguillaume, et Guillaume Manchon,
qui était le greffier principal, y avaient pris place pour
instrumenter. Ils n'ont rien dit dans leurs dépositions
au procès de réhabilitation de la dimension de la
cédule. Nous devons à Manchon le renseignement suivant:
"Dixit etiam quod non vidit illam litteram abjurationis
fieri; sed fuit facta post conclusionem opinionum et antequam
accederent ad illum locum." - Procès, t.III, p.147.
La question pour Manchon était particulièremént
délicate, et l'on ne crut pas peut-être nécessaire
de le trop presser sur ce point.
19 Q. Procès, t.III, p.197.
20 Q. Procés, t.III, p.52.
21 Q. Procès, t.III, p.132.
22 Q. Procès, t.III, p.156.
Les mots "multa alia" qui ne sont peut-être
qu'une traduction excessive du terme français dont le déposant
avait fait usage., doivent en tout cas être interprétés
selon les limites posées pour la cédule par la déposition
elle-même.
23 Aperçus nouveaux, p.133 et suivants- Cf. Dunand, ouvrage
cité ci-dessus.
24 Ms.latin 5965, fol.149. - Ms.latin 5966, fol.191. - A notre
axis, ces manuscrits nous donnent, quant au papier et à
l'écriture, une idée suffisamment approximative
du feuillet présenté à Jeanne et souscrit
par elle.
M. le chanoine Dunand a insisté avec raison sur le calcul
comparatif que nous venons de faire après lui, mais il
n'a pu opérer que sur le texte imprimé. Ouvrage
cité, p.47, 51 et suiv., 89 et suiv.
25 ll y a longtemps que M.Wallon, dans son livre toujours si utile,
a relevé les "difficultés assez graves"
qui s'élèvent contre la cédule insérée
au procès. Nous-même, dans notre ouvrage sur Jeanne
d'Arc, qui, pour cette partie, remonte à 1869, nous avons
dit que la cédule souscrite par Jeanne était «
très brève et sans doute peu explicite."
Nous avons été un peu surpris de voir que M. le
chanoine Dunand avait négligé de comprendre ces
mots dans les quelques lignes de notre livre citées par
lui (p. 169).
Le P. Ayroles a soutenu avec beauconp de vigueur une conclusion
semblable : "La vraie Jeanne d'Arc - La Martyre",
p. 425 et suiv., 515 et suiv.
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