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Lettre de Raymond de Crémone
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'est M. le Dr Mercati qui l'a publiée en décembre 1894 dans la revue italienne : Studi e documenti di Storia e Diretto. Il l'a
découverte dans la bibliothèque de Ravenne, qui, nous dit-il, renferme
d'autres menues pièces sur notre héroïne.
Les amis de la Vénérable
sauront gré à l'érudit M. Mercati de sa publication, et je me félicite de la
faire connaître en France, si, sauf erreur, je suis le premier à en parler.
Voici en quelques mots ce que, d'après M. Mercati, fut Cosme-Raymond de Crémone. Né pauvre, il s'éprit cependant de l'éloquence de Cicéron et de la poésie de Virgile, et aspira à prendre rang parmi les humanistes de son temps. Sa fortune ne lui fournissant pas les ressources nécessaires, il vint à Milan chercher des Mécènes, et n'en trouva que de bien insuffisants, puisque, vers 1431 ou 1432, il passa à Avignon pour y donner des leçons de latinité. Elles furent si peu lucratives que, de misère et de désespoir, Raymond de Crémone finit par se pendre en 1436.
La lettre qui va être traduite, tirant ses arguments de la Bible et de l'Astrologie tout à la fois, mêlant des phrases italiennes au texte latin qui en est la langue courante, n'est pas pour démentir l'idée d'esprit mal équilibré qui ressort des quelques lignes qui nous ont fait connaître Raymond de Crémone. Cette lettre a pourtant son prix en ce qu'elle nous fait connaître la profonde émotion produite en Italie par les nouvelles qui arrivaient de France. On y voit que les assurances les plus positives et les plus réitérées des merveilles accomplies par la Vénérable ne triomphaient pas de l'incrédulité que suscitaient des événements que l' on ne vit qu'une fois.
M. Mercati nous dit que, laissant de côté plusieurs points étrangers à Jeanne d'Arc, il reproduit fidèlement tout ce qui a rapport à l'incomparable Pucelle.
« A très illustre et très distinguée personne, excellant dans tous les beaux arts,
le seigneur Jean Cortin, d'Arezo, sénateur du Duché, Cosme-Raymond
de Crémone offre ses plus honorables salutations.
Le doute et l'incertitude, clarissime seigneur, m'ont souvent travaillé au sujet des nouvelles qui nous arrivent de France. Faut-il ou ne faut-il
pas les croire ? Les nouvelles sont consistantes, vont grossissant. Il y a
là, ce semble, une forte ressemblance avec ce qui est la vérité. D'un autre
côté la nouveauté, la grandeur d'un évènement inouï jusqu'à ce jour produisent
chez plusieurs un étonnement accompagné d'un doute qui le
rend entièrement incrédules aux nouvelles qu'on répand.
Il en est qui ne peuvent pas croire que pour relever, rasseoir, rendre à son antique grandeur, un pays aussi illustre, aussi étendu que la France, accablé, ravagé depuis tant d'années par les Anglais, Dieu ait choisi, délégué une femme, une fillette, et une fillette ayant passé sa vie à la suite des troupeaux et des bestiaux, issue de parents non seulement infimes, mais bergers eux-mêmes. Par là, disent-ils, Dieu oublierait ce
qu'il doit à sa dignité et à sa majesté, et témoignerait agir sans intelligence
et sans raison. Il est indigne que, pour rétablir un royaume, Dieu
se serve et ait pour ainsi dire besoin d'une fillette (1). Une telle générale
(2) manque de la sagesse, de l'autorité, de la connaissance
de la guerre nécessaires à la conduite d'une pareille entreprise. Il y
a en France tant d'autres hommes plus aptes (1). C'est par de semblables raisonnements
qu'ils s'efforcent de prouver que les bruits répandus sur la
Pucelle sont des faussetés, de pures inventions plus que des faits réels.
Je ne nie pas que ce soit difficile à croire. Soit que, comme disent les
philosophes, Dieu se désintéresse des choses humaines, soit qu'il les
conduise, ainsi que l'enseigne notre sainte religion, le choix d'une bergère
pour une oeuvre si grande n'est pas vraisemblable.
Cependant en examinant avec plus de soin l'Ancien et le Nouveau Testament,
je suis de première vue amené à en juger autrement, et à ne pas traiter de vains bruits les nouvelles qui nous arrivent. Ce serait donc chose nouvelle que Dieu choisisse une bergère pour rendre à quelqu'un un royaume ? — Mais le berger David fut fait roi. — La Pucelle, dit-on, a mis en déroute une très nombreuse armée avec une petite troupe? — Ne l'expliquons pas par l'avantage de la position, par la soudaineté de l'attaque ; ne disons pas que les ennemis ont été surpris, que le coeur leur a manqué; toutes choses possibles ; il y a miracle. Quoi d'étonnant? N'est-il pas plus merveilleux qu'avec une mâchoire d'âne, Samson ait tué tant d'ennemis? Pourquoi donc ces derniers faits n'auraient-ils pas pu se produire?
La Pucelle, dit-on, a la vertu de prédire l'avenir, une certaine vertu, un certain sens de divination. C'est moins merveilleux que rare. Il est rare, en effet, de voir des hommes auxquels Dieu donne l'esprit prophétique qui leur fasse voir les choses au loin. Cependant, ce n'est pas seulement dans les livres saints que nous trouvons de ces personnes ; nous trouvons des prophètes même chez les païens ; et ce ne sont pas seulement des hommes, nous voyons aussi des femmes posséder le don de divination et de prédire l'avenir. Pour omettre les prophéties du peuple de Dieu, dont il y a lieu de moins s'étonner, souvenez-vous des sibylles et nommément de celles d'Erythrée et de Cumes. Si le don de prophétie s'est trouve chez les sibylles qui étaient païennes, pourquoi serions-nous si lents, si difficiles, que nous ne puissions pas croire qu'il a été conféré à une chrétienne ?
Pour le plus grand nombre, l'étonnement ne vient pas tant de ce qu'une femme est favorisée d'apparitions divines que de ce que cette
femme est une bergère. Comme si cela arrivait pour la première fois. Ils
devraient se rappeler comment Jacob, alors qu'il servait Laban en qualité
de berger, avait des entretiens familiers avec Dieu. Rappelez-vous
encore Moïse, David et les bergers de Bethléem. Le Christ ressuscité
après trois jours se montra d'abord avant toute autre à la seule Magdeleine,
dont la vie première n'avait pas été exemplaire. Quoi d'étonnant
que, par lui-même ou par ses anges, il ait parlé à une jeune fille, vierge et
innocente, quoique bergère?
Et depuis que Jésus-Christ est retourné au ciel, il serait difficile d'énumérer les hommes et les femmes auxquels par lui-même ou par ses saints il a apparu, et le nombre de fois qu'il l'a fait ! Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'une bergère ait été favorisée de visions et d'entretiens divins, alors que les livres anciens et nouveaux nous apprennent que très souvent semblables faits ont eu déjà lieu.
N'allons pas croire que c'est sans raison que, dans le temps présent, Dieu ait eu cette préférence pour une femme adonnée à la garde des troupeaux, et qu'il l'ait manifestée dans les temps précédents pour les bergers : c'est un éloge de la vie pastorale, vie innocente qui fut, je crois, la raison pour laquelle David fut élu de Dieu, pour laquelle Dieu lui-même a voulu naître dans une demeure de bergers, et avoir une famille de bergers pour souche de sa race, etc. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de la familiarité de Dieu avec une femme issue d'une famille si bien formée et si bien douée.
On objectera peut-être : Pourquoi si grande mission n'a-t-elle pas été donnée à un roi, à un héros, à un homme de très grande autorité ? — Je répondrai que je n'ai entrepris qu'une chose : établir la vraisemblance des bruits qui arrivent jusqu'à nous sur la Pucelle; j'ajouterai que je n'ai pas assez de confiance en mon génie, pour pénétrer les très mystérieux et très profonds secrets de Dieu, ni assez d'audace et de témérité pour l'oser. J'alléguerai la parole de l'apôtre : il ne faut pas philosopher plus qu'il ne faut.
A ces autorités et à ces raisons qui m'inclinent à ajouter foi aux nouvelles qui courent, se joint une raison de l'ordre physique. J'ai lu souvent dans les livres qui traitent d'astrologie que, parfois, par l'influence et le bienfait des astres fixes, certains hommes nés fort bas arrivent à être les égaux des plus hauts princes, ou sont regardés comme des hommes divins, investis d'une mission par le Ciel. Guy de Forli, très habile astronome, en cite un très grand nombre. Je ne rapporterai pas ses passages pour ne pas être trop long. Aussi, encore que je ne fusse pas, ainsi que je le suis, fortement impressionné par l'autorité de l'Ancien et du Nouveau Testament, je ne croirais pas encourir de reproche, en croyant que ce
sont les révolutions et l'influence des astres qui ont fait entreprendre à la
Pucelle ce qu'on lui attribue.
Aussi, quelle que soit la cause qui ait mû la Pucelle, ordre du Ciel,
influence des astres, ou cause encore plus inconnue, je m'en tiens à ce
qui porte le plus de caractères de vérité. Ce que je vois possible, encore
que cela soit très extraordinaire et inouï, par le fait que c'est possible,
si je ne le regarde pas comme avéré, je ne le crois pas pour cela entièrement à rejeter.
Ce que, dans la gravité de votre sagesse, vous pensez de si grands événements, je l'ignore. J'ai voulu vous écrire ce qui précède pour que, comme vous le savez bien, si ce que l'on raconte était moins fondé, vous vissiez comment une exposition soignée peut le faire paraître comme vrai.
Portez-vous bien, et tenez-moi pour un de vos protégés. »
Source
: La vraie Jeanne d'Arc - vol.IV "
Notes :
1 Phrase en Italien dans le texte original (texte en Latin).
2 (in hac imperatrice)
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