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L'abréviateur du procès
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p. 5 à 9 du ms. |
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R EN CE TEMPS avoit une jeune fille eu pays de Lorraine, aagee de dix
huit ans ou environ, nommee Jhenne, natifve d'une paroisse nommee
Dompre[my], fille d'ung laboureur nommé Jacques Tart (1), qui jamais
n'avoit faict aultre chose que garder les bestes aux champs ; a laquelle,
ainsy qu'elle disoit avoir esté revelé que Dieu vouloit qu'elle allast devers
le roy Charles septiesme, pour luy aider et le conseiller a recouvrer son
royaulme et ses villes et places, que les Angloys avoyent conquises en ses
pays.
Laquelle revelacion elle ne osa dire a ses pere et mere, pour ce qu'elle
savoit bien que jamais n'eussent consenty qu'elle y fust allee. Et pour ce, se
alla adresser a ung sien oncle, auquel elle declara sesdictes revelacions ;
et le persuada tant qu'il la mena devers ung gentilhomme, nommé messire Robert de Baudricourt, qui pour lors estoit cappitaine de la ville ou chasteau
de Vaucoulleur, qui est assez prochain de la. Auquel elle pria tres instamment
[7] que il la fist mener devers le roy de France, en luy disant qu'il
estoit besoing et chose tres neccessaire qu'elle parlast a luy pour le bien de
son royaulme, et que elle luy feroit grand secours et ayde a recouvrer son dit
royaulme, et qu'elle luy feroit grand secours, et que Dieu le voulloit ainsy,
et que il luy avoit esté revelé ; et qu'il luy avoit esté revelé par plusieurs
foys. Desquelles paroles, il ne faisoit que rire et se mocquer. Et la reputoit
comme incensee. Toutesfoys elle persevera tant et si longuement, qu'il luy
bailla ung gentilhomme nommé Ville Robert (2), et quelque nombre d'aultres
gens, lesquelz la menerent devers le roy, qui pour lors estoit a Chinon ;
eu quel lieu elle fut presentee audit seigneur.
Et sitost qu'elle fut entree en la chambre ou il estoit, elle fist les inclinacions
et reverences acoustumez a faire aux roys, ainsy comme si toute sa
vie eust esté nourrye en court.
Apprez lesquelles inclinacions et reverences, elle adressa sa parolle au
roy, lequel elle ne avoit jamais veu, et luy dist : « Dieu vous doinct bonne
vie, tres noble roy. » Et, pour ce que en la compaignie y avoit plusieurs
seigneurs vestuz aussy richement ou plus que luy, dist : « Se ne suis je pas
qui suis roy, Jhenne. » Et en luy monstrant quelqu'ung des seigneurs qui
estoyent la presens, lu[y] dist : « Voyla qui est roy. »
A quoi elle respondit : « C'est vous qui estes roy et non aultre. Je vous
congnoys bien. »
Apprez lesquelles parolles, le roy luy fist demander qui la mouvoit a
venir devers luy. A quoy elle respondit qu'elle venoit pour lever le siege
d'Orleans, et pour luy aider a recouvrer son royaulme, [8] et que Dieu le
voulloit ainsy. Et si luy dit que, apprez qu'elle auroit levé ledit siege, elle
le meneroit oindre et sacrer a Rains. Et qu'il ne se soussiast des Angloys ;
et qu'elle les combatroit en quelque lieu qu'elle les trouveroit ; et qu'il luy
baillast telle puissance de gens d'armes qu'il pourroit finer ; et qu'elle ne
faisoit doubte de faire toutes les choses dessusdictes, ne mesmes de chasser lesdits Angloys hors du pays du roy.
Apprez lesquelles parolles, le roy la feist interroguer de la foy ; et luy feist
demander plusieurs questions tant de choses divines, de la guerre, que
aultres questions curieuses. De toutes lesquelles elle respondit si saigement que le roy, les prelatz et aultres gens clers, qui estoyent presens, en furent si esmerveillez, et non sans cause, actendu la simplicité et la qualité de la personne qui n'avoit jamais faict aultre chose que garder les bestes aux champs.
Source
: Édition de "La minute française des interrogatoires de Jeanne la Pucelle".1952 - Paul Doncoeur.
Notes :
1 orthographe du manuscrit.
2 On suit ici Jean Chartier qui parle aussi d'un Ville-Robert.
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