La
chronique de Perceval de Cagny
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témoignage que nous allons faire connaître se place
par son importance à côté des plus précieux
qui aient été recueillis jusqu'à présent
(en 1846). C'est un extrait consistant en vingt-neuf chapitres,
d'une chronique inédite des ducs d'Alençon, conservée
à la Bibliothèque royale (1).
Le manuscrit n'en est pas ancien, car il est de la main d'André
Duchesne ; mais l'ouvrage est du quinzième siècle.
Dans une courte préface se lisent les nom, titres et qualités
de l'auteur, lequel était gentilhomme beauvaisien et s'appelait
Perceval de Caigny (2). En 1438 , qui
est la date de cette préface (3),
Perceval de Caigny avait passé quarante-six ans de sa vie
au service des princes d'Alençon, tour à tour panetier,
écuyer d'écurie et maître d'hôtel à
leurs gages. Exempt de toute prétention au bel esprit, il
eut l'idée sur ses vieux jours de dicter simplement et naïvement
le récit des choses qu'il avait vues et qui pouvaient servir
à la gloire de ses maîtres. De là sa chronique,
qu'il appelle son mémoire.
Cet ouvrage a été connu et mis à
contribution par l'avocat Bry de la Clergerie, historien du duché
d'Alençon, qui écrivait au commencement du dix-septième
siècle. Vers le même temps, Duchesne exécuta
sa copie d'après un original dont il n'indique pas la provenance.
Depuis lors, personne ne paraît avoir eu connaissance de Perceval
de Caigny, si ce n'est le P. Lelong, qui l'a nommé parmi
les historiens des maisons royales, renvoyant, pour plus ample informé,
au manuscrit même de Duchesne (4).
Mis à cette place, le vieil annaliste alençonnais
ne se recommandait guère plus qu'à l'attention des
généalogistes, qui n'ont pas troublé son repos.
Nous laisserons à d'autres le soin de traiter
plus à fond la question littéraire de Perceval de
Caigny, nous bornant ici aux seules remarques nécessaires,
pour qu'on estime à sa juste valeur l'extrait, que nous publions.
Comme historien de la Pucelle, Perceval de Caigny a
un grand avantage par la date de son livre. Avoir consigné
ses souvenirs neuf ans au plus tard après l'accomplissement
des faits, est une circonstance que la critique ne peut se dispenser
de prendre en considération, car elle y trouve une garantie
d'exactitude que ne présente pas tel ou tel autre témoin,
aussi bien informé, mais n'ayant parlé ou écrit
qu'au bout de vingt ou de trente ans. A ce mérite, notre
auteur joint d'ailleurs celui d'une chronologie irréprochable
et tout à fait propre à justifer l'opinion favorable
que l'on peut concevoir à priori de sa fidélité.
La condition de Perceval de Caigny est encore un motif
d'avoir son témoignage pour recommandé ; car, comme
le duc d'Alençon régnant du temps de Jeanne d'Arc,
fut celui des capitaines français qui se tint le plus constamment
avec elle ; que, par suite d'une fraternité d'armes formée
entre eux deux, on les vit partout chevaucher, combattre, camper
l'un à côté de l'autre, et ne faire des gens
de leur suite qu'une seule et même compagnie : il résulte
de là que les serviteurs attachés à la personne
du prince furent les mieux placés pour observer la Pucelle
et pour connaitre ses actions.
Quant à la bonne foi, elle ne peut être
tenue pour suspecte dans un auteur qui, après avoir déclaré
qu'il écrit l'histoire en vue de glorifier son maitre, n'hésite
pas cependant à placer ce maitre au second rang, lorsqu'un
personnage plus digne d'attention se présente. Ainsi fait-il
à l'occasion de la Pucelle, et tout le temps qu'il en parle
il est si peu au duc d'Alençon, que des choses à la
louange de celui-ci qui sont dites ailleurs, il les omet.
Mais ce qui donne à son récit un prix
inestimable, c'est qu'il y met en évidence tout un ordre
de faits qui avaient pu échapper jusqu'à présent
à la critique des modernes.
Expliquons-nous là-dessus :
Les chroniqueurs du parti français, qui ont parlé
de Jeanne d'Arc, laissent voir par plusieurs exemples qu'elle ne
fut pas toujours écoutée ; que les capitaines substituaient
parfois leurs plans aux siens ; que le conseil du roi refusait d'entendre
aux entreprises proposées par elle. Il ne s'agit pas ici
des défiances très légitimes qui l'accueillirent
à son arrivée ; mais après ses preuves faites
; les oppositions dont nous voulons parler continuèrent de
se produire, et à tel point, qu'elle y dut céder plus
d'une fois. C'est ainsi qu'au début du voyage de Reims, lorsqu'elle
voulait qu'on prît Auxerre, on se contenta de conclure une
trêve avec les habitants de cette ville (5);
que quelques jours après, le siège de Troyes faillit
être levé à son insu et malgré sa recommandation
expresse (6); qu'après les cérémonies
du sacre, lorsqu'elle montrait au roi le chemin de Paris, celui-ci
prit la direction de Sens, et ne revint sur ses pas que parce qu'il
ne put traverser la Seine à Bray (7).
C'est ainsi encore que, lorsque Paris ayant été manqué,
la Pucelle se faisait fort de conquérir la Normandie avec
le duc d'Alençon, on ne voulut pas l'y laisser aller (8).
Voilà des actes qui, s'ils constituaient un système,
ne parleraient guère en faveur du gouvernement à qui
ils sont imputables. Toutefois, de ce qu'ils sont isolés
dans trois auteurs différents et qu'ils ne se présentent
pas avec l'enchaînement que nous venons de leur donner ; de
ce qu'aussi les auteurs qui les rapportent ne leur attribuent
pas de fâcheuses conséquences, il s'en est suivi qu'on
ne leur a jamais accordé beaucoup d'attention. Ils ont passé
pour les œuvres assez insignifiantes ou d'une circonspection
mal entendue, ou d'une malveillance impuissante. La sécurité
où l'on s'est tenu à leur égard a été
augmentée par l'habitude qu'on a prise depuis M. de l'Averdy,
de vouloir résoudre tous les doutes nés et à
naître de l'histoire de Jeanne d'Arc, par les pièces
de ses deux procès ; or, comme ni dans le procès de
condamnation, ni dans celui de réhabilitation, n'apparaît
l'ombre d'un embarras suscité à la Pucelle depuis
la délivrance d'Orléans, le silence de tant de témoins
a pesé d'un grand poids contre les allégations des
chroniqueurs.
Sans entrer dans de trop longs raisonnements, nous pouvons
faire remarquer que pour l'objet en question, l'argument tiré
des procès contre les chroniqueurs ne vaut rien. Car quel
genre de témoignage trouve-t-on dans ces deux documents ?
Le premier n'offre que les interrogatoires
d'une accusée ingénieuse autant que résolue
à ne rien dire qui puisse être interprété
contre son parti. Le second renferme les dépositions de témoins
très nombreux, il est vrai, mais admis seulement à
articuler sur l'innocence de Jeanne d'Arc, et non pas à faire
des révélations offensantes pour de grands personnages.
Il n'y a donc pas là de quoi s'instruire sur les intrigues
dont le conseil du roi a pu être le théâtre ;
et ainsi les faits que nous rassemblions tout à l'heure subsistent
avec toute leur gravité ; et pour être qualifiés
comme ils le méritent, ils n'attendent que la confirmation,
par un document plus explicite, des conjectures auxquelles ils donnent
lieu.
Ce document révélateur, nous pouvons dire
que nous le publions-aujourd'hui. Perceval de Caigny vient ajouter
de nouveaux aveux à ceux des chroniqueurs ses confrères
; trahir le secret de leur silence en maints endroits, fournir enfin
tant de preuves d'un parti pris autour de Charles VII de contrecarrer
et d'entraver à tout propos la pauvre Jeanne, qu'il faudra
bien désormais modifier l'histoire en ce sens. On devra dire
qu'indépendamment des efforts de l'Angleterre, la Pucelle
eut à combattre la résistance continuelle de l'absurde
et odieux gouvernement en faveur duquel elle vint accomplir des
miracles.
Il n'est pas inutile de dégager de notre chronique
les circonstances d'où ressort une si grave accusation.
La ville d'Orléans est délivrée
le 8 mai 1429 ; aussitôt après, Jeanne d'Arc va trouver
Charles VII et le presse de se disposer au voyage de Reims. Le conseil
fait de grandes difficultés, trois semaines se passent en
discussions ; enfin le roi se décide et donne jour à
ses capitaines pour se trouver à Gien, qui sera le rendez-vous
de l'expédition. La Pucelle en attendant va délivrer
Jargeau, prend Beaugency et Meun, défait les Anglais en bataille
rangée, tout cela en huit jours ; et lorsque, recommandée
par ces nouveaux succès, elle vient pour emmener le roi,
elle le trouve changé d'avis ; il ne veut plus aller à
Reims. "Par despit, dit Perceval, la Pucelle délogea
et alla loger aux champs." Mais plusieurs milliers de volontaires
gentilshommes, bourgeois et artisans s'étaient rendus à
Gien. Ceux-là voulurent qu'on se mit en chemin, suivant le
dessein de la Pucelle. Pour les décourager, on eut beau leur
faire entendre qu'il n'y avait pas d'argent ; comme ils répondirent
qu'ils feraient le voyage à leurs frais, force fut de partir.
Voilà déjà qui ne ressemble guère
à ces récits qui sont dans les livres, et où
l'on fait partir le roi obéissant et joyeux, comme ces patriarches
de l'Écriture que les anges venaient prendre par la main.
Perceval de Caigny est assez bref sur les circonstances
du voyage à Reims. Peut-être en ce moment avait-il
été chargé par son maitre d'une commission
qui l'éloigna. Il ne dit rien, dans cette partie, qui ne
se trouve ailleurs ; et même il ne dit pas tout ce qui se
trouve ailleurs. Il ne reprend le fil de ce qu'on peut appeler ses
révélations qu'au moment où Jeanne d'Arc veut
faire prendre au roi le chemin de Paris après la prise de
Senlis. Cette fois le roi s'arrête et ne veut pas faire un
pas de plus, quoique Bedford ait abandonné la capitale avec
une précipitation qui trahit ses craintes, quoique la confiance
soit toujours la même parmi les Français. En vain lui
envoie-t-on message sur message de l'avant-garde qui est déjà
logée à Saint-Denis. Depuis le 26 août, jusqu'au
5 septembre, la Pucelle n'obtient rien de lui ni par lettre, ni
par ambassade. Enfin elle envoie le duc d'Alençon, qui plus
heureux, finit par le décider après quinze jours écoulés
en pure perte, et lorsque les Parisiens, témoins de ces incertitudes,
ont eu plus que le temps de mettre leur ville à l'abri d'un
coup de main.
Il suffit que la Pucelle voie le roi à Saint-Denis
pour que son élan lui revienne aussi entier, aussi irrésistible
que lorsqu'elle entrait pour la première fois dans les murs
d'Orléans. Le 8 septembre elle conduit les capitaines à
la porte Saint-Honoré. Ils combattent toute la journée
sans pouvoir aller plus avant que le fossé ; mais dans la
position qu'ils ont prise, le canon du rempart ne peut déjà
plus les atteindre, et Jeanne d'Arc leur proteste que s'ils persistent
encore un moment, la ville est à eux. Malheureusement un
trait l'atteint à la cuisse. Les gens d'armes la voyant blessée,
avisent que la nuit est close et qu'ils sont bien las. En vain elle
continue ses instances ; on la prend, on la met de force sur un
cheval et on l'emmène à la Chapelle.
Elle n'était pas blessée si grièvement
qu'on a coutume de le dire, puisque, d'après le témoignage
de notre chroniqueur, le lendemain elle était la première
levée au camp, et que, courant de côté et d'autre,
elle excitait les capitaines à retourner à l'assaut
de Paris. Sur ces entrefaites, arrive le sire de Montmorency qui
jusque-là avait tenu pour les Anglais. Il vient faire sa
soumission, ayant quitté Paris le matin même avec une
bande nombreuse de gentilshommes ; de sorte que l'arrivée
de ce renfort transporte les gens d'armes d'enthousiasme, et que
déjà ils regardent la ville comme gagnée. Mais
tout ce mouvement déplaît au roi ; et comme il veut
y mettre fin, il envoie chercher la Pucelle par René d'Anjou.
Les capitaines aussi sont invités à se rendre auprès
de leur souverain. Il n'y aura pas d'assaut, ni ce jour, ni le lendemain.
Paris est perdu pour sept ans encore ; car on n'y laissera pas aller
la Pucelle, et ainsi on la fera mentir ; elle qui avait tant dit
qu'elle y entrerait. Apprenant qu'elle veut profiter d'un pont établi
à la Briche pour se jeter sur la rive gauche de la Seine
et tenter une attaque sur le quartier Saint-Germain, le roi ordonne
la rupture du pont. Deux jours après, il donne l'ordre du
départ pour l'Orléanais.
Veut-on savoir le procédé des chroniqueurs
qui ont arrangé ces faits au goût de la cour et du
roi ? Ils s'y sont pris de la même facon que ceux du parti
anglais. Ils ont borné à la journée du 8 toutes
les tentatives sur Paris, et cela, en exagérant de leur mieux
la témérité d'une telle entreprise. A les en
croire, Jeanne aurait été emmenée de là
ne valant guère mieux que morte ; silence absolu de leur
part sur les évènements du lendemain et sur la défection
du sire de Montmorenci. Le seul Jean Chartier, qui probablement
avait été payé par la famille, trouve moyen
d'introduire le nom de ce seigneur sans rien compromettre ; il le
cite bonnement parmi les chevaliers qui secondent la Pucelle dans
la journée du 8, lui qui ce jour-là faisait tirer
sur elle de dessus les remparts. Mais c'est ainsi que s'écrivait
l'histoire au quinzième siècle.
Après la trahison de Paris, commencent pour Jeanne
d'Arc sept mois de repos dont Perceval de Caigny, sans dire grand'chose,
dit assez cependant pour qu'on les considère comme une époque
bien douloureuse dans la vie de cette fille infortunée. On
l'éloigna des capitaines qui l'avaient prise en affection
; on la tint à la cour comme une princesse, environnée
de soins hypocrites, elle qui ne demandait que des soldats pour
achever la conquête du royaume. Une fois on feignit de condescendre
à ses désirs, en lui permettant la malheureuse campagne
du Nivernais qu'elle dut entreprendre au cœur de l'hiver et
sans argent. Enfin, du printemps de 1430, ne pouvant supporter davantage
la vie qu'on lui faisait, elle s'évada de la cour : "Le
roy estant à Sully sur Loire, la Pucelle qui avoit veu et
entendu tout le fait et manière que le roy et son conseil
tenoient le recouvrement de son royaulme ; elle, très mal
contente de ce, trouva manière de soy despartir d'avecques
eux. Et sans le sceu du roy ne prendre congé de luy, elle
fist semblant d'aler en aucun esbat, et sans retourner, s'en ala
à la ville de Laingni surMarne."
Cette fuite a été ignorée jusqu'ici.
Elle est trop voisine du désastre de Compiègne pour
qu'on ne lui suppose pas une influence fâcheuse sur le déterminations
ultérieures prises par le roi à l'égard de
la Pucelle. Dieu sait si les gens qui ne l'aimaient pas, manquèrent
l'occasion d'arguer contre elle de sa désobéissance
! Perceval de Caigny ne dit rien toutefois sur ce point déjà
tant débattu ; il se hâte de raconter la fin de son
héroïne, en mêlant au récit de sa captivité
une anecdote qu'il semblerait tenir de Jean d'Aulon, le maître
d'hôtel de la Pucelle. Un peu plus loin que la mention du
supplice, vient un chapitre où la conduite politique de Charles
VII est examinée et blâmée sévèrement.
Mais c'est assez de commentaires pour préparer
à l'intelligence du texte même de notre auteur, que
voici :
Chapitres :
chap.1 - La venue de la Pucelle devers le
roi
chap.2- Comme la Pucelle commença à
faire la guerre aux Englois
chap.3- Des vivres menez à Orléans
chap.4- Comment la Pucelle print et leva les
bastilles d'Orléans
chap.5- Le département des Englois
de devant Orléans
chap.6- L'entreprinse de couronnement du Roy
chap.7- L'assaut de Gergeau
chap.8- Du siège de Baugency
chap.9- La bataille de Patay
chap.10- Le commencement du sacre du Roy
chap.11- Le jour que le Roy arriva à
Rains et fut sacré
chap.12- Comment le Roy après son
sacre print son chemin à venir...
chap.13- Comment le Roy et le duc de Bethford
furent l'un devant l'autre...
chap.14- Comme le Roy vint à Compiengne
quant il ot lessé le duc de Beth...
chap.15- Comme le duc de Bethford habandonna
Paris
chap.16- Comme la Pucelle donna l'assaut
à la ville de Paris
chap.17- Comme la Pucelle partist de Paris
oultre son vouloir
chap.18- Comme le Roy partit de Saint Denys
chap.19- Comme le duc d'Alençon se
partit du Roy
chap.20- Comme le Roy demoura à parsuir
sa guerre
chap.21- Comme la Pucelle se partit du Roy
chap.22- Comme elle vint à Compiengne
et là fut prinse
chap.23- La prinse de la Pucelle
chap.24- Comme la Pucelle fut mise en prison
chap.25- Comme la Pucelle fut jugée à mort
chap.26- Quant la Pucelle fut arse
chap.27- Comme le Roy voulut traictier aux Englois et au duc de
Bourg...
Source
: Présentation Jules Quicherat - Bibliothèque de l'école des
Chartes, t.II, 2° série, p.143 - 1845-46 et Procès
de condamnation et de réhabilitation de la Pucelle t.IV,
p.1 à 37.
Notes :
1 Collection.Duchesne, vol. 48.
2 Sans doute Cagny, qui a été érigé
en duché pour la famille de Boufflers.
3 Il y a dans la copie mccccxxxvi mais par une faute facile à
corriger, puisque le récit est poursuivi jusqu'à
la fin de 1438.
4
Bibl. hist. de la France, V°édition, Généalogies
des princes de sang, n°10212
5 Jean Chartier,
duns Godefroi, Hisloirede Charles Vli, p. 29
6 Chronique de la Pucelie, ibid., p.521.
7 Jean Chartier, p.33.
8 Jacques Le Bouvier, dit Berri. ibid. p.381.
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