La
relation du greffier de La Rochelle
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n
1877, l'éditeur des deux procès de Jeanne d'Arc, Jules
Quicherat, publiait dans la revue historique de juillet (2°
année, t.IV), une relation sur la Pucelle qui mérite
de prendre place à côté des chroniques dont
nous venons de parler. Cette relation, dit Jules Quicherat est un
extrait fait au XV° siècle de l'un des registres depuis
longtemps détruits de l'hôtel de ville de La Rochelle.
Voici cet article de Quicherat suivi du texte de cette relation
concernant la Pucelle.
"Lorsque je publiai à la suite des procès de
Jeanne d'Arc le recueil des témoignages rendus sur elle au
xv° siècle, j'espérais que le temps amènerait
la découverte de documents nouveaux et que l'on arriverait
à combler en partie, sinon en totalité, les lacunes
que présentait encore cette merveilleuse histoire. Jusqu'ici
l'évènement n'a pas répondu à mon attente.
Malgré l'intérêt toujours croissant qui s'est
attaché au personnage et l'éveil donné à
tous ceux qui compulsent les archives et les manuscrits, malgré
tant de recherches accomplies de tous côtés pour l'avancement
de l'histoire du moyen-âge, ce qui s'est produit sur la Pucelle
depuis trente ans se borne à trois ou quatre indications
de valeur. Encore n'y a-t-il rien dans ce faible contingent qui
ait été de nature à ouvrir des vues nouvelles
sur le sujet. Cette excessive rareté des pièces à
joindre au dossier de Jeanne d'Arc donne un prix réel au
morceau qu'on va lire.
C'est un extrait fait au XV° siècle de l'un
des registres depuis longtemps détruits de l'Hôtel-de-Ville
de La Rochelle. Le manuscrit existe à la Bibliothèque
publique de La Rochelle. Il forme un cahier qui s'annonce sous ce
titre : Extrait de la matricule des maires, eschevins de la ville
de La Rochelle, contenue Livre Noir estant en parchemin, dans lequel
sont incérez les choses qui sont survenues de remarque et
dignes de mesmoire en chacune mairie, commencent en l'an mil cent
quatre-vingt dix-neuf, maire Robert de Montmiral.
Le texte est incorrect, l'orthographe a été
rajeunie, des mots ont été mal lus, peut-être
même des phrases ont-elles été passées.
Ces fautes sont le fait du manuscrit. L'habile archiviste du département
de la Charente-Inférieure, M. de Richemond, à qui
j'en dois la copie, s'est appliqué à le transcrire
avec une scrupuleuse fidélité.
Le sujet du morceau est un récit des actions
de la Pucelle depuis son arrivée à la cour de Charles
VII jusqu'à sa mort. Il ne faut pas s'attendre à y
trouver une histoire suivie. Beaucoup de faits importants ne sont
que mentionnés ; d'autres ont été passés
sous silence ; mais plusieurs points sont traités avec une
véritable ampleur et présentent des détails
tout à fait nouveaux.
Il n'y a pas de doute possible au sujet de l'auteur.
Ce fut le greffier de l'Hôtel-de-Ville de La Rochelle en exercice
pendant les deux années où se renferme la carrière
de Jeanne d'Arc. Son témoignage est celui d'un contemporain,
mais non pas d'un témoin oculaire. On discerne parmi les
éléments de sa relation des choses de provenance offcielle,
et d'autres qui ont le caractère de simples on-dit,
de sorte qu'il a fait un égal usage des rapports qui venaient
au bureau de la ville et des propos qui circulaient dans le public.
Evidemment il n'a pas enregistré les événements
à mesure qu'ils arrivaient à sa connaissance. De fréquentes
erreurs quant à la coïncidence des jours de la semaine
avec le quantième du mois prouvent que la rédaction
a été faite a posteriori et de mémoire.
De ce qu'elle a été conduite jusqu'à
la mort de Jeanne, il ne serait pas légitime de conclure
qu'elle ne fut entreprise qu'après cet évènement.
Les apparences sont plutôt que le travail fut exécuté
après la tentative infructueuse de l'armée française
sur Paris, au mois de septembre 1429, et qu'il faut tenir pour une
addition postérieure les deux derniers paragraphes, dont
l'un ne concerne plus la Pucelle, dont l'autre est un résumé,
sans proportion avec le reste, de tout ce qui se passa entre la
catastrophe de Compiègne et celle de Rouen. Je pense d'après
cela que la relation rochelaise peut prétendre à figurer
comme la première en date dans la série des chroniques
relatives à Jeanne d'Arc.
Il n'est pas inutile de mettre en évidence les
données importantes que ce document fournit à l'histoire.
Nous ignorons quelle fut la semblance de Jeanne. Elle
était belle, au jugement d'un contemporain ; un autre a témoigné
que son visage était riant ; enfin un moine italien qui a
eu l'occasion de parler d'elle soixante-dix ans après sa
mort, atteste qu'elle eut les cheveux noirs. Rien de plus que ces
trois indications.
La circonstance des cheveux noirs est précieuse
pour les artistes qui ont à créer cette glorieuse
image. Ils sont instruits par là que leur conception doit
s'exercer en dehors du type de la femme blonde. Mais l'auteur qui
a dit cela a parlé de Jeanne plutôt en romancier qu'en
historien. Mérite-t-il plus de confiance sur ce trait de
conformation physique qu'à l'égard des fans controuvés
dont il a surchargé son récit. La chose a pu faire
doute jusqu'à présent : la chronique rochelaise la
mettra désormais hors de toute contestation. Elle affirme
en effet que la Pucelle eut les cheveux noirs, noirs et ronds dit
le texte, c'est-à-dire coupés suivant cette mode hideuse
du quinzième siècle qui fit de la chevelure comme
une calotte posée sur le crâne.
A ce renseignement sur la couleur des cheveux s'en joint
un autre sur celle de l'habillement avec lequel Jeanne se présenta
pour la première fois à Charles VII. Il était
noir et gris des pieds à la tête. C'est là un
détail qu'il n'est pas superflu de signaler, si mince qu'en
soit l'importance, parce que les peintres pourront en faire leur
profit.
Au sujet de l'étendard de Jeanne, la relation
nous fournit un renseignement de plus de prix. L'étendard
a joué un grand rôle dans l'histoire de la Pucelle.
C'était l'insigne du commandement qu'elle était venue
réclamer au nom de la puissance céleste. La couleur
de l'étoffe et les figures peintes dessus lui avaient été,
disait-elle, révélées par ses voix ; elle le
préférait à tout le reste de son attirail de
guerre, et le plus souvent on la vit s'engager dans la mêlée
sans avoir autre chose à la main. Rien ne causait plus d'effroi
aux ennemis, qui tenaient cet innocent drapeau pour un talisman
renforcé de toutes les conjurations de l'enfer. Du plus loin
qu'il apparaissait il les mettait en fuite : aussi des milliers
d'hommes qui l'avaient vu, faute de l'avoir osé regarder,
étaient incapables de dire ce qu'il représentait.
Dans le cours du procès, Jeanne fut interrogée
à deux reprises sur ce point. Elle ne varia pas dans ses
réponses. L'étendard était semé de fleurs
de lis et sur le fond se détachaient, en deux endroits différents,
la représentation de Dieu assis entre deux anges et la devise
Jesus Maria. Mais la seconde fois qu'elle eut fait cet aveu, comme
si elle voulait arrêter sur les lèvres de ses juges
une question qu'elle pressentait de leur part, elle ajouta qu'elle
n'avait jamais eu qu'un seul étendard.
Comment put-elle penser qu'on lui demanderait si elle
avait eu deux étendards ?
Il y a là une obscurité que dissipe le
témoignage de notre relation, combiné avec celui d'un
court extrait publié pour la première fois dans la
belle édition de la Jeanne d'Arc de M. Wallon.
Outre les fleurs de lis, l'image de Dieu et les mots
Jesus Maria, il y eut sur l'étendard un autre objet dont
Jeanne se dispensa de parler. C'était un écusson,
qui fut d'abord d'une façon, et plus tard d'une autre.
Dans les usages militaires du XV° siècle
l'étendard, qui était le signe du commandement général,
était couvert d'emblèmes au choix du capitaine à
qui il appartenait, et ces emblèmes n'étaient point
assujettis aux lois du blason ; dans un coin seulement étaient
figurées les armoiries du personnage.
Jeanne, parait-il, se conforma à cette coutume.
Elle composa des armoiries pour son étendard, ou, pour parler
plus juste, elle fit peindre sur ce drapeau des armoiries dont le
dessin lui avait été suggéré par ses
voix. Ni marque nobiliaire, ni aucun des emblèmes consacrés
de la chevalerie ne figuraient sur l'écusson. C'était
un Saint-Esprit d'argent en champ d'azur, l'oiseau tenant en son
bec une banderolle sur laquelle étaient écrits les
mots : "De par le roy du ciel." Voilà ce que nous
apprend notre relation.
L'extrait publié par M.Wallon parait provenir
de l'un des mémoriaux de la Cour des Monnaies ; il a donc
l'autorité d'un document officiel. Il constate que le 2 juin
1429, près d'un mois après la délivrance d'Orléans,
Charles VII étant à Chinon donna à Jeanne "pour
son estandart et pour soy décorer" des armoiries dont
le devis répond de point en point au blason qui a été
celui de la famille d'Arc depuis son anoblissement : une couronne
soutenue par une épée entre deux fleurs de lys.
Ces armoiries de concession royale accompagnèrent-elles
ou remplacèrent-elles les autres qui étaient déjà
figurées sur l'étendard ? Il faut qu'elles les aient
remplacées pour qu'il soit venu à l'esprit de Jeanne
qu'elle pouvait être soupçonnée d'avoir changé
d'étendard. Le drapeau étant toujours le même,
un écusson fut substitué à un autre.
Mais pourquoi cette préoccupation d'une chose
qui n'était pas en question ? pourquoi son silence au sujet
des armoiries figurées sur l'étendard ? pourquoi ses
dénégations quand on lui demanda si elle avait eu
des armoiries ? pourquoi enfin sa persistance à soutenir
que les armes, que nous savons maintenant avoir été
octroyées à elle, l'avaient été seulement
à ses frères, et non pas sur sa requête ni par
le fait de ses révélations ?
Il y a toute apparence que là-dessous se cache
un de ces douloureux dissentiments que l'intrigue ne cessa de susciter
entre Charles VII et la Pucelle. Jeanne n'avait accepté que
malgré elle le changement du blason de son étendard
; devant ses juges, elle ne voulut convenir de rien qui aurait pu
leur faire comprendre que pour obéir à son roi elle
avait enfreint l'une des prescriptions de la voix céleste
par laquelle elle se guidait, et d'autre part elle en dit assez
pour se dégager de la responsabilité d'avoir imaginé
des armoiries d'un caractère purement héraldique :
ce qui eût justifié l'accusation de vanité portée
contre elle. (1)
C'est ainsi qu'une circonstance de peu de valeur par
elle-même en acquiert beaucoup par le rapport qu'elle a avec
l'un des points obscurs du procès.
Au sujet de l'épée qui fut découverte
dans l'église Sainte-Catherine de Fierbois sur les indications
de Jeanne, la chronique rochelaise offre, avec le témoignage
de Jeanne elle-même tel qu'il est consigné au procès,
une petite divergence où il ne faut peut-être voir
qu'un enjolivement ajouté par la rumeur publique. Il est
bon toutefois d'en tenir compte : une critique plus éclairée
que la mienne verra s'il y a lieu d'en tirer parti.
L'aveu de la Pucelle fut que cette épée,
dont elle avait appris l'existence par la révélation
de ses voix, s'était trouvée en terre, à peu
de profondeur, derrière l'autel de l'église ; mais,
se reprenant sur cette dernière circonstance, elle ajoute
qu'elle ne saurait dire au juste si c'était derrière
ou devant l'autel ; qu'il lui semblait bien se souvenir que dans
la lettre écrite sous sa dictée pour faire faire la
recherche, il y avait derrière l'autel.
Notre document dit que l'épée fut tirée
d'un coffre qui n'avait pas été ouvert depuis vingt
ans, lequel coffre était enfermé dans l'autel même.
L'épée dans ce cas aurait été une relique,
et l'autel un de ces autels en forme de cage, comme il y en eut
beaucoup au XIV° et au XV° siècle.
Tous ceux qui ont lu l'histoire connaissent la lettre
que la Pucelle, avant de commencer la guerre, adressa aux Anglais
pour les sommer d'évacuer le territoire. Le procès
de condamnation et plusieurs chroniques françaises nous ont
conservé cette pièce sous une forme qui n'est pas
tout à fait la même des deux côtés ; mais,
l'une et l'autre rédaction ne diffèrent que par l'interversion
de quelques phrases qui ne changent absolument rien au sens. Il
importe de recueillir toutes les versions nouvelles du même
texte qui pourront se rencontrer, parce que Jeanne, lorsqu'on lui
en donna lecture dans l'un de ses interrogatoires, désavoua
plusieurs expressions. Cinq textes de toutes les provenances que
j'ai réunis dans mon édition du procès contiennent
cependant les mêmes expressions. On les trouvera encore dans
un sixième texte que le rédacteur rochelais a couché
sur son registre d'après un original conforme à celui
dont se sont servis les chroniqueurs français.
Un des griefs élevés contre Jeanne dans
son procès fut d'avoir refusé de traiter avec le capitaine
de Jargeau, qui était le comte de Suffolk. Il faut savoir
que la proposition de l'Anglais était de rendre la place
dans quinze jours, et cela lorsqu'il était instruit qu'une
armée de secours, formée en toute hâte par son
gouvernement, arriverait avant ce terme sur les bords de la Loire.
La Pucelle se contenta de répondre à ses juges qu'elle
aurait traité, si les Anglais avaient consenti à s'éloigner
immédiatement de Jargeau, la vie sauve et en laissant leurs
armes; qu'elle les avait avertis qu'en cas de refus de leur part,
elle allait enlever la ville d'assaut : ce qui eut lieu en effet.
Il est si clair qu'elle avait fait là ce que
tout autre général aurait fait à sa place,
qu'on s'étonne de voir pareille chose devenir un chef d'accusation
; mais c'est que les Anglais éprouvèrent à
cette occasion un crève-coeur que l'on ignorait et dont le
mystère est dévoilé par notre document.
Pendant que la Pucelle poussait avec vigueur les approches
de la place, le bâtard d'Orléans, posté d'un
autre côté, avait consenti au traité de dupe
qui aurait donné au gouvernement anglais le temps de secourir
Jargeau. Il faut croire que le bâtard d'Orléans avait
le droit de négocier de son chef avec l'ennemi, puisqu'il
accepta les propositions de Suffolk ; mais il n'eut pas le pouvoir
d'obtenir l'approbation de Jeanne ; et ainsi les Anglais, qui s'étaient
vus un moment hors de peine, grâce à la générosité
du bon prince, furent contraints d'essuyer, par le fait de la Pucelle,
un nouvel échec, qui fut suivi de beaucoup d'autres.
Le comte de Suffolk fut fait prisonnier à la
prise de Jargeau. Nous trouvons dans quatre chroniques françaises
un même récit d'après lequel ce seigneur, se
voyant appréhendé au corps par un homme d'armes qui
n'était pas chevalier, n'aurait rendu son épée
qu'après s'en être servi pour conférer la chevalerie
à son vainqueur.
Plusieurs témoignages qui dérivent manifestement
l'un de l'autre n'en font qu'un. C'est le cas de nos quatre chroniqueurs
qui se sont copiés successivement à partir du premier
en date, lequel écrivit après 1450. A un auteur si
postérieur en date, je préfère le greffier
de l'Hôtel-de-Ville de La Rochelle qui, l'année même
de l'événement, écrivait ceci :
"Quand le comte vit la prise de la ville, parce
que Monseigneur d'Alençon, qui y était, et d'autres
seigneurs le voulaient prendre prisonnier, il dit qu'il ne se rendrait
point à eux, dût-il mourir, en criant à haute
voix : Je me rends à la Pucelle, qui est la plus vaillante
femme du monde et qui nous doit tous subjuguer et mettre à
confusion. Et de fait vint à la Pucelle et se rendit
à elle."
Voilà une jolie scène, et toute nouvelle.
Quant à l'autre, celle de l'homme d'armes fait chevalier
dans la mêlée, on peut la maintenir, moyennant qu'on
en changera l'un des acteurs. William Pole, comte de Suffolk, fut
secondé dans la défense de Jargeau par ses deux frères
John et Alexandre Pole. Alexandre fut précipité du
pont dans la Loire où il se noya ; rien ne s'oppose à
ce que John Pole soit le lord qui tint à ne rendre son épée
qu'à un chevalier.
Le récit de la réduction de Troyes est
ce qu'il y a de plus étendu dans la relation rochelaise.
Le rôle actif de l'évêque pour disposer les habitants
en faveur de Charles VII y est mis dans tout son jour, et celui
de frère Richard le cordelier prend une importance que rien
ne laissait soupçonner dans les chroniques, mais qu'il était
possible d'entrevoir d'après le procès de condamnation.
Frère Richard fut un prédicateur de l'ordre
de saint François qui accomplissait en 1429 une mission dans
la partie de la France soumise aux Anglais. Ses sermons eurent une
vogue extraordinaire ; sa réputation fut celle d'un saint.
Il se trouvait à Troyes lorsque l'armée française
parut devant cette ville. Les habitants sommés de se rendre
par la Pucelle, le députèrent pour savoir de lui ce
qu'il fallait penser de cette femme. Jeanne elle-même a raconté
leur première entrevue dans l'un de ses interrogatoires.
Le moine ne s'avançait qu'avec appréhension ; il faisait
des signes de croix et des aspersions d'eau bénite. Elle
lui cria plaisamment : "Avancez hardiment, je ne m'envolerai
pas". (2)
Ses juges auraient voulu lui faire dire autre chose,
qu'elle ne dit pas et que cependant ils tinrent pour dit ; car sa
réponse telle qu'elle fut alléguée plus tard
comme preuve de l'article du réquisitoire qui lui imputait
de s'être fait adorer. Que s'était-il donc passé
? La chose est tout au long dans notre document. Frère Richard,
subjugué par la voix qu'il venait d'entendre et par le regard
de Jeanne, s'agenouilla à quelque distance devant elle. Celle-ci,
qui ne voulait pas de ces démonstrations (elle l'a toujours
soutenu devant ses juges, et nous en avons eu la preuve), se jeta
elle-même à genoux, pour détourner l'idée
qu'elle fût l'objet d'un pareil hommage, en faisant comme
si elle se fût unie avec le saint homme dans un acte commun
de dévotion. Lorsqu'ils se furent relevés, ils eurent
ensemble un long entretien, à la suite duquel frère
Richard rentra dans la ville, enthousiasmé pour la cause
de Charles VII, et ne prêçhant plus que pour la faire
triompher.
Au moment où le roi se remet en route pour gagner
Reims, le rédacteur rochelais raconte, comme s'il parlait
d'après le témoignage des habitants de Troyes, un
incident qui remplit ceux-ci de surprise. Tandis qu'ils avaient
les yeux fixés sur l'armée qui s'éloignait
de leurs murs, ils virent des milliers de banderolles blanches,
arborées aux lances des hommes d'armes, apparaître
et disparaître comme par miracle.
Jeanne fut obsédée de questions, dans
l'un de ses interrogatoires, au sujet de ces banderolles qui étaient
une chose très connue, à ce qu'il parait ; et qu'on
avait vues ailleurs qu'à Troyes. On ne put rien tirer d'elle,
sinon que les banderolles étaient de satin blanc, et qu'elle
n'était pas maîtresse de ce que faisaient les gens
d'armes. Notre document ne donne donc pas encore l'explication du
fait ; mais il est permis de conjecturer qu'il se rapportait à
quelque exercice de piété introduit dans l'armée
par la Pucelle, et dont l'accusation cherchait à faire une
pratique superstitieuse.
Le récit du sacre se présente dans la
relation avec quelques circonstances qui ne se trouvent point ailleurs
; mais rien de nouveau sur la Pucelle. De la cérémonie
de Reims on passe brusquement à la tentative dirigée
sur Paris dans les premiers jours de septembre. Ici notre auteur,
par la faute des rapports qui lui ont été faits ou
par la mauvaise interprétation qu'il leur a donnée,
commet de graves inexactitudes. Il croit que Charles VII se montra
devant Paris, quand il est avéré qu'il fut impossible
de le faire avancer d'un pas en deçà de Saint-Denis
; il admet que les Français avaient réussi dans leur
attaque jusqu'au point de pénétrer dans la ville,
et que c'est dans une rue que Jeanne fut blessée, lorsqu'il
résulte de tous les témoignages qu'il n'y eut de forcé
que la bastille ou redoute qui était devant la porte Saint-Honoré,
et que Jeanne fut atteinte d'un trait d'arbalète pendant
qu'elle faisait combler le fossé entre la redoute et le mur
de ville.
Il est mieux informé lorsqu'il raconte que les
boulets lancés par l'ennemi venaient tomber aux pieds des
assiégeants ou, s'ils les atteignaient, ne leur causaient
que des meurtrissures sans gravité. Le même fait est
attesté par Perceval de Cagny. Il prouve que Paris manquait
de poudre et qu'on ne mettait pas aux pièces la charge suffisante
pour rendre les projectiles dangereux.
Les deux auteurs se montrent également d'accord
sur le peu de gravité de la blessure de Jeanne, sur la certitude
du succès pour peu que l'attaque eût été
continuée, sur le petit nombre de Français qui furent
mis hors de combat. Quant à ce dernier point la relation
va jusqu'à dire qu'il n'y eut qu'un homme tué, et
que ce fut un bourgeois de La Rochelle.
On sent la note officielle dans la dernière phrase
où il est expliqué que la retraite de devant Paris
fut rendue nécessaire par le manque de vivres, mais que le
roi en s'éloignant eut soin de laisser de fortes garnisons
pour continuer la guerre contre ceux qui détenaient sa capitale.
C'est là ce que l'on dut dire aux Français
des provinces éloignées, qui comptaient sur la réduction
immédiate de Paris d'après l'assurance que la Pucelle
en avait donnée tant de fois ; mais avec les populations
placées sur le théâtre de la guerre et qui en
souffraient, il fallut se servir d'un autre prétexte ; on
les leurra de l'espoir d'une paix prochaine qui exigeait la suspension
des hostilités.
Nous possédons aujourd'hui la preuve authentique
de cette manceuvre au sujet de laquelle je ne pus émettre
que des soupçons lorsque je composai mes Aperçus nouveaux
sur l'histoire de Jeanne d'Arc. Pendant que Charles VII, sous la
pression de Jeanne et de l'armée, s'acheminait vers Paris,
que les Anglais, résignés à la perte de cette
ville, en avaient livré la garde au duc de Bourgogne et retiré
leurs troupes qu'ils jugeaient nécessaires pour défendre
la Normandie, des ambassadeurs français concluaient avec
le même duc de Bourgogne une trêve de six mois (3).
La suspension des hostilités devait s'étendre non
seulement à la totalité de l'Ile-de-France, mais encore
à la Normandie ; et comme le misérable gouvernement
qui condescendait à de tels accords reconnaissait son impuissance
à empêcher l'attaque de Paris par la Pucelle, il avait
fait une exception pour Paris, non pas afin de réserver au
roi de France le droit de reconquérir sa capitale ; mais
afin d'assurer au duc de Bourgogne la faculté de défendre
Paris contre ceux qui voudraient "faire guerre ou porter
dommage" à cette ville. Ce sont les termes mêmes
du traité passé à Compiègne le 28 août
1429.
L'entreprise de Jeanne sur Paris ayant été
ainsi désavouée par anticipation, on conçoit
que Charles VII n'ait eu garde de se produire de sa personne pendant
cette action où cependant sa présence aurait été
décisive. Il était à Saint-Denis, et il y resta
obstinément avec une partie de ses troupes, laissant le reste,
qui avait été entraîné par Jeanne, s'épuiser
en efforts pendant une journée entière, en voyant
l'ordre de battre en retraite lorsqu'il était possible de
tenter encore un assaut, s'autorisant de l'échec essuyé
pour défendre de recommencer la tentative, enfin donnant
bientôt le signal de la retraite pour retourner au-delà
de la Loire.
Par là le prestige de la Pucelle reçut
une atteinte dont on lui ôta sans beaucoup de peine la possibilité
de se relever. De ce moment, elle n'eut plus rien à faire
qu'à user dans des entreprises stériles le reste de
son ascendant compromis.
Voilà comment le cours des succès les
plus assurés fut interrompu pour faire place à une
combinaison louche qui ne rapporta aucun des fruits qu'on s'était
vanté d'en faire sortir. On croyait tenir la paix au terme
de la trêve, et l'on eut, au lieu de paix, vingt nouvelles
années de guerre sur le territoire : autant qu'on en avait
subi depuis le commencement des troubles. On avait compté
sur une prompte et honorable réconciliation avec le duc de
Bourgogne, et l'on n'avait rien fait que préparer pour le
souverain l'humiliation de s'avouer l'assassin d'un de ses sujets
et de racheter son crime par un démembrement de sa couronne.
Mais le résultat non avoué, celui qui était
dans les vœux du plus grand nombre des politiques, avait été
atteint. On avait mis fin à une fièvre d'enthousiasme
qui faisait peur ; on avait commencé à ternir une
gloire importune dont l'éclat éclipsait toutes les
autres. L'intrigue servie par la médiocrité envieuse
et par l'ingratitude a fait de ces coups-là dans tous les
temps.
J'ai entendu plusieurs fois critiquer l'expression de
la statue érigée nouvellement à Paris, sur
la place des Pyramides. On aurait voulu un visage plus ouvert, plus
riant, puisqu'il est connu que la Pucelle eut le visage riant. Les
personnes qui font ces difflcultés ne tiennent pas compte
de la situation à laquelle a dû se reporter l'artiste.
Jeanne devant Paris n'était plus la Jeanne d'Orléans
ou de Reims. Si sa lucidité, qui n'avait pas faibli, lui
faisait lire dans le cœur des ennemis la certitude d'une nouvelle
victoire pour son drapeau, elle lui découvrait aussi tout
ce qui fermentait contre elle de mauvaise volonté et de haine
dans l'entourage du roi. Elle ne put pas ne pas pressentir qu'une
catastrophe la menaçait de ce côté. Sur le visage
qu'elle montra aux assaillants de la porte Saint-Honoré durent
se peindre la résolution de combattre jusqu'à la dernière
extrémité et le sérieux, inévitable
à l'approche du martyre. Ce double sentiment, M.Fremiet me
semble avoir réussi à l'exprimer."
Jules
Quicherat (13 octobre 1814 - † le 8 avril 1882)
Chapitres
:
- 1ère partie : Chinon, Poitiers
- 2ème partie
: Orléans, campagne de la Loire
- 3ème partie : Troyes, Reims, Compiègne
Source
: La revue historique, 1877 - t.IV - Jules Quicherat.
Mise en Français plus moderne : "La vraie Jeanne d'Arc - t.III - J.-B.-J. Ayroles - 1897.
Notes :
1 Il est bien évident que cette théorie n'engage
que Quicherat.
2 Au moyen-âge, les sorcières étaient réoutées
"s'envoler" au contact de l'eau bénite. (ndlr)
3 L'acte a été publié pour la première
fois dans la "Revue de la Normandie", année 1866.
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