La
chronique des Cordeliers de Paris
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1882, Jules Quicherat publia un nouvel article dans la "revue
historique" (1).
Il y faisait le point des dernières découvertes sur
les sources de la vie de Jeanne d'Arc depuis 1877 date de l'article
de cette même revue présentant la relation
du Greffier de La Rochelle et aussi présentait une
chronique connue mais non publiée jusqu'à présent
la chronique des Cordeliers de Paris. Il y publie la partie
concernant Jeanne d'Arc, ainsi que le texte de quelques traités
très importants.
Voici donc la partie de cet article qui concerne la
chronique des Cordeliers de Paris :
"...Il est temps d'en venir à la relation
inédite que j'annonçais en commençant.
La chronique dont elle fait partie est écrite
en français et s'étend de la création du monde
à l'année 1434. Le manuscrit, aujourd'hui à
la Bibliothèque nationale (n° 23048 français),
provient du grand couvent des Cordeliers de Paris. Il a été
mis à contribution par M. Douët d'Arcq, qui y a pris
l'histoire du règne de Charles VI à partir de 1400,
pour l'ajouter en appendice à son édition de Monstrelet.
Si le récit des neuf premières années du règne
de Charles VII, qui termine l'ouvrage, n'a pas eu de même
les honneurs de l'impression, il a du moins été consulté
par Vallet de Viriville qui l'a cité souvent dans son Histoire
de Charles VII.
L'auteur de cette chronique ne s'est pas fait connaître.
A en juger par son langage, il était Picard. Peut-être
un mot qu'il laisse échapper sur les dispositions de Saint-Quentin,
après le sacre de Charles VII, autoriserait-il à conjecturer
qu'il habitait cette ville ? Son talent comme écrivain est
des plus médiocres ; son opinion est celle d'un Bourguignon,
plus exalté lorsqu'il entame le récit des guerres
civiles que lorsqu'il arrive au temps où parut Jeanne. Il
parle d'elle sans l'injurier, et même sans la dénigrer.
Si dans un passage il dit qu'à la cour de Charles VII on
la tenait pour une extravagante et pour une idiote, il constate
ailleurs que la voix publique qualifiait ses exploits de miracles,
et que cette manière de voir avait des partisans même
à Rome.
A la place importante qu'il lui assigne dans le récit des
événements, il est visible qu'il la prenait au sérieux.
Peut-être même est-il permis de voir l'indice d'une
sympathie secrète dans le nom familier de Jeannette qu'il
lui donne constamment au lieu de Jeanne.
Ses informations, sans être des plus sûres,
lui ont appris des choses que les autres chroniqueurs ont ignorées.
Il fut en situation de se procurer des pièces officielles,
de celles au moins que le gouvernement anglo-bourguignon faisait
circuler. Quelques-unes sont rapportées in extenso dans son
texte, entre autres l'armistice que Charles VII conclut avec le
duc de Bourgogne dans le moment que la Pucelle se préparait
à emporter Paris d'assaut. C'est là un document qui
à lui seul donnerait au récit où il se trouve
inséré la valeur d'un témoignage capital pour
l'histoire de Jeanne d'Arc.
J'ai parlé plusieurs fois déjà
de cet armistice, ayant eu occasion d'en faire connaître le
texte d'après un vidimus qui est aux archives communales
de Douai. Je dois confesser que lorsque je le publiai, je n'avais
point fait attention qu'il était déjà mentionné
dans l'Histoire de Charles VII de Vallet de Viriville (3).
Ce consciencieux érudit en eut connaissance précisément
par le manuscrit 23018 de la Bibliothèque nationale, et il
n'a pas manqué de lui donner une place dans son récit
; mais il l'a présenté de telle façon qu'il
est impossible d'en saisir la portée à moins de se
livrer à une opération de critique, c'est pourquoi
la valeur du document, et par suite la mémoire du passage
qui lui est consacré, échappèrent à
beaucoup de lecteurs, du nombre desquels je m'accuse d'avoir été.
Comme il ne faut pas reculer devant les redites lorsqu'on
a le désir de faire entrer la vérité dans les
esprits, je répéterai ici les explications que j'ai
données au sujet de la négociation dont il s'agit.
Dès le lendemain du sacre de Charles VII, deux
politiques entièrement opposées furent en lutte. D'une
part la Pucelle voulait continuer sa marche victorieuse, reconquérir
Paris, réduire les Bourguignons et les Anglais à subir
la loi du roi de France remis en pleine possession de sa couronne.
Elle affrmait pouvoir faire cela en peu de temps, et tout donne
à penser qu'elle ne se trompait pas.
L'opinion des conseillers de Charles VII était
au contraire qu'il fallait suspendre toute agression et négocier
avec le duc de Bourgogne pour amener sa réconciliation avec
le roi, parce qu'on ne pourrait venir à bout des Anglais,
suivant eux, que lorsque la division aurait cessé dans la
maison de France.
On vit à l'épreuve ce que valait ce dernier
parti, qui fut malheureusement celui qui prévalut. Outre
que les démarches pour arriver à la réconciliation
prolongèrent de six ans l'état de guerre civile et
étrangère, tel qu'il existait auparavant : après
que la réconciliation fut consommée le royaume resta
livré pendant quinze ans encore, partie à l'occupation
anglaise, partie aux ravages d'une soldatesque encore plus malfaisante
que l'ennemi. Et le rapprochement dont les bons effets furent si
longs à se faire sentir, à quel prix fut-il acheté
Il fallut pour l'obtenir que Charles VII fit amende honorable à
Philippe le Bon de l'assassinat de son père ; il fallut que
la royauté se soumît à une humiliation sans
exemple, dont le ressentiment amena plus tard de nouvelles et non
moins terribles convulsions que celles auxquelles on avait cru remédier
pour toujours.
Mais ce sont là les fruits éloignés
de la politique adoptée par le gouvernement de Charles VII.
La conséquence immédiate qui en sortit fut l'abandon
de Jeanne d'Arc.
Elle voulait la guerre quand le roi et les princes jugeaient
la paix nécessaire, et d'un autre côté on n'aurait
pas osé lui ôter son commandement à cause de
l'ascendant qu'elle exerçait sur les troupes. On prit le
parti de la laisser agir toute seule et se tirer comme elle pourrait
des opérations qu'elle s'obstinait à poursuivre. Cela
est exprimé dans l'armistice en termes qui, pour être
indirects, n'en sont pas moins positifs. Par cet acte, en effet,
Charles VII étant à Compiègne tandis que l'avant-garde
de son armée campait déjà à SaintDenis,
déclare les hostilités suspendues pour cinq mois,
du 28 août au 25 décembre. Paris seulement est excepté,
et il est excepté non pas avec la clause que le roi se réserve
de faire ce qu'il faudra pour rentrer en possession de sa capitale,
mais avec la faculté garantie au duc de Bourgogne de se porter
à la défense de la ville contre qui tenterait de l'attaquer.
L'acte dit en propres termes : "Réservé à
notre dit cousin de Bourgogne que, si bon lui semble, il pourra
durant ladite abstinence employer lui et ses gens à la défense
de la ville de Paris et résister à ceux qui voudroient
faire guerre ou porter dommage à icelle."
Stipuler une pareille chose pendant que la Pucelle était
devant Paris et tout entière aux apprêts d'une attaque
contre la ville, n'était-ce pas proclamer qu'on se désintéressait
de son entreprise et signifier aux ennemis qu'ils n'allaient plus
avoir en face d'eux qu'une indocile désavouée par
son roi ?
L'évènement répondit à ce
qu'on devait attendre d'une semblable déclaration. Le roi
se tint à Saint-Denis avec la plus grande partie de son armée
dans la journée où Jeanne se consuma en efforts pour
faire passer par dessus les premiers retranchements de la ville
les hommes de bonne volonté qui l'avaient suivie. Blessée,
elle tomba. Il fallut battre en retraite. La série des revers
qui allaient ruiner son prestige avait commencé.
Un vainqueur qui traite avec l'allié du vaincu
pour solliciter de lui une défaite est quelque chose de si
extraordinaire que, même du côté des ennemis,
le plus grand nombre ne le comprit pas. On vit dans l'armistice
une nécessité à laquelle le roi de France avait
été amené par l'échec de ses armes devant
Paris, et cette opinion s'accrédita d'autant mieux que le
gouvernement anglais ne donna de publicité au traité
du 28 août que dans le mois d'octobre suivant. Monstrelet
et le chroniqueur de Paris ont été sous le coup de
cette erreur. Quant à notre auteur anonyme, il n'a pas pu
se méprendre sur la date de l'acte, puisqu'il le transcrivait
en son entier ; mais il a commis un anachronisme d'un autre genre.
Il s'est figuré, raisonnant d'après la vraisemblance,
que la tentative sur Paris, qui est du commencement de septembre,
avait précédé l'armistice, et il l'a mise au
commencement d'août tant il répugnait à la raison
d'admettre la possibilité des faits dans l'ordre où
ils s'étaient produits.
Quoique le texte de l'armistice ait été
déjà mis en lumière, il m'a semblé indispensable
de le réimprimer en même temps que la chronique avec
laquelle il fait corps, d'abord parce qu'il y est transcrit plus
correctement que dans l'expédition conservée à
Douai ; ensuite parce qu'il n'existe imprimé que dans un
volume déjà ancien de la Revue de Normandie, qui est
un recueil peu répandu en dehors de la province où
il se publie.
Le traité du 28 août dans la transcription
de notre chronique, ainsi que dans l'expédition authentique
de Douai, est suivi d'un acte additionnel du 18 septembre suivant
par lequel est retirée l'exception relative à Paris
et à plusieurs forteresses environnantes. Ce fut un nouveau
gage donné au duc de Bourgogne par Charles VII qui avait
déjà retrogradé jusqu'à Senlis afin
d'effectuer sa retraite au delà de la Loire par la Brie et
le Gâtinais.
Enfin il y a une troisième pièce, insérée
à la suite des deux autres, qui est l'institution du duc
de Bourgogne comme lieutenant-général du roi d'Angleterre
à Paris et autres pays conquis, quatre places et la Normandie
exceptées. C'est la clôture de la belle campagne diplomatique
que venait d'exécuter le gouvernement français, le
témoignage de la reconnaissance des Anglais envers le prince
qui les avait débarrassés à si bon marché
de la présence de Jeanne d'Arc. Le fait était connu
; l'acte qui le constate n'avait pas encore été publié
autrement que par une analyse que M. Tuetey en a donnée dans
une publication récente d'après l'un des registres
du parlement de Paris (5).
Jules
Quicherat (13 octobre 1814 - † le 8 avril 1882)
Chapitres :
- Chinon
- Orléans
- Marche sur Reims, Troyes
- Reims
- Paris
- Début de la diplomatie
- Suite de la conquête de l'armée
française
- Beauvais, paix de Compiègne
- Paix de Compiègne, suite
- Le duc de Bourgogne devient le lieutenant-général
de Paris
- Les hostilités de 1430
- Compiègne, capture de Jeannette
- Mort de Jeanne
Source
: La revue historique, 1877 - t.IV - Jules Quicherat.
Notes :
1 "Revue historique" - 1882 - t.19
2 Dans la "revue de Normandie" de 1866.
3
Tome II p.112
4 Il existe aux Archives
royales de Bruxelles, dans le fonds des chartes restituées
par l'Autriche, Traités, n° 522, un vidimus de cet
acte complémentaire délivré par la prévôté
de Paris.
Archives des missions scientifiques, année 1863, p. 293.
5 Journal du Bourgeois de Paris.
Présentation de cette chronique par J.B.J Ayroles (La vraie Jeanne d'Arc - t.III) :
A défaut du nom de l'auteur jusqu'ici inconnu, l'on désigne sous ce
nom un Abrégé d'histoire universelle, de la création du monde à l'an 1433,
dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque nationale, inscrit dans le
fonds français, sous le numéro 23 018. Ces sortes de productions, nombreuses
au XVe siècle, n'ont de valeur que pour les temps contemporains
ou quasi contemporains de l'écrivain. C'est alors un récit datant de
l'époque des événements racontés. Telle est, pour la fin du XIVe siècle et
le commencement du XVe la Chronique, dite des Cordeliers, parce qu'elle
provient du couvent de ces religieux, à Paris.
M. Douet d'Arc, le premier, a inséré, à la suite de son édition de Monstrelet,
un fragment de la Chronique des Cordeliers de 1400 à 1422. Il
n'atteint donc pas l'histoire de la Pucelle. Vallet de Viriville et Siméon
Luce en ont cité plusieurs passages ayant trait à la Libératrice. Quicherat
ne semble l'avoir connue qu'à la fin de sa vie. Il en parle ainsi
dans un de ses derniers écrits : « L'auteur, dit-il, à en juger par son
langage était Picard. Il était Bourguignon déclaré. Ses informations, sansêtre des plus sûres, lui ont appris des choses que les autres chroniqueurs
ont ignorées. Il fut en situation de se procurer des pièces officielles, de
celles du moins que le gouvernement anglo-bourguignon faisait circuler.
Il donne in extenso le texte de l'armistice conclu entre Charles VII
et le duc de Bourgogne, et ce texte est à lui seul d'une importance
capitale. »
Cette appréciation nous paraît fort juste. Les chroniqueurs donnent à
entendre à l'envi, quand ils ne le disent pas expressément, qu'il se passa
quelque chose de louche dans l'assaut contre Paris. La clef de l'énigme
nous est fournie par la Chronique des Cordeliers. Il a fallu traîner
Charles VII de Compiègne et de Senlis à Saint-Denis. L'explication est
dans la pièce couchée tout au long dans la Chronique des Cordeliers.
Le 28 août, il avait signé, à Compiègne, une trêve avec le duc de Bourgogne,
trêve exécutoire dès le jour même, en vertu de laquelle il y avait
suspension d'hostilité jusqu'à Noël. Les Anglais étaient libres d'y
adhérer ; le duc était autorisé à défendre Paris, c'est-à-dire à repousser
les troupes de Charles VII et la Pucelle elle-même.
« Notredit cousin de Bourgogne, lira-t-on dans le texte, pourra, durant
ladite trêve, s'employer lui et ses gens à la défense de la ville de Paris et
résister à ceux qui voudraient faire la guerre ou porter dommage à cette
ville. »
Ceux qui voulaient faire la guerre à Paris, c'était avant tous la Pucelle
qui, depuis son apparition, ne cessait de répéter qu'elle y introduirait le
roi.
Et c'est lorsque tout lui a réussi, alors que les villes s'ouvrent d'elles mêmes,
lorsqu'elle va frapper ce coup décisif, que l'on conclut secrètement
des trêves avec ses ennemis, qu'on autorise ces mêmes ennemis à
la combattre et à combattre ceux qui la suivent ! C'était toute aberration.
On est autorisé à tout supposer de la part des conseillers qui avaient
amené le faible monarque à apposer sa signature au bas d'un acte
semblable.
Le Bourguignon, paraît-il, avait promis de donner Paris au roi. Devait-on
croire à sa parole plus qu'à celle de l'Envoyée du Ciel qui disait alors
sans doute ce qu'elle répétait plus tard, qu'avec le Bourguignon on n'aurait
la paix qu'au bout de la lance ? Il en profita pour introduire dans
Paris l'Isle-Adam et une élite de ses gens de guerre, pour y venir lui-même
avec le faste décrit par Monstrelet, pour y conclure l'étrange traité
par lequel il devenait gouverneur de Paris, jusqu'à l'arrivée du jeune
roi d'Angleterre en France. Position étrange au suprême degré. Comme
duc de Bourgogne il ne pouvait pas combattre Charles VII, mais il le
pouvait comme gouverneur de Paris au nom des Anglais, qui n'adhérèrent
pas à la trêve. Monstrelet nous a dit que ses gens se prévalurent de
pareil titre, et qu'ils continuèrent la guerre, non comme au service du
duc de Bourgogne, mais comme au service des Anglais. Quant au duc
lui-même, il profita des trêves qui furent prolongées jusqu'à Pâques
pour célébrer son mariage avec la fille du roi de Portugal et se préparer,
ainsi qu'il a été dit, à reprendre ostensiblement la guerre à l'expiration des
trêves, ce qu'il fit.
Il fallait ce nouveau trait de ressemblance de la Libératrice avec son
Seigneur, avec celui dont la vertu la remplissait. Le voilà. D'elle aussi on
peut dire : « Elle est venue parmi les siens, et les siens ne l'ont pas reçue ».
L'histoire n'a rien à dissimuler. Elle a le regret de dire que l'âme de
cette louche diplomatie fut l'archevêque-chancelier, Regnault de Chartres.
Le prolongement de la trêve fut vraisemblablement son oeuvre. Le Gallia
christiana nous dit qu'en octobre 1429 il était à Saint-Denis, en conférences
si secrètes qu'elle ne sont connues que de Celui qui connaît tout.
La Chronique des Cordeliers, très brève sur la première partie de la vie
guerrière de la Pucelle, à de fort précieux détails sur ce qui suivit
l'assaut contre Paris. Elle confond les temps, en rapportant la rencontre
de Montépilloy et la soumission des villes du Valois et du Beauvaisis
après la tentative contre Paris.
Le chroniqueur constate à plusieurs reprises que tout se faisait par la
Pucelle et n'a pas un mot défavorable. Ceux qui lui reprochent la phrase
par laquelle, parlant de la tentative d'évasion de Beaurevoir, il écrit :« Par son malice, elle (la Pucelle) quida escapper par les fenêtres, mais
ce à quoy elle s'avaloit rompy », attribuent au mot malice un sens qu'il n'a
pas sous la plume de l'auteur. Il signifie ici: adresse, habileté, comme il
le conserve encore dans la locution : ce n'est pas malin. Qui donc a vu
un mal moral dans l'acte d'un prisonnier de guerre cherchant à s'évader ?
La Chronique nous fournit une excellente excuse pour une faute avouée
par la prisonnière, mais dénuée de la gravité que beaucoup d'historiens
lui attribuent. La Pucelle ne s'est pas jetée simplement par la fenêtre du
donjon, elle a cherché à se laisser glisser par un appui qui s'est rompu.
Le style de la Chronique est embarrassé...
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