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Chronique
de Jean Chartier - index
Comment Orléans fut advitaillé
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a veille de l'Ascencion (1) de rechief se partirent de la ville de Bloys ledit bastard d'Orléans, lesditz sires de Raiz et de Loré, et plussieurs autres, avec grant compaignie et grant quantité de blé et bestail, et autres vivres, et vindrent au coucher presque my chemin de Blois, et le lendemain (2) prindrent leur chemin droit à Orléans. Et quand ilz furent ainssy que à une lieue de ladite ville d'Orléans, leur vindrent au devant ladite Jehanne la Pucelle, son estandart en sa main; La Hire, Messire Florent d'Illiers et plussieurs autres, et vindrent tous ensamble passer par devant la grant bastille des Angloiz, nommée Londres, avecques leurs vivres entrer en ladite ville d'Orléans. Et environ deux ou trois heures après qu'ilz furent ainssy en ladite ville d'Orléans, se partit ladite Jehanne la Pucelle d'icelle ville, armée de tous harnoiz, et plussieurs autres gens de guerre en sa compaignie, et se tirèrent vers la bastille de Saint-Loup, en laquelle avoit grant nombre d'Angloiz, et fut assaillie durement, et treffort et très-longuement se deffendirent. Et, finablement, fut prinse icelle bastille, et furent tous iceulx Angloiz mors et prins. Et se mirent en chemin ceulx de la grant bastille pour leur cuider donner secours, maiz ilz n'allèrent guairez loingtz que ilz ne s'en retournassent en leur dite bastille. Et ce fait, s'en retournèrent icelle Jehanne la Pucelle, et autres qui estoient en sa compaignie en ladite ville d'Orléans.
Et le landemain (3) fut tenu conseil pour savoir que on avoit affaire pour endonmager et grever iceulx Angloiz tenant le siège d'un costé et d'autre d'icelle ville d'Orléans, et fut tenu icellui conseil en l'ostel du chancellier d'Orléans, auquel lieu estoient le bastard d'Orléans, les sires de Raiz (4), de Grasville, La Hire, Messire Ambrois de Loré, le sire de Gaucourt et plussieurs autres.
Auquel conseil fut conclud et délibéré que on feroit certains appareilz, comme mantaulx, taudiz de bois, pour aller assaillir la grant bastille qui estoit du costé de la Beausse, affin que on fist venir les Angloiz qui estoient de l'autre costé, devers la Soloigne pour aider et secourir ceulx de ladite grant bastille et autres du costé de la Beausse, et non obstant n'estoit que une chose fainte ; car ilz n'avoient aucune intencion d'assaillir icelle bastille. Maiz estoit la conclusion d'iceluy conseil que sitost que, du costé de la Soulongne, seraient passés la rivière, laquelle ilz passeraient bien à bateaulx des ungtz aux autres , que tout à coup passeraient icelle rivière du costé de la Solongne pour aller assaillir ceulx qui seroient demourez du costé de la Solongne. Et fut chascun de ceste oppinion. Et n'estoit point icelle Jehanne à ce conseil, maiz estoit en l'ostel du chancellier d'Orléans (5) avec la femme d'icelluy chancellier.
Et fut dit, après conclusion prinse, par aucuns , que il seroit bon d'envoyer quérir Jehanne la Pucelle pour luy dire la conclusion qui avoit esté prinse pour besongner sur les ennemis le jour ensuivant. Et en yot aucuns qui dirent qu'il n'estoit point de neccessité de luy dire le passage que on avoit intencion de faire de l'autre part de la rivière, du costé de la Soloigne, pource c'om le devoit tenir segret, et en doublant que par icelle Jehanne ne fust révélé; que on ne luy dist sinon qu'il avoit esté conclud à ce conseil de assaillir et prendre la grand bastille. Et fut envoyée quérir, pour venir à ce conseil, par Messire Ambrois, sire de Loré. Et quant elle fut venue, on luy dist et récita le conseil qui avoit esté tenu au regard de essaier à prendre ladite grant bastille, en laquelle estoit le sire de Sufford, le sire de Tallebot, le sire de Scalles, Messire Jehan Fastol et plussieurs autres en grant compaignie. Et ne luy dist on pas l'intencion que on avoit de passer à l'autre costé devers la Soloigne, comme dessus est dit, lesquelles parolles furent dictes par le chancellier d'Orléans. Et après ce qu'elle oult ouy et entendu ledit chancellier, respondit telles parolles ou semblables comme personne couroucée : « Dictez (6) ce que vous avez conclud et appointé ; je sèleroye (7) bien plus grant chose que ceste cy » ; et alloit et venoit par la place sans soy seoir. Et tantost le bastard d'Orléans luy dist telles parolles ou semblables en substance : « Jehanne, ne vous couroucez pas, on ne vous peult pas tout dire à une foiz ; ce que le chancellier vous a dit est ce qui a esté conclud et appoincté. Mais se ceulx de l'autre costé de la rivière de la Solongne se désemparent pour venir aider à la grant bastille et à ceux de par deçà, nous avons appoincté de passer de là la rivière de l'autre costé pour besongner ce que nous pourrons sur ceulx de par delà, et nous semble que ceste conclusion est bonne et prouffitable. » Et lors respondit Jehanne la Pucelle qu'elle estoit contente et qu'il luy sembloit que celle conclusion estoit bonne, maiz qu'elle fust ainssy exécutée.
Et touteffoiz de celle conclusion ne fut riens fait ne exécuté, et bien souvent estoient ledit bastard et autres cappitaines ensamble pour conseiller ce qui estoit à faire. Et quelque conclusion qu'ilz prinssent, quant icelle Jehanne la Pucelle venoit, elle concluoit aucune autre chose ou contraire et contre l'oppinion de tous les cappitaines , chiefs de guerre et autres qui là estoient. Et faisoit souvent de telles entreprinses sur les ennemis, dont tousjours bien lui prenoit, et n'y fut fait guaires de chose de quoy il faille parler que ce ne fust à l'entreprinse d'icelle Jehanne la Pucelle. Et combien que cappitaine et autres gens de guerre exécutassent ce quelle disoit, ladite Jehanne alloit tousjours à l'escarmouche armée de son harnois, combien que ce fust contre la voulenté et oppinion de la plus grant part d'iceulx gens de guerre, et montoit sur son courssier toute armée aussy tost que chevallier qui fust en la cour du roy ; de quoy les gens de guerre estoient couroucez et moult esbahiz.
Ce plan arrêté, la veille de l'Ascension, partirent de nouveau de
Blois, le bâtard d'Orléans, les sires de Rais et de Loré, et plusieurs
autres, en grande compagnie et avec grande quantité de blés, de bétail et
de vivres, et ils vinrent coucher presque à mi-chemin, entre Blois et
Orléans. Le lendemain au matin, à presque une demi-lieue d'Orléans,
vinrent à leur rencontre Jeanne la Pucelle, son étendard en mains,
La Hire, messire Florent d'Illiers et plusieurs autres capitaines. Tous
ensemble vinrent passer devant la grande bastille nommée Londres (8),
et ils entrèrent ainsi dans la ville.
Environ deux ou trois heures après leur entrée, Jeanne la Pucelle, suivie
de plusieurs gens de guerre, sortit de la ville, armée de harnois
toutes pièces; et se dirigea vers la bastille Saint-Loup, où il y avait
grand nombre d'Anglais. La bastille fut assaillie durement et très fort, et
longuement défendue par les Anglais; mais finalement elle fut prise
d'assaut, à la vue des Anglais de la grande bastille, et tous les Anglais de
Saint-Loup furent tués ou pris. Ceux de la grande bastille s'étaient mis
en chemin dans la pensée de leur porter secours; mais ils n'allèrent
guère loin sans revenir sur leurs pas. Les Français, après ce fait,
rentrèrent dans la ville.
Le lendemain fut tenu conseil sur ce qu'il y avait à faire pour grever
de nouveau les assiégeants. Le conseil se tint en l'hôtel du chancelier
d'Orléans ; y assistaient le bâtard d'Orléans, La Hire, les sires de Loré et
de Gaucourt, et d'autres chefs de guerre.
L'on délibéra et l'on conclut que
l'on ferait certains appareils de guerre, comme manteaux de bois, et
autres taudis pour aller assaillir la grande bastille du côté de la Beauce,
dans le but de faire accourir au secours ceux qui étaient du côté de la
rivière. C'était une attaque simulée ; on n'avait pas l'intention d'assaillir
la grande bastille ; mais sitôt que pour venir en aide à ceux de la Beauce
les Anglais de la Sologne auraient passé la rivière, les Français, au moyen
des bateaux par lesquels ils communiquaient facilement, devaient assaillir ceux qui seraient restés à la garde, du côté de la Sologne.
Chacun adopta le plan.
La Pucelle n'était point au conseil; mais elle était dans l'hôtel même
avec la femme du chancelier.
La conclusion prise, il fut dit qu'il serait
bon d'envoyer quérir la Pucelle pour lui faire part de ce qui avait été
arrêté. Quelques-uns observèrent qu'il n'y avait pas nécessité de lui
parler du passage que l'on avait intention d'opérer du côté de la Sologne,
parce qu'on devait tenir secrète cette partie du plan; qu'il y avait à
craindre qu'elle ne le révélât, et qu'il suffirait de lui dire qu'on avait
conclu qu'il fallait essayer d'assaillir et de prendre la grande bastille. On l'envoya quérir par messire Ambroise de Loré; et quand elle fut
venue on lui dit que la décision avait été d'essayer de prendre la grande
bastille, où étaient le comte de Suffolk, le sire de Talbot, le sire de
Scalles, messire Jean Fastolf et plusieurs autres, avec de grandes
forces, sans lui parler de l'intention où l'on était de passer devers la
Sologne, ainsi qu'il a été dit. Cet exposé fut fait par le chancelier d'Orléans.
Lorsque Jeanne l'eut entendu, elle répondit à peu près en ces
termes, en personne courroucée : « Dites ce que vous avez conclu, je célerai
bien plus grand secret que celui-là » ; et elle allait et venait dans l'appartement
sans s'asseoir; et aussitôt le bâtard d'Orléans lui dit en substance
les paroles suivantes : « Jeanne, ne vous courroucez point, l'on ne
peut pas tout dire et déclarer à une fois ; ce que le chancelier vous a dit
a été conclu et appointé; mais si ceux de l'autre côté de la rivière, en
la Sologne, viennent à désemparer pour venir porter aide et secours à
ceux de la grande bastille, et aux autres de par deçà, nous avons appointé
de passer de l'autre côté pour besogner sur ceux qui y demeureront
et faire ce qui sera possible ; et il nous semble que cette conclusion
est bonne et profitable ». Jeanne la Pucelle répondit alors qu'elle
étaient bien contente, que cela lui semblait être bien avisé ; mais que
cela fût exécuté ainsi qu'il avait été conclu. Et toutefois de cette conclusion,
rien ne fut exécuté.
Bien souvent ledit Bâtard et les autres seigneurs s'abouchaient pour
aviser à ce qu'il y avait à faire ; et quelque conclusion qu'ils prissent, quand
Jeanne la Pucelle arrivait, elle concluait tout à l'opposé et toute autre
chose à faire, et quasi contre toutes les opinions des chefs de guerre qui se
trouvaient réunis; de quoi toujours lui en prenait bien. Il ne se fit pas chose dont il faille parler que ce ne fut sur l'entreprise de Jeanne la Pucelle. Encore que les capitaines et gens de guerre exécutassent ce
qu'elle disait, Jeanne allait cependant toujours armée de son harnais
complet, quoique que ce fut contre la volonté et l'opinion des mêmes gens de guerre. Elle montait sur son coursier tout armée aussi prestement que chevalier qui fût en la cour du roi ; ce dont les gens de guerre étaient ébahis et courroucés.
Source : "Chronique
de Charles VII par Jean Chartier" - Vallet de Viriville -
1868.
Mise en Français plus moderne : J.-B.-J. Ayroles "La vraie Jeanne d'Arc - t.III.
Notes (Vallet de Viriville) :
1 L'Ascension le 5 mai. La veille doit donc être le 4.
2 Le 5 mai.
3 Ce conseil eut lieu le 5 mai.
4
Le fameux Gilles de Rais. Il fut exécuté en 1440 pour ses crimes.
5 Guillaume Cousinot, auteur de la Geste des Nobles.
6 Dites
7 De céler, tenir secret.
8 Paris.
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