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Chronique
de la Pucelle
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- Bataille à Montargis |
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' an mil quatre cent vingt sept (1),
les comtes de Warwick et de Sufolc, Anglois, délibérèrent
de mettre le siège à Montargis et mandèrent
gens de toutes parts en grant nombre, tant Anglois que de leurs
alliez, et si firent provision d'artillerie, puis vinrent mettre
le siège tant devant la ville comme devant le chasteau. Il
y avoit dedans un gentilhomme gascon nommé Bouzon de Failles
et de vaillans gens en sa compaignée. A l'arrivée
des Anglois aucuns compaignons saillirent et il y eut par diverses
fois de gaillardes escarmouches. Les Anglois fermèrent tellement
leur siège qu'il n'y eust pu, sinon à grande difficulté
entrer ny yssir, et firent par dehors fossez et hayes, réservant
aucunes entrées par lesquelles
on entreroit en l'ost. Avec ledit Bouzon et ses gens estoient les
habitants de la ville qui avoient tous bonne volonté d'eulx
défendre. Les Anglois faisoient fort tirer leurs bombardes
et canons, tellement que la ville fut fort batue en divers lieux
; et nonobstant ceux dedans se défendoient vaillamment et
grevoient beaucoup les Anglois, spécialement de traict, tant
de grosses arbalestes que de canons.
Un certain jour y eust fait une saillie où fut
prins un de ceux de la garnison, lequel avoit autrefois esté
du party du duc de Bourgongne ; et pour se délivrer il dit
aux Anglois que s'ils le vouloient laisser aller, qu'il luy sembloit
bien qu'il trouveroit moyen de leur bailler le chasteau, par un
lieu dont il avoit la garde ; quand il y estoit ; et entre autres
le dit à Messire Simon Morhier (2),
un chevalier françois, et leur montra par dehors la manière
et le lieu ; et les Anglois advisèrent sur ce que la chose
estoit bien faisable, et fut prins le jour et l'heure, puis ils
le laissèrent aller. Il entra dedans la place et aussi tost
qu'il y fut il dit audit Bouzon tout ce qu'il avoit dit et fait
; lequel en fut bien joyeux ; car il luy sembloit bien que par ce
moyen il en pourroit prendre et accabler.
Les Anglois et Bourguignons vinrent au jour assigné,
et à l'heure entreprise ; et furent diligens de dresser leurs
eschelles puis entrèrent dedans ; mais aussi tost qu'ils
estoient entrez on les prenoit et désarmoit-on, et entre
les autres le susdit Messire Simon y entra et fut pris ; il ne retournoit
personne à la fenestre par où ils entroient ; par
quoy les Anglois apperceurent bien qu'il y avoit tromperie ; néantmoins
il y en eut quinze ou seize de pris. Ceux de dedans tinrent longuement
, et se défendoient fort, mais vivres leur failloient, et
n'estoit pas possible qu'ils peussent plus guères longuement
tenir.
Laquelle chose venue à la connoissance du comte
de Richemond, connestable de France, et du comte de Dunois, ils
assemblèrent vivres le plus qu'ils peurent et aussi gens
de guerre ; entre les autres estoient en leur compaignée
les seigneurs de Graville, de Gaucourt, Estienne de Vignoles dit
La Hire, et autres, pour adviser comment on pourroit mettre des
vivres dedans la ville et au chasteau. Et fut advisé que
si on livroit ou faisoit une escarmouche en un certain lieu, qu'on
y pourroit bouter et mettre vivres par un autre costé.
Le connestable se tint à Jargeau à toutes
ses gens et le comte de Dunois alla vers Montargis (3),
avec lequel estoit Estienne de Vignoles, dit La Hire, lequel accompaigné
de soixante lances, fut chargé d'aller courir devant le siège
pour sçavoir leur maintien, auquel ledit de Dunois promit
de le suivre, et aussi le fit-il. Les Anglois, comme dessus a esté
touché, avoient fermé et clos leurs logis de paulx
et de fossez, au long desquelles estoient les logettes de ceux qui
tenoient le siège, couvertes de chaumes, de feure (4)
et d'herbes seiches. Avec La Hire estoit aussi un capitaine d'Escosse
nommé Quennede (5) et l'abbé
de Serquenciaux, qui avoient bien de trois à quatre mille
hommes de pied. Quand La Hire approcha du siège et eut apperceu
que c'estoit chose très difficile d'y entrer, il advisa un
passage par où il luy sembla qu'on passeroit bien. Alors
lui et ses compaignons prirent leurs salades et leurs lances au
poing, et y estoit le seigneur de Graville, Brangonnet d'Arpajon,
Saulton de Mercadieu et autres.
La Hire trouva
un chapelain auquel il dist qu'il luy donnast hastivement absolution,
et le chapelain luy dit qu'il confessast ses péchez. La Hire
lui répondit qu'il n'auroit pas loisir, car il falloit promptement
frapper sur l'ennemy, et qu'il avoit fait ce que gens de guerre
ont accoutumé de faire. Sur quoy le chapelain luy bailla
absolution telle quelle ; et lors La Hire fit sa prière à
Dieu, en disant en son gascon, les mains jointes : "Dieu,
je te prie que tu fasses aujourd'huy pour La Hire, autant
que tu voudrois que La Hire fit pour toi s'il estoit Dieu et tu
fusses La Hire." Et il cuidoit très bien prier et
dire.
Advisant donc une des entrées du siège,
luy et ses compaignons y entrèrent, comme environ midy, les
lances au poing pendant que ceux du siège disnoient. On cria
à l'arme, et Anglois se misrent sus armez et habillez, et
les François et Escossois qui estoient avec les susdits abbé
et Quennede, boutèrent au long des fossez que les Anglois
avoient faits autour de leur siège et entrèrent ès
logis boutans les feus dedans, et combattirent contre ceux qu'ils
trouvoient et rencontroient, puis ils se joignirent aux gens de
cheval ; les bannières et estendarts des Anglois furent levez
et s'assemblèrent et rallièrent par diverses fois.
Les seigneurs cuidoient au commencement que ce ne fussent
que coureurs et compaignons qui vinssent escarmoucher ; et y eut
de moult belles armes faites d'un costé et d'autre ; et furent
les bannières et estendarts ruez par terre et abbatus. Les
comtes de Warwich et de Suffolc se commencèrent à
retirer avec une partie de leurs gens, en passant la rivière
, et les François les suivirent tellement que les Anglois
furent desconfits et y en eut plusieurs de tuez et de prins.
Le dit comte de Dunois arriva aussi de bonne heure à
belle compaignée, et les François ne trouvèrent
depuis résistance, sinon d'un chevalier anglois nommé
Henry Biset, qui estoit encores en son parc, et avoit environ deux
cens Anglois. Il se défendit vaillamment, mais à la
fin il fut prins et ses gens mis à mort ; aucuns saillirent
de la ville, qui firent grande occision sur les Anglois. Ceux qui
tenoient le siège de l'autre costé de la rivière
se misrent comme en bataille et les François aussi d'autre
costé, lesquels n'entrèrent oncques es ville et chastel
de Montargis, jusque à ce qu'il fust nuict fermée
et que les Anglois fussent despartis et en allez.
Et ainsi fut le siège levé ; qui fut,
comme on disoit, une bien vaillante entreprise mise à effet
par ledit Estienne de Vignoles dit la Hire. Et y furent gagnées
plusieurs bombardes et canons, biens, meubles et vivres. Au pourquoy
les pauvres gens firent la nuict grande joye et chère dans
la ville. Le seigneur de Graville et ledit d'Arpajon s'y portèrent
vaillamment, et aussi fist Saulton de Mercadieu, lequel eut d'une
lance par la bouche et passa outre de demy pied ; il se déferra
luy mesme et la tira, et ne cessa point pourtant de toujours combatre.
Source
: édition Vallet de Viriville - éd.1859
Notes :
1 Pâques le 20 avril
2 Simon Morhier : prévôt de Paris pour le Roi d'Angleterre.
3 Le 16 et 17 juillet 1427, Jean, bâtard d'Orléans
était à Blois. L'entreprise de Dunois sur Montargis
eut lieu sans doute du 18 au 25 ou 30 juillet 1427.
4 Paille, fourrage
5 Kennedy
6 La Hire descendait des barons de Vignoles, il était né
an château de Vignoles, en Bigarre, canton de Boulogne,
arrondissement de Saint-Gaudens (Hte-Garonne).
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