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Livre
V - COMPIÈGNE
I
- Le séjour sur la Loire - p.305 à 322 |
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e retour du roi à Gien eut les suites que l'on
pouvait prévoir. Presque aussitôt après son départ
de Saint-Denis la garnison qu'il y avait laissée
avec Vendôme se repliait sur Senlis : les Anglais, se jetant sur la ville, la pillèrent, et sans
crainte du sacrilège emportèrent, comme en trophée,
les armes que la Pucelle avait déposées dans
l'église de l'abbaye. Puis ils élevèrent une nouvelle
forteresse dont ils firent capitaine le prévôt de Paris,
Simon Morhier. Le mal était réparable si le
duc de Bourgogne tenait ses promesses ; et le
comte de Clermont, lieutenant du roi dans ces contrées,
paraissait y compter toujours. Le premier
usage qu'il fit de ses pouvoirs fut d'expédier au
duc, au nom du roi, des lettres qui comprenaient
dans la trêve de quatre mois faite avec lui, Paris et ses environs, savoir : Saint-Denis et le château de Vincennes, les ponts de Charenton et de Saint-Cloud (18 septembre). Le duc de Bourgogne y vint
donc alors à travers l'armée royale, muni du saufconduit
du roi (on a vu avec quels honneurs), et
il parut encore donner suite aux négociations entamées.
Il envoyait à son tour un sauf-conduit au chancelier de France. Il le faisait recevoir à Saint-Denis par Jean de Luxembourg et le sire de Lannoy
; et plusieurs jours se passèrent en conférences
: mais tout se borna aux conventions déjà
signées. Ce n'était point pour livrer Paris au roi
de France que le duc de Bourgogne acceptait de
Bedford la charge de le gouverner. Le roi, en le
comprenant dans les trêves, n'avait fait que fournir
au duc le moyen d'inaugurer son avénement au pouvoir par un acte agréable aux Parisiens. La
trêve qui les touchait fut publiée devant le duc et
les bourgeois assemblés, en même temps que les lettres qui l'investissaient de la lieutenance du
royaume (1).
Paris demeurait donc aux Anglais avec l'assurance qu'on ne l'inquiéterait pas ; mais les Anglais
n'avaient aucun engagement de ce genre envers
les pays soumis à Charles VII. Il fallait que le
roi, tout en s'abstenant d'attaquer sur ce point,
songeât à se défendre sur tous les autres. Il parut
bien ne vouloir délaisser aucune des villes qui
venaient de se donner à lui. A peine arrivé à Gien,
il écrivit (le 23 septembre) aux habitants de Troyes
qu'il avait donné ordre à Vendôme de leur venir
en aide. Pourquoi Vendôme ? N'avait-il pas bien
assez de garder Senlis ? et était-ce trop, pour l'île
de France, du comte de Clermont et des seigneurs
demeurés avec lui ? Mais l'armée que Charles VII
ramenait sur la Loire et qu'il avait tant d'occasions
d'employer ailleurs, était à la veille de se
dissoudre. Le duc d'Alençon s'en alla en sa vicomté
de Beaumont, où l'attendait sa femme; et
les autres capitaines, chacun en son gouvernement (2).
Jeanne était demeurée auprès du roi, presque
seule, et fort triste de l'inaction où elle était réduite.
Cependant le duc d'Alençon, qui partageait si complétement ses vues, revint bientôt s'offrir pour l'en tirer. Il avait réuni des hommes d'armes,
et proposait d'entrer en Normandie par les marches de la Bretagne et du Maine, pourvu qu'on lui donnât
la Pucelle : car selon qu'elle serait ou ne serait
pas avec lui, sa troupe allait bientôt se grossir ou se disperser. Les circonstances paraissaient favorables.
Les Français avaient dans le pays des partisans
: Étrépagny, Laval, Torcy, venaient de leur être livrés. On refusa. L'archevêque de Reims, La
Trémouille et le sire de Gaucourt, « qui lors gouvernoient
le corps du roy et le fait de sa guerre, »
ne voulurent à aucun prix consentir à cette réunion
du duc d'Alençon et de la Pucelle. Le duc, ils le
sentaient bien, aurait gagné en importance tout ce qu'il eût ajouté à la fortune du roi. L'historien
Perceval de Cagny a bien le droit de mettre à la
charge du conseil les conséquences de cette résolution, et de flétrir cette résistance délibérée à la
grâce dont la Pucelle était la messagère (octobre
1429) (3).
Le roi allait donc promenant ses loisirs en Touraine,
en Poitou, en Berri, et, pendant ce temps-là,
tout était au pillage dans le pays qu'il avait abandonné. Ces riches campagnes furent ruinées, les
villes mises à rançon. On leur voulait faire sentir
ce qu'il en coûtait d'abandonner si légèrement les
Anglais pour un roi impuissant à les défendre. Et,
en effet, on eût pu croire le pays entièrement délaissé.
Le comte de Clermont, lieutenant du roi,
s'en allait veiller à ses propres domaines ; le comte
de Vendôme, substitué à sa charge, avait déjà bien
assez de garder Senlis; Chabane, à Creil, se laissa prendre. Le maréchal de Boussac vint, il est vrai,
amenant mille combattants environ ; mais que faire
avec cette troupe, quand les Anglais et les Bourguignons
possédaient tout le pays alentour, la Normandie,
la Picardie, la Bourgogne ? Il eût fallu être
présent partout pour contenir les uns ou pour observer
les autres : car les trêves ne liaient pas les
Anglais et arrêtaient peu les Bourguignons. Au lieu
de se réduire à cette défense laborieuse, tous ces
hommes d'armes trouvaient plus commode et plus profitable d'aller à leur tour porter le ravage sur
le territoire de l'ennemi. Ainsi le mal ne faisait que
s'étendre et devenir plus général. Paris même, quoique doublement protégé par les armements des Anglais et par les trêves des Bourguignons,
souffrait de cet état de choses dans toutes les
classes de ses habitants : « Nul homme de Paris,
dit le Bourgeois, n'osoit mettre le pied hors des
faubourgs, qui ne fût mort ou perdu ou rançonné. Le cent de petits cotterets valoit 24 sols parisis;
deux oeufs, 4 deniers; un petit fromage tout nouvel
fait, 4 blancs (4) et n'étoit nouvelle ni pour
Toussaint, ni pour autre fête en celui temps, de
harengs frais ni de quelque marée (5). » Les provinces du Nord, et en particulier l'Ile-de-France, étaient donc livrées aux ravages de la
guerre ; et le contre-coup de ces événements pouvait
provoquer des périls au voisinage même des
résidences royales. Toute la Loire, en effet, n'appartenait
pas au roi. L'ennemi était fortement établi à La Charité ; il possédait encore Saint-Pierre-le-Moustier, Cosne et quelques autres places : et
ces positions qu'on avait eu raison de négliger pour marcher sur Reims et sur Paris semblaient
maintenant plus menaçantes. Un conseil fut tenu à
Meun-sur-Yèvre, et il parut qu'il y avait tout avantage à satisfaire de ce côté l'impatience que la Pucelle avait d'agir. Il fut décidé qu'on l'enverrait
faire le siége de La Charité, et qu'on préluderait à
cette conquête par celle de Saint-Pierre-le-Moustier (6).
La Pucelle aurait mieux aimé aller en France,
c'est-à-dire vers Paris. Elle se rendit à Bourges
pour réunir les troupes destinées à cette entreprise; puis elle vint, en compagnie du sire d'Albret
(frère utérin de La Trémouille), assiéger Saint-Pierre-le-Moustier, comme il avait été résolu.
Jeanne, selon son habitude, se portait au plus fort
du péril, et y demeurait sans compter ceux qui
restaient auprès d'elle. D'Aulon, son écuyer,
qu'une blessure à la jambe tenait éloigné de l'assaut,
la voyant avec quatre ou cinq hommes au plus devant les murailles, monta à cheval, courut à elle, lui demanda ce qu'elle faisait là seule, et
pourquoi elle ne se retirait pas comme les autres. Mais elle, ôtant son casque, lui répondit qu'elle
n'était pas seule, qu'elle avait en sa compagnie
cinquante mille de ses gens, et ne partirait point
de là que la ville ne fût prise. Comme il insistait,
elle lui ordonna de faire apporter des fascines pour
franchir le fossé, et en même temps elle s'écria : « Aux fagots et aux claies, tout le monde, afin de
faire le pont ! » En un instant elle fut obéie, le pont
dressé et la ville prise d'assaut. Tout était en proie aux vainqueurs, mais Jeanne sut leur faire respecter
l'église où les assiégés avaient mis leurs
biens en dépôt (premiers jours de novembre
1429) (7).
De là on devait aller assiéger La Charité. Mais la
place était forte et bien approvisionnée par les
soins de Perrin Grasset, qui l'occupait depuis
tantôt sept ans ; et la petite armée de la Pucelle
manquait des choses les plus indispensables à l'attaque.
La cour ne sachant pas trouver le moyen
d'y pourvoir, elle s'adressa aux villes. On a encore
en original une lettre signée d'elle aux habitants
de Riom (Moulins, 9 novembre 1429) : elle leur annonce
le siége qu'on vient de terminer heureusement
et celui qu'on prépare; et elle les prie, par
l'attachement qu'ils ont au bien et à l'honneur du
roi, d'envoyer « poudres, salpêtre, soufre, traits,
arbalètes fortes et autres habillements de guerre. »
On commença le siége avec ce qu'on avait, et, tout
en le poussant, on continuait de s'adresser aux
villes les plus intéressées à déloger l'ennemi de
leur voisinage. La ville de Bourges engagea ses
octrois, afin d'avoir les 1300 écus d'or qu'on lui
demandait pour entretenir l'armée et la garder
devant la place. La ville d'Orléans eut aussi à porter
dans ses comptes diverses sommes dépensées pour entretenir ou équiper des capitaines, des gens
d'armes, des « joueurs de coulevrines, » envoyés
au siége en son nom. Mais ces secours partiels étaient insuffisants pour une telle entreprise, et
le roi n'envoyant rien, l'armée, dépourvue d'argent
et de vivres, dut lever le siége, au grand déplaisir
de la Pucelle (fin de novembre 1429) (8).
Elle fut reçue à la cour avec non moins d'honneur
: car à quel titre le roi lui eût-il imputé cet échec ? On l'anoblit, elle et toute sa famille, et, par
un privilège signalé comme unique dans nos annales,
on stipula que cette noblesse se transmettrait dans sa race, non-seulement par les hommes,
mais par les femmes. On lui avait composé un
blason où figuraient les lis de France ; ses frères
en prirent le nom de Du Lis : mais elle garda son
nom et sa bannière. Tous ces honneurs lui étaient
donnés « en considération des louables et utiles
services qu'elle avait rendus au royaume et lui
devait rendre encore. » On ne renonçait donc point à ses services : et que demandait-elle pour prix de
ceux qu'elle avait rendus, que de servir encore ?
Mais on ne se pressait pas de la mettre en demeure
de le faire (9).
Elle resta donc dans l'inaction, suivant la cour à Bourges, à Sully-sur-Loire, ou visitant les bonnes
villes qu'elle avait délivrées. Orléans, par exemple, qui a retenu dans les registres des comptes la trace
de son passage; et elle édifiait toujours par sa
sainteté ceux qu'elle n'étonnait plus par ses exploits. Marguerite La Touroulde, veuve de René de Bouligny, chez qui elle demeura environ trois
semaines au retour du voyage de Reims, nous
peint encore en elle ces habitudes de recueillement
et de piété qui avaient traversé sans altération la
vie des camps; cette simplicité que n'avaient pas
corrompue les adorations de la foule, et ce bon
sens admirable qui s'appliquait à détruire le faux
prestige dont on la voulait entourer. A ceux qui lui
disaient qu'elle n'avait point à craindre d'aller à
l'assaut parce qu'elle savait bien qu'elle ne serait
pas tuée, elle répondait qu'elle n'en était pas plus
assurée que les autres ; et quand les femmes venaient
en sa maison pour lui présenter des patenôtres
et autres signes en la priant de les toucher : « Touchez-les vous-mêmes, leur disait-elle en riant,
ils seront tout aussi bons (10). »
Elle fit preuve du même bon sens, quand une femme nommée Catherine de La Rochelle, se disant
inspirée, la vint trouver pendant son séjour à Jargeau et à Montfaucon en Berri. Cette Catherine
prétendait qu'une dame blanche, vêtue de drap
d'or, lui commandait d'aller dans les bonnes villes,
et de faire crier par les hérauts du roi que tous
ceux qui auraient de l'or ou de l'argent caché l'apportassent
sans retard, annonçant en même temps
qu'elle connaîtrait ceux qui ne le feraient pas, et
saurait trouver leurs trésors : c'était pour payer
les gens d'armes de Jeanne. Quel auxiliaire pour
un chef de troupes ! Frère Richard voulait qu'on la
mît à l'oeuvre, et plusieurs agréaient fort son procédé.
Jeanne lui dit de retourner à son mari, d'aller
faire son ménage et nourrir ses enfants. Cependant,
ne voulant point juger témérairement de
l'inspiration des autres, elle consulta ses saintes
et elle offrit à Catherine de coucher avec elle pour être témoin de ses apparitions. Elle partagea son
lit, en effet, veilla jusqu'à minuit, et, ne voyant
rien, s'endormit. Le matin, l'autre lui dit que sa
dame était venue, mais que Jeanne dormant, elle
ne l'avait pu réveiller. Jeanne s'enquit d'elle si la
dame devait revenir la nuit suivante, et lui
demanda de renouveler l'épreuve. Mais cette
fois elle prit soin de dormir le jour, de telle
sorte qu'elle pût rester éveillée toute la nuit;
et de temps à autre elle demandait à sa compagne
: « Viendra-t-elle point ? — Oui, tantôt, » disait
l'autre.
Inutile de dire que la dame ne vint pas (11).
Jeanne écrivit donc au roi que le fait de Catherine
n'était que néant et folie. Frère Richard en
fut très-mécontent, et les familiers du roi aussi
sans doute : c'était un moyen si commode de
trouver de l'argent ! Cette Catherine, qui promettait
de leur en fournir, n'entrait pas moins dans
leurs vues par sa politique. Tout en offrant de
recueillir de l'argent pour les soldats, elle ne pressait
pas de faire la guerre : elle refusa d'aller au
siége de La Charité, disant qu'il faisait trop froid.
Elle proposait de se rendre près du duc de Bourgogne
pour faire la paix. A quoi Jeanne répondit « qu'il lui semblait qu'on n'y trouverait point de
paix, si ce n'était par le bout de la lance (12). » Les événements le démontraient de plus en plus.
La trêve avec le duc de Bourgogne, qui expirait à
Noël, avait été prorogée jusqu'à Pâques, et à défaut
de Compiègne qui s'y était refusée, Pont-Sainte-Maxence lui avait été livré en garantie.
Mais la trêve n'engageait pas les Anglais; et les
Bourguignons, en se cachant sous leur bannière,
avaient toute facilité de porter avec eux le ravage
dans les pays qui s'étaient donnés au roi. La terreur
y était grande partout, et plus d'un sanglant
exemple avait montré combien elle était légitime (13).
Les habitants de Reims, les plus menacés dans cette tentative de restauration, comme les plus
signalés par le sacre, écrivirent à la Pucelle pour
lui communiquer leurs craintes. Ils redoutaient la vengeance des Bourguignons; ils redoutaient
le délaissement du roi, à qui l'on avait dit qu'il y
avait des traîtres parmi eux prêts à livrer la ville.
La Pucelle leur adresse une première lettre, le
16 mars 1430, afin de les rassurer sur le siége : « Sachez, leur disait-elle, que vous n'aurez pas de siége si je les puis rencontrer; et si je ne les rencontre
et qu'ils viennent vers vous, fermez vos
portes, j'y serai et je leur ferai chausser leurs éperons en telle hâte qu'ils ne sauront par où les
prendre. » Le 28, elle leur écrit pour les rassurer
touchant les dispositions du roi et leur promettre
une prompte assistance : « Si vous prie et requiers,
très-chers amis, ajoutait-elle, que vous gardiez
bien ladite bonne cité pour le roi, et que vous
fassiez bon guet. Vous orrez (oirez), bientôt de mes
bonnes nouvelles plus à plein. Autre chose quant à présent ne vous rescris, fors que toute Bretagne
est françoise, et doit le duc envoyer au roi trois
mille combattants payés pour deux mois. A Dieu
vous command (recommande) qui soit garde de
vous. Écrit à Sully, le 28e de mars (14). »
Ces bonnes nouvelles qu'elle leur promettait
d'elle, c'était sa prochaine arrivée sur le théâtre
de la guerre. Elle écrivait la veille peut-être de
son départ : car sa lettre est du 28 mars, et c'est
au mois de mars qu'elle partit selon l'historien
Cagny. Lasse de jouer un rôle de parade, et désolée
de voir comment le roi et son conseil entendaient
arriver au recouvrement du royaume, elle
prit la résolution de se séparer d'eux et d'aller
rejoindre ceux qui combattaient (15).
On combattait en Normandie, et, quoique les
Anglais parussent vouloir y concentrer leurs forces,
plusieurs nouveaux succès avaient couronné
les efforts des Français. La Hire s'était emparé de
Louviers (décembre 1429), d'où il faisait des
courses jusqu'aux portes de Rouen, puis de Château-Gaillard, où il avait délivré Barbazan (24 février
1430); Torcy avait résisté aux Anglais qui
voulaient y rentrer. Mais c'était dans le Nord que
la question était surtout reportée depuis le voyage
de Reims. Sauver les places qui s'étaient ralliées à Charles VII, défendre la ligne de l'Oise contre le duc de Bourgogne, ramener Paris au roi en
l'isolant de plus en plus, voilà la vraie manière
de reprendre l'oeuvre interrompue le 8 septembre;
et tout y invitait. Depuis la dernière entrevue de
Bedford et du duc de Bourgogne (octobre 1429),
Paris dans ses rapports avec eux n'avait eu que
des sujets de plainte. Le régent (Bedford) s'en était allé en Normandie ; le lieutenant général
(Bourgogne), dans ses propres États, recommandant
aux Parisiens, s'ils voyaient venir les Armagnacs,
de se bien défendre : et il les laissait sans garnison ! Du reste les Parisiens avaient plus d'une
raison de ne point regretter qu'il emmenât ses
six mille Picards : « Six mille aussi forts larrons, comme il parut bien en toutes les maisons où ils
furent logés. » Mais le champ restait libre aux
Armagnacs ; et la désolation des campagnes, la cherté des vivres, augmentaient l'irritation populaire.
On accusait les Anglais de vouloir, par une
retraite systématique, tenir en échec les pouvoirs
qu'ils avaient donnés au duc de Bourgogne. On
cherchait encore des excuses au duc de Bourgogne.
Il allait se marier (pour la troisième fois); et au moment où sa fiancée Isabelle de Portugal,
touchait au port de l'Écluse, une tempête s'était élevée si furieuse, qu'elle l'avait repoussée « jusque
dans son pays. » Voilà pourquoi, disait-on à Paris,
le duc de Bourgogne entre-laissait la ville si longtemps. Mais quand la jeune princesse, qui avait été recueillie en Angleterre, et non en Portugal,
fut ramenée en Flandre, le duc ne pouvait guère venir à Paris davantage : ce furent à Bruges des
fêtes d'une magnificence inouïe (10 janvier 1430),
et pendant ce temps, les cotterets, les œufs et le
fromage haussaient de plus en plus de prix dans
le journal du Bourgeois. La multitude souffrait,
la bourgeoisie commençait à se tourner vers d'autres
espérances. Dans les commencements d'avril,
on découvrit une conspiration où se trouvaient impliqués des membres du parlement et du Châtelet,
avec plusieurs marchands notables ou gens
de métier; et les Armagnacs étaient aux portes. Le
23 mars ils surprenaient Saint-Denis ; le 25 avril
ils s'établissaient à Saint-Maur (16).
La Pucelle, ici comme avant de marcher sur
Reims et sur Paris, ne demanda conseil à personne
ni pour résoudre ni pour agir. Un jour donc, sans
prendre congé du roi, elle partit, fit semblant d'aller « en aucun ébat, » et s'en vint à Lagny-sur-Marne, « pour ce que ceux de la place faisoient bonne guerre aux Anglois de Paris et ailleurs. » Elle aurait pu se laisser ébranler cette
fois. Comme elle était dans la semaine de Pâques (vers le 15 avril), à Melun, ville qui venait de
chasser les Anglais pour se donner au roi, ses
voix lui dirent qu'elle serait prise avant la Saint-Jean; et depuis elles le lui répétaient tous les
jours. Mais elles ne la détournaient point d'aller
en avant; elles lui annonçaient sa captivité comme
une chose qu'elle devait souffrir ; et Jeanne, quoiqu'elle
eût mieux aimé la mort, marchait sans peur à l'accomplissement de son œuvre (17).
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 Les Anglais à Saint-Denis : t. IV, p. 89 (J. Chartier); Monstrelet,
II, 75.
Les armes de la Pucelle à Saint-Denis : Jacques
Doublet dans son Histoire de l'abbaye de Saint-Denys (Paris,
1625) dit en parlant des armes enlevées par les Anglais : « L'épée
seule demeura avec sa ceinture de buffle, dont les annelets, garnitures
et boucles dépendans estoient d'or, que j'ai veu mainte fois. » (Cité par Godefr., Hist. de Charles VII, p. 322.) Malgré son
témoignage, cette épée pourrait bien être d'une authenticité aussi
douteuse que l'armure de la Pucelle, conservée aujourd'hui au Musée
d'artillerie.
Forteresse bâtie à Saint-Denis (Cabinet des Titres, dossier Morhier, cité par Vallet de Viriville, Note sur la sépulture de
Blanche de Popincourt, p. 22 (tirage à part du 25e volume des
Mémoires de la Société des Antiquaires de France).
La trêve appliquée à Paris. — Registres du Parlement, t. XV,
f° 18, verso. Voyez l'appendice n°44, et aussi le n°34, auquel
j'ai déjà renvoyé.
2 Lettre du roi aux habitants de Troyes (23 septembre), t. V,
p. 145 (extrait des registres de la ville). — Avec cette lettre est
mentionnée une lettre de Jeanne, écrite la veille, où elle annonce
aux habitants qu'elle a été blessée devant Paris.
3 Le duc d'Alençon : t. IV, p. 30 (Cagny). — « Quand le roy
se trouva audit lieu de Gien, lui et ceulx qui le gouvernoient firent
semblant que ilz fussent comptens du voyage que le roy avoit fait ;
et depuis de longtemps après, le roi n'entreprint plus nulle chose à faire sur ses ennemis où il vousist estre en personne. On pourroit
bien dire que ce estoit par son (sot?) conseil, se lui et eux eussent
voulu regarder la très-grant grâce que Dieu avoit fait à lui et à son royaulme par l'entreprinse de la Pucelle, message de Dieu
en ceste partie, comme par ses faiz povoit estre aperceu. Elle fist
choses incréables à ceulx qui ne l'avoient veu; et peult-on dire que encore eust fait, se le roy et son conseil se fussent bien conduiz
et maintenuz vers elle. » T. IV, p. 30 (Cagny).
Étrépagny (septembre); Laval (25 septembre). Torci (26 octobre)
; Chron. de la Pucelle, ch. LXIII, et Ms. F. Fr., 1081, en tête
d'une chronique rimée de Laval, f° 1 ; P. Cochon, Chron. norm.,
ch. LII ET LIII. Nous préférons le témoignage de ce dernier, qui
est précis, au témoignage de Monstrelet (II, 68) et de l'Abrégé chronologique
(Godefroy, Vie de Charles VII, p. 332) qui placent confusément
la prise de Torci, d'Étrépagny et de Château-Gaillard avec
celle d'Aumale, au temps de la marche de Charles VII sur Paris.
4 La livre tournois varia cette année de 3 fr. 95 c. à 9 fr. 21 c. de
notre monnaie, valeur intrinsèque. Les blancs de Charles VII étaient
de 8 deniers tournois. Voy. le Mémoire de M. de Wailly sur les
Variations de la livre tournois depuis le règne de saint Louis.
Mém. de l'Académie des inscriptions, t. XXI, 2e partie, p. 224, et le
tableau n° V, p. 402. La monnaie parisis était à la monnaie tournois
comme 5 est à 4; elle valait un quart en sus.
5 Le roi sur la Loire, t. IV, p. 31 (Cagny). Voy. l'appendice
n°46.
Détresse de Paris : Bourgeois de Paris, p. 399 (édit.
Buchon), et sur la trêve l'appendice n°39.
6 Places de l'ennemi sur la Loire, t. III, p. 217 (d'Aulon), cf.
t. IV, p. 181 (Journal du siége) ; t. V, p. 148 (Lettre du sire d'Albret
aux habitants de Riom).
7 Saint-Pierre-le-Moustier, t. III, p. 218 (d'Aulon) ; p. 23 (Thierry);
cf. t. I, p. 109. — En 1868 le conseil municipal de la ville a
voté l'érection d'un vitrail destiné à rappeler que l'église a été préservée
du pillage par l'intervention de Jeanne d'Arc. Voy. Jeanne
d'Arc à Saint-Pierre-le-Moutier, par M. Jaladon de la Barre, appendice,
p. 61 (Nevers, 1868).
8 La Charité : Lettre de Jeanne aux habitants de Riom.
Voy. aux appendices, n°47. — A la lettre de Jeanne était
jointe une lettre du sire d'Albret. Il y touche plus expressément
aux intérêts de commerce qui doivent déterminer les villes à
des sacrifices (t. V, p. 148). Jeanne et le sire d'Albret avaient
adressé de semblables messages à Clermont-Ferrand et probablement à d'autres villes. On a la note des envois faits par Clermont-Ferrand. Ibid., p. 146. — Bourges (24 novembre 1429). On y engage « la ferme du treizième du vin vendu en détail en ladicte
ville de Bourges. » T. V, p. 357. Cf. Vallet de Viriville, art. G. de
Bastard dans la Biographie Didot.— Orléans : « A Jacquet Compaing
pour bailler à Feauveau et à Gervaise le Fèvre, joueurs de
coulevrines pour aller audit lieu 9 1. 12 s. p. — A lui pour argent
baillé à 89 compaignons envoiez audit lieu de par la ville, à chacun
d'eux, 4 1., » etc. Ibid., p. 269.
Levée du siége : « Pour ce que le roy ne fist finance de lui envoyer
vivres ne argent pour entretenir sa compaignie, luy convint
lever son siége et s'en départir à grant desplaisance. » T. IV, p. 31
(Cagny). Le héraut Berri n'est pas moins fort, et il en rejette toute
la responsabilité sur La Trémouille. Rappelant la proposition du
duc d'Alençon touchant la Normandie : « Mais le sire de La Trémoille
ne le voulut pas, mais l'envoya avec son frère le sire de Lebret
(Albret), au plus fort de l'yver et le maréchal de Boussac, à
bien pou de gens, devant la ville de la Charité, et là furent environ
un mois, et se levèrent honteusement sans que ce secours venist à ceux de dedens; et y perdirent bombardes et artilleries. »
(T. IV, p. 48.)
9 Anoblissement de Jeanne. Voy. la charte aux appendices,
n°48. — Le nom de Du Lys donné à ses frères. Que n'ont-ils
pris plutôt le nom de la Pucelle, donné à un de leurs descendants
en un acte de 1478 : « A Jehan de la Pucelle, fils de feu Pierre du
Liz, en son vivant chevalier, frère de Jehanne la Pucelle, la somme
de VIxx V l. t. (125 1. tournois), à lui ordonné par le roi notre sire
(Louis XI) pour sa pension finissant à la fête de la Magdeleine
(22 juillet) 1478. » Dir. génér; des Archives, comptes du trésor royal
KK 58, f° 7 verso, cité par Jal, Dict. critique de biographie et
d'histoire, Paris, 1867, in-8°, au mot JEHAN, et Vallet de Viriville,
Les anneaux de Jeanne d'Arc, p. 16. (Extrait du t. XXX des Mémoires
des antiquaires de France.) — Les villes d'Orléans et de
Montargis reçurent aussi vers cette époque, par divers priviléges, la
récompense de leur bravoure et de leur dévouement. Orléans, 16
janvier et février; Montargis, mai 1430 (Ordonn., t. XIII, p. 144,
150 et 167).
10 Jeanne à Bourges : t. V, p. 155; — à Sully : ibid., p. 160
et 162. Là le roi n'était pas seulement avec La Trémouille; il était
chez La Trémouille et plus que jamais abandonné à sa discrétion.« La Trémouille, dit M. du Fresne de Beaucourt, a l'entière disposition
des finances du royaume, la libre disposition des forteresses,
le gouvernement du corps du roi. Il règne en souverain et n'est
pas assurément étranger à l'inaction où demeure Charles. » (Charles
VII, son caractère, p. 70, et il cite Perceval de Cagny et Monstrelet.) — à Orléans : « A Jehan Morchoesne pour argent baillé
pour l'achat de six chappons, neuf perdrix, treize congnins (lapins)
et cinq fesans présentés à Jehanne la Pucelle, maistre Jehan de
Sully, maistre Jehan de Rabateau et monseigneur de Mortemar, le
XIXe jour de janvier : 6 1. 12 s. 4 d. p. — A Jacques Leprestre pour
52 pintes de vin aux dessus dits à deux repas ledit jour, 52 s. p.
(Il n'est pas besoin de faire observer que toute la suite de Jeanne
et de ces seigneurs prend sa part aux deux repas) ; — à Isambert
Bocquet, cousturier pour un pourpoint baillé au frère de la Pucelle.
29 s. p. » t. V, p. 270. — Marguerite La Touroulde, t. III,
p. 86 et suiv.
11 Catherine de La Rochelle, t. I, p. 107, 108, cf. p. 119.
12 Opinion de Jeanne sur Catherine, ibid., p. 108.
13 La Trêve avec le duc de Bourgogne. (Monstrelet II, 72 et 74;
cf. t. V, p. 175 : Mémoire à consulter sur G. de Flavy).
Ravage des Anglais et des Bourguignons. G. Hermand, Histoire ecclésiastique
de Beauvais, t. III, ch.XXI, f° 1463 et suiv. F. Fr. n° 8581
Ravages dans le pays de Reims. Comptes de Reims à la date
du 28 septembre 1429. Varin, Archives législatives de Reims, IIe
partie, t. I, p. 743. Plusieurs mentions témoignent des craintes de
trahison que l'on avait dans la ville. On renouvelle à plusieurs reprises
les clefs des portes (11 janvier, 19 avril 1430). On fait subir
un interrogatoire à un religieux des Blancs-Manteaux fait prisonnier,
et que l'on disait venu de Paris (ibid., p. 745). L'archevêque
de Reims, dans ses lettres, mettait en garde les habitants contre
ces intrigues bourguignonnes dont le bruit était venu jusqu'à lui
(ibid., p. 604). Et les habitants en avaient eu une preuve sensible :
le 27 mars, leur capitaine avait fui, muni d'un sauf-conduit
du duc de Bourgogne. On écrit de Reims à Vendôme pour le faire
arrêter (ibid., p. 746).
14 Lettre de la Pucelle aux habitants de Reims (16 et 28 mars
1430). Voy. ces lettres aux appendices, n°49, et une prétendue
Lettre de Jeanne aux hussites, 23 mars 1430 au n°50,
2.
15 Départ de Jeanne, t. IV, p. 32 (Cagny).
16 Louviers, Château-Gaillard, Torcy : Th. Basin, Hist. de
Charles VII, liv. II, ch. XIV; P. Cochon, Chron. norm., LIII-LV;
cf Monstrelet, II, 78.
Situation de Paris : Journal du Bourgeois
de Paris, p. 399 ; et encore : « item avant que Noüel fust et
que les trêves faillissent, firent tant de maux les Arminaz entour
Paris, que oncque les tyrans de Rome, ne larrons de bois, ne meurdriers,
ne firent oncques plus grant tyrannie souffrir à chrestiens
qu'ils faisoient ; et avec la tyrannie prenoient quan que avoient
ceux qui chéoient en leurs mains, jusques à vendre femmes et enffants,
qui les eust pu vendre, et personne nulle les contredisoit;
car le régent de France, duc de Bedfort, n'avoit cause de s'en mesler,
pour ce qu'on avoit fait le duc de Bourgogne régent (p. 400). »
Il faut entendre, nous l'avons vu, lieutenant général.
La princesse de Portugal : ibid., p.400. On a dans Rymer l'ordonnancement
des dépenses que sa réception inattendue en Angleterre
a causées (16 décembre 1429), t. X, p. 436.
Fêtes du mariage
du duc de Bourgogne : Monstrelet, II, 77 et 78. C'est à cette
occasion qu'il institua la Toison d'or. Sur la Conspiration découverte à Paris. Voy. l'append. n°51.
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