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Préface (de
la première édition) - p.3 à 12 |
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a
vie de Jeanne d'Arc est un des épisodes les plus émouvants
de nos annales : c'est comme une légende au milieu de l'histoire
; c'est un miracle placé au seuil des temps modernes comme
un défi à ceux qui veulent nier le merveilleux. Jamais
matière ne parut plus digne de la haute poésie : elle
réunit en soi les deux conditions de l'épopée,
sujet national, action surnaturelle. Mais jamais sujet ne tenta
plus malheureusement les poëtes. La poésie vit de fictions,
et la figure de Jeanne ne comporte aucune parure étrangère.
Sa grandeur se suffit à elle-même ; elle est plus belle
dans sa simplicité. A ce titre rien ne devait attirer davantage,
et mieux récompenser le zèle des historiens ; et la
récente publication de Jules Quicherat, qui réunit
à l'édition des deux procès les fragments des
chroniqueurs et les actes de toute sorte relatifs à la Pucelle,
devait donner une impulsion nouvelle à ces études.
J'y ai cédé comme plusieurs autres ; et peut-être
est-il tard maintenant pour offrir au public le résultat
de ce travail suspendu pendant quelque temps par d'autres travaux
: la grandeur du sujet n'est pas à elle seule une excuse,
ni les facilités offertes aux recherches une recommandation
pour une nouvelle histoire. Cependant, j'ai pensé qu'après
tant de récits qui
s'autorisent de noms célèbres, la vie de Jeanne d'Arc
pouvait encore être racontée. Ce n'est pas seulement
parce que les récits dont je parle, étant pour la
plupart des pages détachées d'une histoire générale,
ont dû se réduire aux proportions du livre d'où
ils sont tirés : replacés en leur lieu, ils pourraient
racheter cet inconvénient par l'avantage de mieux paraitre
dans la suite de l'histoire. S'il m'a semblé qu'on pouvait
tenter quelque chose encore, c'est dans l'usage et dans l'appréciation
des documents où doivent puiser toutes les histoires de la
Pucelle.
On sait combien ils sont nombreux. Un fait si plein
d'éclat, à une époque déjà féconde
en chroniques et en écrits de toute sorte, a agi sur tous
les esprits et laissé sa trace dans tous les écrivains
du temps ; et les deux procès qui ont poursuivi tour à
tour par tant d'interrogatoires et d'enquêtes la condamnation
de Jeanne d'Arc et sa réhabilitation, ont recueilli une masse
de témoignages qui, sans cette cause toute providentielle,
eussent été perdus pour l'histoire. Or, il y a un
double écueil parmi tant de richesses : c'est tout à
la fois de trop confondre et de trop distinguer.
Le plus souvent, on a trop confondu. L'histoire a paru
si merveilleuse en elle-même, qu'on n'a pas vu grand inconvénient
à y joindre la légende. Tout se mêle alors sans
que rien laisse voir ce qui est de l'une ou de l'autre. Il semble
que l'exposition n'y perde rien ; mais en proposant du même
ton au lecteur les choses qui dérivent des traditions les
moins autorisées et celles qui s'appuient des témoignages
les plus forts, on l'amène nécessairement, même
dans les livres les plus éloignés de l'esprit de système,
à les recevoir ou à les rejeter de la même sorte.
Et pourtant, quand on les jugerait au fond de même nature,
encore serait-il bon d'en signaler et d'en discuter l'origine, afin
que chacun pût voir ce qu'il en doit prendre ou laisser.
D'autres fois, au contraire, on établit plus
de distinction qu'il ne faut. Les deux procès ont un caractère
et un esprit bien opposés ; mais, peut-on dire qu'ils nous
font de Jeanne d'Arc deux portraits différents ? et M. Jules
Quicherat, qui comme éditeur de tous les deux, les pouvait
voir du même oeil l'un et l'autre, a-t-il raison de juger
ainsi le second, dans ses Aperçus nouveaux (1):
"Le procés de réhabilitation vint ensuite
donner une tournure de commande aux souvenirs, qu'il eut au moins
le mérite de fixer : il est la source de tout ce qu'ont écrit
les chroniqueurs favorables à la Pucelle ; il a fourni les
traits de cette froide image qui a trop longtemps défrayé
l'histoire, image d'une chaste fille venue pour rendre cœur
à son roi, d'abord prise en défiance, puis écoutée
et suivie ; malheureuse de sa réussite, puisque la reconnaissance
du monarque, en la relenant plus qu'il n'aurait fallu, la précipita
vers une funeste fin ?"
S'il fallait, de toute nécessité, choisir
entre les deux documents, mon choix ne serait pas douteux : je préférerais
le premier au second ; et en cela je ne croirais pas nuire à
Jeanne. Dans le second procès nous voyons
un portrait de la Pucelle, tracé par ceux qui ont conversé
avec elle à toutes les époques de sa vie ; dans le
premier nous la voyons elle-même, et elle est assez grande
pour se montrer imposante encore au milieu des retranchements et
des altérations que sa parole a pu subir. Mais pourtant on
ne peut pas tout dire sur soi-même, et les juges ont supprimé
les témoins. Le premier procès a donc des lacunes
; c'est avec le second qu'il les faut remplir.
Le second procès d'ailleurs, autant qu'il l'a
pu faire, a puisé, s'il est permis de le dire, aux sources
du premier. Il en a appelé non pas les témoins, mais
les acteurs, les hommes les plus intéressés à
le défendre : Jean Beaupère, le second de Pierre Cauchon
; Thomas de Courcelles, qui mit le procès-verbal en latin
; les greffiers, l'huissier, et presque tous les assesseurs encore
vivants ; et quand bien même les autres dépositions
recueillies pourraient être regardées comme produites
au nom de l'accusée, elles ne feraient encore que rendre
au premier procès un élément qu'on ne peut,
sans injustice, retrancher de la cause. Leur appréciation
ne ressemblera pas à celle des juges ; mais apprécieront-ils
moins justement ? Et Jeanne, dans leurs témoignages, sera-t-elle
autre qu'on ne la voit quand elle se montre elle-même dans
son procès ? Sont-ce les dépositions de Dunois, de
Louis de Contes et du duc d'Alençon qui ont subi cette "tournure
de commande" et a fourni les traits de cette froide image
des histoires postérieures ? Où trouve-t-on Jeanne
plus vive, plus pleine de vigueur et d'entrain, soit que, arrivant
devant Orléans, et s'en voyant séparée par
la Loire, elle interpelle rudement Dunois sur le détour que
la timidité des chefs a fait prendre, en la trompant, au
convoi qu'elle amène ; soit que se réveillant à
la nouvelle de l'attaque de Saint-Loup, elle gourmande son page:
"Ah ! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que
le sang de France fût répandu !" soit qu'à
Jargeau elle entraine aux murailles, criant au duc d'Alençon
qui veut attendre : "Ah ! gentil duc, as-tu peur ?"
Est-elle moins ferme et moins prompte à la réplique
dans le témoignage de Seguin, un des examinateurs de Poitiers,
que dans le procès-verbal des juges de Rouen ?...
Mais il nous faudrait reprendre dans cette préface
les traits les plus saillants de l'histoire qui va suivre. Et si
le même document qui nous dépeint sa hardiesse à
Poitiers, son aisance à la cour, sa bonne tenue sous les
armes, et ce coup d'oeil et cette science militaire dont les plus
vieux capitaines étaient surpris, nous la montre en même
temps pieuse et recueillie, accomplissant avec la ferveur d'une
nonne et la simplicité d'un enfant toutes les pratiques de
la dévotion la plus humble, dira-ton qu'ici, du moins, il
a affadi son image et imprimé à sa figure la couleur
que la réhabilitation avait pour objet de faire prévaloir
? Mais comment le dire, si l'on trouve les mêmes choses dans
le procès même de condamnation ou dans des pièces
qui l'ont précédé ? Ce ne sont pas seulement
les témoins de Vaucouleurs ou d'Orléans, ce sont les
docteurs de Poitiers, qui attestent, avant qu'on se décide
à l'envoyer à Orléans, la dévotion de
la Pucelle ; c'est Jacques Gelu, archevêque d'Embrun qui,
dans son traité, composé le mois même où
Orléans fut délivré, argumente en sa faveur,
de sa piété, de son assiduité à la confession
et à la communion (2). C'est
Perceval de Boulainvilliers qui, dans une lettre écrite au
duc de Milan, le 21 du mois suivant, avant le sacre, parle, en témoin,
des mêmes choses. Ce n'est pas un témoin endoctriné
ou prévenu, c'est Jeanne qui raconte comment, à Sainte-Catherine
de Fierbois, elle entendit trois messes le même jour (séance
du 27 février). C'est elle encore qui, interrogée
par ses juges si elle se confessait à son curé, répond
qu'elle s'est confessée deux ou trois fois aux frères
mendiants, et cela quand elle était à Neufchâteau
: deux ou trois fois, et elle vient de dire qu'elle y fut quinze
jours ! (Séance du 22 février). Ce sont ces mêmes
juges enfin qui, lui demandant si elle a jamais fait oblation de
chandelles ardentes à ses saintes, l'amènent à
répondre qu'elle ne l'a jamais fait, "si ce n'est
en offrant à la messe en la main du prêtre et en l'honneur
de sainte Catherine." (séance du 15 mars)
On n'a donc pas le droit de dire que les deux procès,
à les prendre, je ne dis pas dans les articles de l'accusation
ou dans ceux de la défense, mais dans les interrogatoires
du premier et dans les enquêtes du second (et c'est là
qu'il les faut voir), offrent de Jeanne d'Arc deux portraits différents.
Si divers qu'ils soient par
leurs conclusions, loin de se contredire à cet égard,
ils se complètent, et ils servent à titre égal
à représenter la Pucelle dans toute sa vérité.
Si les anciens apologistes de Jeanne en ont souvent trop effacé
les traits, ce n'est pas que le procès de réhabilitation
les ait induits en erreur : c'est qu'ils n'ont pas su le comprendre
ou le lire. L'une et l'autre chose est aujourd'hui facile, grâce
aux travaux de M. Jules Quicherat. Nous emploierons concurremment
les témoignages des deux procès ; et personne n'a
jamais entrepris de faire autrement l'histoire de la Pucelle : car
si L'Averdy a présenté en deux tableaux les traits
de sa figure, c'est qu'il faisait l'histoire non de Jeanne, mais
de ses procès, dans le recueil particulièrement consacré
à la Notice des manuscrits. Nous réunirons donc leurs
matériaux, non pas aveuglément sans doute, mais en
disant où nous puisons, et sans oublier que, si l'un a été
suscité par les amis de Jeanne, l'autre (on paraît
trop ne s'en point souvenir) est l'œuvre de ses ennemis ; et,
d'autre part, nous chercherons à distinguer ce qui est de
la légende et ce qui est de l'histoire, non pour supprimer
la première, mais pour l'admettre à son vrai titre,
sans farder la seconde des fausses couleurs qu'elle en pourrait
recevoir.
En
reproduisant les paroles de Jeanne dans le français du temps,
quand elles nous sont ainsi parvenues, nous ne nous croirons pas
astreint à en garder ni l'orthographe, ni les formes devenues
inintelligibles : car une histoire est faite pour être lue
sans étude ; et il faut éviter d'ailleurs le contraste
que ces paroles pourraient offrir dans la même page et dans
le même discours, selon qu'elles seraient prises du français
ou traduites du latin.
Les tomes désignés dans les notes sans
autre indication d'ouvrages, sont ceux des Procès de Jeanne
d'Arc, publiés par M.Jules Quicherat, et comprenant le tome
Ier, le procès de condamnation ; les tomes II et III, le
procés de réhabilitation ; le tome IV, les fragments
des historiens ; et le tomeV, les pièces diverses. Nous croyons
être utile au lecteur en renvoyant de préférence
à cet ouvrage, même pour les chroniques publiées
intégralement dans d'autres collections.
Nous imprimons au bas des pages les citations et les
textes qui se rapportent à chaque paragragraphe. Nous traiterons
en appendice I, II, etc..., de quelques points qui réclament
une plus longue discussion, et réserverons pour le second
volume une courte notice, par ordre alphabétique, des historiens
originaux, ou des témoins qui ont déposé au
procès (Appendices, n°31 et 32, afin qu'on puisse
se rendre compte de la valeur de leur parole, dans les passages
où ils seront cités.
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Illustrations :
1 et 2 "Jeanne d'Arc par l'image - Mgr Le Nordez - 1898
3 : "Jeanne d'Arc" - Henri Wallon (éd.1892 -
Firmin-Didot)
Notes :
1 Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc - p.156
2 Sollicite sacramenta ecclesiastica veneratur et frequentat,
confitendo saepe, et corpus Domini devote recipiendo (Procès
t.III p.406)
3 Immobilis Deo serviendo, missam audiendo, eucharistiam percipiendo,
prima proposita continuat. (ibid. t.V p.119)
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