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Livre
X - ROUEN - Le supplice
I - La visite à la prison - p.273 à 283 |
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e mercredi, 30 mai, dès le matin, frère Martin
Ladvenu et frère Jean Toutmouillé vinrent, sur
l'ordre de l'évêque, trouver Jeanne dans la prison
pour la préparer à mourir. Jeanne, en révoquant
sur tous les points son abjuration, savait à quoi
elle s'exposait; en avouant qu'elle avait cédé à la
peur de la mort, elle montrait bien qu'elle ne la
craignait plus. Néanmoins, la première annonce
du supplice auquel on la destinait réveilla en elle
toute la sensibilité de la femme. « Quand ledit
Ladvenu, dit l'autre frère, annonça à la pauvre femme
la mort dont elle devait mourir ce jour-là, qu'ainsi
ses juges l'avaient ordonné et entendu, et qu'elle ouït
la dure et cruelle mort qui lui était prochaine, elle
commença à s'écrier douloureusement et piteusement, se destraire (tirer) et arracher les cheveux :
« Hélas ! me traite-t-on si horriblement et cruellement, qu'il faille que mon corps net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et rendu en cendres ! Ah! ah! j'aimerois mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée. Hélas ! si j'eusse été en la prison ecclésistique à laquelle je m'étois soumise, et que j'eusse été gardée par les gens d'Église, non pas par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement meschu, comme il est. Oh! j'en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu'on me fait (1). »
Comme elle se plaignait ainsi, survint l'évêque. A sa vue, elle s'écria :
« Évêque, je meurs par vous !
— Ah! Jeanne, dit l'évêque, prenez en patience.
Vous mourez pour ce que vous n'avez tenu ce que
vous nous aviez promis, et que vous êtes retournée à votre premier maléfice. »
Et la pauvre Pucelle, continue le frère, lui répondit
:
« Hélas ! si vous m'eussiez mise en prison de
cour d'Église, et rendue entre les mains des concierges
ecclésiastiques compétents et convenables,
ceci ne fût pas advenu; pour moi j'appelle de vous
devant Dieu (2). »
Que venait faire le juge à la prison ? et pourquoi devançait-il le moment qu'il avait marqué à Jeanne
pour comparaître ?
Ce qui le ramenait auprès de Jeanne, ce n'était
point cette question de l'habit : il savait trop bien à quoi s'en tenir sur ce point. D'ailleurs, que faisait maintenant l'habit ? il avait accompli son office,
puisqu'il menait Jeanne à la mort; et la
Pucelle ne le réclamait pas davantage. Elle le voulait
pour être en prison; elle ne le demandait point
pour mourir. Lorsqu'au milieu de ses refus de
quitter l'habit d'homme elle avait prié ses juges
de lui donner, si elle devait être menée au supplice, s'il la falloit dévestir en jugement, une
chemise de femme, et que ceux-ci s'en étonnaient
comme d'une contradiction, elle avait répondu : « Il suffit qu'elle soit longue. » Mais il y avait
d'autres points de sa rétractation qui mettaient à
néant tout le résultat de cette procédure. Tant
d'efforts pour ruiner par sa propre parole l'autorité de sa mission, pour y montrer une illusion du
diable, et retourner ainsi contre le roi de France
l'impression qu'elle avait faite en faveur de ce
prince, devaient-ils donc être perdus ? Non. Pour
l'amener à l'abjuration, on lui avait laissé la vie;
pour lui reprendre la vie, on l'avait poussée à s'en
dédire. Il s'agissait de la ramener à son premier
désaveu, à présent que cela même ne pouvait plus
la sauver de la mort (3).
Le moyen aurait été trouvé, si l'on en croit une information faite le jeudi, 7 juin, le neuvième jour
après la mort de Jeanne, information qui figure à
la suite du procès, écrite de la même main que le
procès lui-même, mais sans signature.
D'après les témoignages produits dans cette prétendue
enquête, le jour de l'exécution, Pierre
Maurice, qui avait témoigné de l'intérêt pour
Jeanne, et Nicolas Loyseleur, qui avait gagné sa
confiance pour la trahir, étaient venus dès la première
heure à la prison, sous le prétexte de l'exhorter
et de la faire penser à son salut. Ils la pressèrent
de dire la vérité sur ses apparitions, et notamment sur l'ange qui avait apporté au roi une
couronne. Elle dit que l'ange, c'était elle, et la couronne,
la promesse du couronnement qu'elle apportait
au roi en s'engageant à le faire couronner.
Quant à ses apparitions, elle les affirmait. Sous
quelle forme lui venaient-elles? Elle ne le déterminait pas proprement, et il y a des diversités dans
les témoignages mêmes de cette enquête. Mais elle
a vu de ses yeux, elle a entendu de ses oreilles ;
et comme Pierre Maurice lui faisait observer que
souvent au bruit des cloches on croit entendre et
comprendre certaines paroles, elle rejeta l'explication et dit qu'elle avait réellement entendu ces
voix. Il y avait un fait d'ailleurs qu'on ne cherchait
point à contester, et dont on voulait s'appuyer
pour ébranler la confiance de Jeanne en ses visions
: c'est qu'elles lui avaient promis sa délivrance,
et Jeanne allait mourir. Pierre Maurice lui
rappela cette parole, et lui remontra qu'il apparaissait bien que c'étaient de mauvais esprits, puisqu'ils l'avaient trompée. « Soient bons, soient
mauvais esprits, dit Jeanne, ils me sont apparus. » « Étaient-ils bons ou mauvais ? « Je ne sais, dit-elle, je m'en attends à ma mère l'Église, » ou bien
encore « à entre vous qui êtes gens d'Église (4) ».
Lorsque l'évêque arriva avec le vice-inquisiteur
et plusieurs autres assesseurs, la victoire, selon
ce même document, était donc déjà assurée. On a
vu par la déposition de Jean Toutmouillé comment
Jeanne l'accueillit. Ici, c'est l'évêque qui l'interpelle.
Il place immédiatement la question sur le terrain où on avait bien compté la résoudre : « Or çà, Jeanne, dit-il, vous nous avez toujours
dit que vos voix vous disaient que vous seriez délivrée, et vous voyez comme elles vous ont déçue ;
dites-nous maintenant la vérité. » Jeanne répondit
: « Vraiment, je vois bien qu'elles m'ont déçue. » Et elle ajouta même, selon un autre, que,
puisque les gens d'Église tenaient pour certain
que ces apparitions venaient de mauvais esprits,
elle croyait désormais ce que croyaient les gens
d'Église, et ne voulait plus ajouter foi à ces esprits.
Jeanne abjurait donc de nouveau, mais il
fallait rendre l'abjuration publique. Nicolas Loyseleur
se chargea de l'y préparer. Pour ôter l'erreur
qu'elle avait contribué à répandre, une chose, dit-il à Jeanne, lui restait à faire : c'était de déclarer
publiquement qu'elle avait été trompée et qu'elle
avait trompé le peuple, et d'en demander humblement
pardon. Jeanne dit qu'elle le ferait volontiers,
mais qu'elle n'espérait pas s'en souvenir
quand il le faudrait au milieu du jugement public.
Elle priait donc son confesseur de le lui remettre
en mémoire. — Si elle ne le fait pas, ce
sera la faute du confesseur (5).
A ces déclarations l'un de ceux qui étaient là
joint un récit qui les couronne et les complète.
Frère Martin venait de confesser Jeanne. Au moment de lui donner la communion, tenant dans ses mains l'hostie sacrée, il lui dit: « Croyez-vous que
c'est le corps du Christ ? — Oui, dit-elle, c'est lui
seul qui me peut délivrer, je demande qu'il me
soit donné. — Croyez-vous encore à ces voix ? —
Je crois en Dieu seul et ne veux plus croire en ces
voix, puisqu'elles m'ont trompée (6).»
Voilà dans leur ensemble les témoignages dont
on a voulu faire comme un procès-verbal posthume
de cette scène capitale. Les visions de
Jeanne sont avouées, mais elles sont déclarées
mensongères et par conséquent diaboliques. Désormais
Jeanne refuse d'y croire, souscrivant à
tout ce que les gens d'Église voudront en décider.
Le triomphe de l'évêque est donc complet ; il a regagné
l'abjuration sans préjudice de la mort.
Mais quelle est la valeur de cette pièce ? Pourquoi
l'interrogatoire qu'elle révèle ne figure-t-il
point à sa place dans la suite du procès-verbal ?
Et pourquoi, sous cette forme irrégulière d'un interrogatoire,
non de l'accusée, mais des assesseurs
transformés en témoins, n'est-il point certifié par
la signature des greffiers ? Avait-il si peu d'importance ?
Nul ne le croira; et l'évêque ne le croyait
pas non plus, sans doute. Ce n'est pas sa faute, si
l'acte est dépourvu de cette attestation. Il voulut
contraindre Manchon à le signer, bien que celui-ci
n'eût point assisté à la scène. Manchon refusa :
mais Taquel y était, et sa signature ne se trouve
pas davantage au bas de la pièce. Qu'est-ce donc que ce procès-verbal rétrospectif que le greffier
présent à l'acte n'a pas signé, et pour lequel on
est réduit à réclamer, sans plus de succès, la signature
d'un greffier qui n'y était pas ? C'est un procès-verbal comme l'eût été celui du procès tout
entier, si la volonté de l'évêque n'avait échoué
contre l'honnêteté des greffiers, et aussi, il le faut
dire, contre le ferme esprit de Jeanne. Mais cette
fois Jeanne était morte, et on se passa des greffiers !
On a donc le droit de le récuser en tant qu'il
peut invalider les résultats du procès officiel : juridiquement,
il est nul; historiquement, suspect.
Détruire la foi en la mission de Jeanne, c'était tout
l'objet du procès : si on l'avait pu faire par un
acte authentique, l'évêque de Beauvais était trop
habile homme pour le faire par une pièce qui se
produit avec tous les signes de la clandestinité (7).
La forme seule de cette addition au procès-verbal
la frappe donc d'un entier discrédit. Toutefois,
nous ne prétendons pas qu'elle doive passer sans qu'on y regarde davantage. L'interrogatoire est
un fait avéré, et les témoignages qu'on y a recueillis
après coup ne sont pas tous à la charge de Jeanne. Qu'en résulte-t-il, en effet ? Qu'elle a faussement
inventé ses visions ? Non. Elle explique l'allégorie
par laquelle elle avait répondu sur un point qu'elle ne voulait pas, qu'elle déclarait hautement
ne pas vouloir révéler, le signe du roi. Quant à ses voix, elle les affirme : elle a vu de ses yeux,
elle a ouï de ses oreilles : tous les témoins sont
d'accord pour certifier cette solennelle déclaration ;
et les juges ne les contestent pas davantage, puisqu'ils
s'appuient de leurs révélations mêmes pour
les déclarer mensongères et décider Jeanne à les
renier comme des inspirations du malin esprit (8).
C'est ici leur triomphe, mais c'est aussi le côté
suspect du document dressé en vue de l'établir. Et
pourtant, sans vouloir accepter tout ce qu'on y trouve sur cette défaillance de la foi de Jeanne en
ses voix, on peut hésiter à déclarer le fait sans le
moindre fondement. L'attaque des juges fut fort
habile : ils ne prétendent plus accuser Jeanne elle-même
de mensonge dans ce qu'elle disait de ses
révélations : sa conscience se serait soulevée contre une affirmation dont elle eût senti la fausseté
au fond de son âme. Ils acceptent ces apparitions
comme réelles ; seulement ils les accusent d'être
trompeuses. Ses voix lui ont parlé, mais elles lui
ont menti ; et ils allèguent ses propres déclarations,
opposant la réalité à ses espérances ; à la délivrance qu'elles lui avaient prédite, la mort qui
est là. Jeanne a-t-elle résisté à cette épreuve, et si
elle n'est point allée jusqu'au reniement, n'a-t-elle
pas été au moins jusqu'au doute ? Nous ne voulons
pas l'affirmer, mais ce qui bien plus sûrement que les témoignages du document suspect nous porterait à le croire, c'est la douleur et l'amertume
de ses derniers moments. Elle est comme seule, et
elle cherche des appuis parmi ceux mêmes qui lui ont ravi ses conseils :
« Maître Pierre, dit-elle à P. Maurice, où serai-je
ce soir ?
— N'avez-vous pas bonne espérance en Dieu ? dit
le docteur.
— Oh ! oui; et par la grâce de Dieu je serai en
paradis (9).»
Laissée seule avec Martin Ladvenu, elle se confessa
et demanda la communion. Mais pouvait-il
donner la communion à une femme qui allait être
publiquement excommuniée ? Le cas méritait d'être
soumis à l'évêque. Ladvenu envoya l'huissier Massieu
lui dire que Jeanne s'était confessée, et qu'elle
demandait à recevoir l'Eucharistie. L'évêque en
conféra avec plusieurs; après quoi il répondit à
Massieu : « Allez dire au frère Martin de lui donner
l'Eucharistie et tout ce qu'elle demandera. »
L'Eucharistie lui fut apportée sans aucun appareil,
sur la patène, simplement recouverte du
linge du calice, sans lumière, sans escorte, sans surplis, sans étole. Frère Martin en fut scandalisé:
il envoya chercher une étole et de la lumière :
mais ce qui suppléait à l'absence de toute cérémonie, c'était la vive piété de Jeanne, qui reçut son Sauveur avec une telle dévotion et une si
grande abondance de larmes, que le frère renonce à le décrire (10).
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 T. II, p. 3-4 (Jean Toutmouillé).
2. Ibid. ; cf. p. 8 (M. Ladvenu), et t. III, p. 169 (id.) : « Quod sibi
promiserat quod eam poneret in manibus Ecclesiæ, et ipse eam dimiserat
in manibus suorum inimicorum capitalium. »
3 Procès, t. I, p. 177.
4 Information posthume : t. I, p. 477 et suiv. — Les pièces
qui suivent sont écrites de la même main que le reste des procédures,
mais elles cessent d'être revêtues de la signature qui auparavant
se trouve apposée au bas de chaque feuillet des manuscrits officiels.
On verra par les actes du second procès que les greffiers se
sont refusés à les valider de leur attestation. Voy. t. I, p. 477, note.
— La couronne : « Quod nihil aliud fuit, nisi promissio coronationis
illius quem dicit regem suum, » p. 484 (Loyseleur) ; « quod ipsamet
erat angelus, » p. 480 (P. Maurice); cf. p. 481 (Toutmouillé).
— Les apparitions : « Saltem quod audiret loquens... prout melius
recolit, veniebant in magna multitudine et quantitate minima.»
T. I, p. 479 (Ladvenu). — « Interrogata de corona quam sibi promittebat,
et de multitudine angelorum qui associabant eam, etc. ;
respondit quod sic, et apparebant sibi sub specie quarumdam rerum
minimarum. » T. I, p. 480 (P. Maurice). — « Quandoque cum
magna multitudine et in minima quantitate », sive in minimis rebus;
alias figuram aut speciem non declarando, » p. 481 (Toutmouillé). — « Quod ipsa viderat et audierat propriis oculis et auribus
voces et apparitiones de quibus fit mentio in processu. » T. I,
p. 498 (N. de Venderez). — « Quod realiter audiebat voces.... quamvis
sibi fuisset protunc dictum per dictum magistrum Petrum quod
aliquando homines, audiendo pulsum campanarum, credebant audire
et intelligere aliqua verba, » p. 481 (Toutmouillé); — « Utrum
illi apparitio erat realis : respondebat quod sic : Soient bons, soient
mauvais esperitz, ils me sont apparus, » p. 480 (P. Maurice). —
Je ne sçay je m'en actens à ma mère l'Église, etc., p. 182 (J. Toutmouillé)
; cf. p. 480 (P. Maurice), et p. 184 (N. Loyseleur).
5 Interpellation de l'évêque : t. I, p. 481 (J. Toutmouillé) ; cf.
p. 483 (Th. de Courcelles); p. 479 (M. Ladvenu); p. 482 (Lecamus).
— Loyseleur : p. 485 (Loyseleur)
6 T. I, p. 483 (Jac. Lecamus).
7 Refus de Manchon : « Néantmoins monseigneur de Beauvais
le voulut contraindre à ce signer, laquelle chose ne volut faire. »
T. II, p. 14.
8 Affirmation de ses visions : « Utrum verum erat quod ipsas
voces et apparitiones habuisset; et ipsa respondebat quod sic. Et in
illo proposito continuavit usque ad finem; etc. » T. I, p. 478 (Ladvenu);
cf. t. I. p. 477 (N. de Venderez); p. 482 (Lecamus), et les autres
textes cités plus haut.
9 Jeanne et P. Maurice : t. III, p. 191 (J. Riquier). Sur la fausseté
du document, voy. L'Averdy, Notice des manuscrits, t. III, et
l'appendice n°19 à la fin de ce volume.
10 Communion : « Qui episcopus aliquos super hoc congregavit ;
ex quorum deliberatione ipse episcopus eidem loquenti dixit quod
diceret fratri Martino quod sibi traderet Eucharistiæ sacramentum
et omnia quæcumque peteret. » T. III, p. 158 (Massieu). « Lui fut
apporté le corps de Jésus-Christ irrévérentement, sans estolle et
lumière, dont frère Martin, qui l'avoit confessée, fut mal content;
et pour ce fut renvoyé querir une estolle et de la lumière, et ainsi
frère Martin l'administra. » T. II, p. 19 (Massieu); cf. p. 334 (id.). — « Quod devotissime et cum lacrymis uberrimis, sic quod nesciret
narrare, suscepit. » Ibid.. p. 308 (Ladvenu). Voy. l'append. n°20 à la fin de ce volume.
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