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Livre
VIII - ROUEN - Le jugement
IV
- La réponse de l'Université et la deuxième admonestation - p.230 à 242 |
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es choses marchaient vers la conclusion. Aussitôt
après la séance du 2 mai, quand Jeanne eut
publiquement refusé de s'en remettre, touchant
ses faits, à la décision de l'Église dans les termes
où on l'y invitait, le chapitre de Rouen se réunit
et, renonçant au délai qu'il avait réclamé d'abord,
il n'hésita plus à déclarer que l'opinion des docteurs
sur les assertions de Jeanne lui paraissait
fondée en raison, et que Jeanne, vu son obstination,
devait être réputée hérétique (4 mai). C'était
déjà un suffrage important pour l'évêque de Beauvais,
mais depuis il en avait reçu un autre de
bien plus grande autorité, un suffrage auquel
plusieurs s'étaient référés par avance : je veux
dire l'avis officiel de l'Université de Paris (1).
L'Université de Paris avait reçu, un peu tard,
communication des douze articles. Les trois docteurs,
ses suppôts, chargés de les lui remettre,
Jean Beaupère, Jacques de Touraine et Nicolas
Midi, étaient partis de Rouen à la suite de l'Exhortation
charitable du 18 avril, et devaient lui donner
de vive voix toute explication sur l'affaire dont
ils avaient suivi les débats. L'Université avait,
dès l'origine, vivement désiré d'attirer à elle le
procès de Jeanne d'Arc; elle se jeta avec passion
encore sur ces restes qu'on lui en donnait. Le
29 avril, elle se réunit à Saint-Bernard pour prendre
connaissance, des articles et des lettres tant du
roi d'Angleterre que des juges de Rouen, jointes
aux articles. Sur la proposition du recteur, elle
chargea les deux facultés de théologie et des décrets
(de droit) d'examiner chacune à part la pièce
soumise à ses délibérations, et, le 14 mai, elle
s'assembla de nouveau pour entendre leurs rapports (2).
Jean de Troyes, remplissant les fonctions de
doyen de la faculté de Théologie, prit le premier
la parole, et lut la décision de la faculté sur chacun
des douzes articles.
1° Les apparitions de Jeanne : La faculté déclare
que, vu la fin, le mode et la matière des révélations,
la qualité de la personne et les autres circonstances, elles lui paraissent fictives, mensongères,
séductrices et inspirées plutôt par les esprits
diaboliques; et elle les nomme : à savoir, Bélial,
Satan et Behemmoth.
2° Le signe du roi : Mensonge présomptueux et
pernicieux, attentatoire à la dignité des anges.
3° Les visites de saint Michel, de sainte Catherine
et de sainte Marguerite, et la foi qu'y a la Pucelle :
Croyance téméraire et injurieuse dans sa comparaison
aux vérités de la foi.
4° Les prédictions : Superstition, divination et
vaine jactance.
5° L'habit d'homme porté par commandement de
Dieu: Blasphème envers Dieu, mépris de Dieu dans
ses sacrements, violation de la loi divine et des sanctions ecclésiastiques, et suspicion d'idolâtrie.
6° Les lettres : Elles peignent la femme : traîtresse,
perfide, cruelle, altérée de sang humain,
séditieuse, poussant à la tyrannie blasphématrice
de Dieu.
7° Le départ pour Chinon : Impiété filiale, violation
du commandement d'honorer père et mère,
scandale, blasphème, aberration dans la foi, etc.
8° Le saut de Beaurevoir : Pusillanimité tournant
au désespoir et à l'homicide, assertion téméraire
touchant la remise de la faute, erreur sur le libre arbitre.
9° Confiance de Jeanne en son salut : Affirmation
présomptueuse, mensonge pernicieux, etc.
10° Que sainte Catherine et sainte Marguerite ne
parlent pas anglais, etc. : Blasphème envers sainte Catherine et sainte Marguerite; violation du précepte
de l'amour du prochain.
11° Les honneurs qu'elle rend à ses saintes : Idolâtrie,
invocation des démons, etc.
12° Refus de s'en rapporter de ses faits à l'Église :
Schisme, mépris de l'unité et de l'autorité de l'Église,
apostasie, obstination dans l'erreur (3).
Guérold de Boissel, doyen de la faculté des Décrets,
lut ensuite les délibérations de sa faculté,
résumées en six points :
Si cette femme, disait la faculté, était dans son
bon sens quand elle a affirmé les propositions
contenues dans les douze articles, on peut dire,
par manière de conseil et de doctrine, et pour parler
charitablement :
1° Qu'elle est schismatique comme se séparant
de l'obéissance de l'Église ;
2° Hors de la foi, comme contredisant à l'article
Unam sanctam Ecclesiam catholicam;
3° Apostate, comme s'étant coupé les cheveux
que Dieu lui a donnés pour voiler sa tête, et ayant
quitté l'habit de femme pour l'habit d'homme ;
4° Vicieuse et devineresse, quand elle se dit envoyée
de Dieu sans le montrer par des miracles
ou par des témoignages de l'Écriture, comme fit Moïse, comme fit saint Jean-Baptiste ;
5° Égarée dans la foi, quand elle demeure sous
le coup de l'anathème prononcé par les canons,
quand elle aime mieux ne pas communier aux temps marqués par l'Église que de laisser l'habit
d'homme ;
6° Abusée, quand elle se dit aussi sûre d'aller en
paradis que si elle y était. C'est pourquoi, si, avertie charitablement, elle
ne veut pas revenir à l'unité de la foi catholique
et donner satisfaction, elle doit être abandonnée
aux juges séculiers pour subir le châtiment de son
crime (4).
Lecture faite de ces sentences, le recteur demanda
si c'était bien l'avis des deux facultés, et,
sur la réponse affirmative des doyens, il soumit
les deux actes à l'approbation du corps entier.
L'Université se sépara pour en délibérer par faculté
et par nations, et bientôt, se réunissant en
assemblée générale, elle déclara qu'elle les approuvait (5).
Avec l'expédition authentique de ces actes on remit
aux trois envoyés de Rouen les réponses de
l'Université aux lettres de l'évêque de Beauvais et du roi d'Angleterre. L'Université complimentait
l'évêque du zèle qu'il avait montré, comme un bon
pasteur, contre cette femme dont le venin avait infecté tout le troupeau des fidèles en Occident;
elle louait la marche du procès et sa conformité au
droit, vantait les docteurs qui n'y avaient épargné
ni leurs personnes ni leurs peines, et recommandait à la sollicitude paternelle de l'évêque de ne rien négliger, jusqu'à ce qu'il eût vengé la majesté
divine de l'insulte qu'elle avait reçue. Dans
sa lettre au roi d'Angleterre, elle louait le prince
de l'ardeur qu'il avait misé, en cette occasion, à
défendre la foi et à extirper l'erreur. Elle rappelait
les lettres qu'elle lui avait écrites elle-même
touchant la Pucelle, et, donnant son approbation
au procès, le suppliait de faire toute diligence
pour qu'il fût mené à terme brièvement : car, en
vérité, disait-elle, « la longueur et dilation est
très-périlleuse, et si (ainsi) est très-nécessaire, sur
ce, notable et grande réparation, à ce que le peuple,
qui par icelle femme a été moult scandalisé,
soit réduit à bonne et sainte doctrine et crédulité (6). »
Ces pièces à peine arrivées, le 19 mai, l'évêque
de Beauvais réunit les assesseurs dans la chapelle
du palais archiépiscopal de Rouen pour leur en donner lecture. Tous y adhérèrent, et alors chacun
fut invité à donner son avis sur la marche à suivre
pour arriver à la conclusion (7).
Gilles, abbé de Fécamp, opina que l'on prît jour
pour que le promoteur dît s'il avait quelque choseà ajouter, et qu'on avertit Jeanne. D'autres pensaient que l'affaire était suffisamment instruite, et
qu'il ne restait plus qu'à conclure en présence des parties. La plupart adoptaient purement et simplement
l'avis de l'Université de Paris : avertir
Jeanne charitablement, soit en particulier, soit en
public, lui faire connaître la peine à laquelle son
obstination l'exposait ; et si elle se refusait à ces
instances, les uns s'en remettaient au juge de ce
qui resterait à faire, les autres prononçaient d'eux-mêmes
qu'elle devait être déclarée hérétique et
livrée au bras séculier. Quelques-uns pensaient
qu'on pouvait le même jour conclure et prononcer la sentence, et livrer la coupable au bras séculier (8).
L'évêque, après avoir recueilli ces opinions, annonça,
conformément à l'avis du plus grand nombre,
qu'il emploierait encore auprès de Jeanne l'admonition charitable pour la ramener dans la
voie de la vérité et du salut de son âme et de son
corps : après quoi il procéderait selon leur sentiment, fermerait le débat et prendrait jour pour
prononcer la sentence (9).
Le 23 mai, il fit amener Jeanne dans une salle
voisine de la prison où elle était détenue. Il y siégeait,
ayant à ses côtés les évêques de Thérouanne et de Noyon, et quelques-uns des docteurs que
l'on a déjà vus au procès, Jean de Châtillon, Jean
Beaupère, Nicolas Midi, Guillaume Érard, Pierre
Maurice, André Marguerie et Nicolas de Venderez.
Pierre Maurice était chargé d'exposer à l'accusée
les fautes, les crimes et les erreurs où elle était tombée, au sentiment de l'Université de Paris,
c'est-à-dire de lui reproduire en substance, sous
les voiles d'un discours d'apparat, l'acte capital
qu'on lui dérobait toujours dans la forme officielle,
et de l'inviter à renoncer à ses erreurs et à
se soumettre au jugement de l'Église.
« Jeanne, disait-il, tu as dit que, depuis l'âge
de treize ans environ, tu as eu des révélations;
que des anges, que sainte Catherine et sainte Marguerite, te sont apparus, que tu les a vus fréquemment
des yeux de ton corps, qu'ils t'ont parlé et
te parlent encore souvent, qu'ils t'ont dit plusieurs
choses exposées plus pleinement dans ton
procès. Or les clercs de l'Université de Paris et
d'autres, considérant le mode et la fin de ces apparitions,
la matière des choses révélées et la
qualité de ta personne, ont dit que ces choses sont feintes, séductrices et pernicieuses, ou que de
telles révélations et apparitions procèdent des esprits
diaboliques.
« Tu as dit.... » Et il reprenait ainsi, en résumé,
chacun des douze articles, les faisant suivre du
jugement de l'Université de Paris (10).
Après quoi, procédant à l'exhortation charitable:
« Jeanne, ma très-chère amie, disait-il, il est
temps, maintenant que l'on touche au terme de
votre procès, de bien peser ce qui a été dit.... »
Il lui rappelait combien de fois on l'avait pressée
de se soumettre à l'Église, l'obstination de ses refus et la longanimité de ses juges, qui, étant en
mesure de prononcer dans la cause, avaient voulu
soumettre ses paroles à l'examen de l'Université
de Paris. L'Université a répondu, et les juges veulent
supplier Jeanne encore de revenir sur ses résolutions,
de ne se point faire retrancher de la
communion de Jésus-Christ pour aller se perdre
avec les ennemis de Dieu. Le prédicateur l'invitaità se défier de cet ennemi du genre humain, qui,
pour le séduire, se transforme quelquefois en ange
de lumière :
« C'est pourquoi, ajoutait-il, si quelque chose
de tel vous est apparu, n'y croyez pas, mais bien
plutôt refusez toute adhésion de votre esprit à de semblables choses; acquiescez aux dires et aux
opinions de l'Université de Paris et d'autres docteurs
qui connaissent la loi de Dieu et la sainte Écriture, et jugent qu'on ne doit point croire à de
semblables apparitions ni à aucune apparition extraordinaire,
si ce n'est sur l'autorité de la sainte Écriture ou d'un signe suffisant, et d'un miracle.
Or vous n'avez eu ni l'une ni l'autre de ces garanties
; vous y avez cru légèrement, sans vous tourner à Dieu par une oraison fervente, pour qu'il vous en assurât; vous n'avez recouru ni à un prélat,
ni à quelque autre homme d'Église éclairé qui
pût vous instruire, ce que vous auriez dû faire, vu votre état et la simplicité de votre savoir. Et
prenez un exemple : Si votre roi, de son autorité,
vous avait commis la garde de quelque forteresse, vous défendant d'y recevoir personne, quand même quelqu'un dirait qu'il vient en son nom, à
moins qu'il ne vous apportât des lettres ou quelque signe certain, vous ne devriez le croire ni le
recevoir. Ainsi, lorsque Notre Seigneur Jésus-Christ, montant au ciel, a commis au bienheureux Pierre, apôtre, et à ses successeurs, le gouvernement
de son Église, il leur a défendu de recevoir
désormais aucun de ceux qui viendraient en son nom, si cela n'était suffisamment établi autrement
que par leur dire. C'est donc chose certaine : vous
n'avez pas dû ajouter foi à ceux dont vous dites qu'ils; vous sont venus de cette sorte; et nous, de
même, nous ne devons pas vous croire, puisque
le Seigneur nous ordonne le contraire.
« Jeanne, remarquez-le bien encore. Si, dans les États de votre roi, lorsque vous y étiez, un chevalier
ou tout autre, né sous sa domination et
son obéissance, s'était levé, disant : « Je n'obéirai point au roi et je ne me soumettrai point à ses officiers, » n'auriez-vous pas dit qu'il dût être
condamné ? Que direz-vous donc de vous-même,
qui êtes née dans la foi du Christ, devenue, par le
sacrement du baptême, fille de l'Église et épouse
de Jésus-Christ, si vous n'obéissez point aux officiers
du Christ, c'est-à-dire aux prélats de l'Église ?
quel jugement porterez-vous de vous-même ? Cessez
donc, je vous prie, de parler de la sorte, si
vous aimez Dieu votre Créateur, votre précieux époux et votre salut, et obéissez à l'Église en acceptant
son jugement. Sachez que, si vous ne le
faites et si vous persévérez dans cette erreur, votre âme sera condamnée au supplice éternel,
livrée à des tourments sans fin ; et quant au corps,
je doute fort qu'il ne vienne en perdition ! Que le
respect humain ne vous retienne pas, ni cette
fausse honte qui peut-être vous domine, parce que
vous avez été en de grands honneurs que vous
pensez perdre en agissant comme je vous dis. Il
faut préférer l'honneur de Dieu et le salut tant de
votre corps que de votre âme : or tout cela se perd,
si vous ne faites ce que j'ai dit, parce que, de
cette sorte, vous vous séparez de l'Église et de la
foi que vous avez promise au sacré baptême; vous
mutilez l'autorité de Dieu et celle de l'Église, qui
pourtant est conduite, régie et gouvernée par l'autorité
de Dieu et par son Esprit. Il a dit aux prélats
de l'Église : « Qui vous écoute m'écoute, et qui vous méprise me méprise. » Lors donc que
vous ne voulez pas vous soumettre à l'Église, de fait vous vous en séparez, et, en refusant de vous
soumettre à elle, vous refusez de vous soumettre à Dieu. Vous errez contre l'article Unam sanctam Ecclesiam, dont le caractère et l'autorité vous ont été suffisamment montrés dans les précédentes
admonitions. Cela étant, je vous avertis donc, de
la part de messeigneurs l'évêque de Beauvais et le
vicaire de l'inquisiteur, vos juges, je vous avertis,
vous prie et vous conjure, par cette piété que vous
avez pour la Passion de votre Créateur, par l'intérêt
que vous prenez au salut de votre âme et de
votre corps, de corriger et redresser les choses
susdites, et de rentrer dans la voie de la vérité en obéissant à l'Église, en acceptant son jugement et
sa détermination dans les choses qui ont été dites.
Et en agissant ainsi, vous sauverez votre âme et
rachèterez, comme je pense, votre corps de la
mort. Mais, si vous ne le faites et que vous vous obstiniez, sachez que votre âme sera frappée de
damnation, et je crains la destruction de votre
corps : desquelles choses daigne vous préserver Jésus-Christ (11) ! »
Jeanne écouta cette admonition et, sans se laisser ébranler par les prières plus que par les menaces,
elle dit :
« Quant à mes faits et mes dits que j'ai dits au
procès, je m'y rapporte et les veux soutenir.
— Croyez-vous que vous ne soyez point tenue
de soumettre vos dits et faits à l'Église militante
ou à autre qu'à Dieu ?
— La manière que j'ai toujours dite et tenue au
procès, je la veux maintenir quant à ce. »
Et elle ajouta :
« Si j'étais en jugement et voyais le feu allumé,
et les bourrées allumées et le bourreau prêt à bouter
le feu; si j'étais dans le feu, je n'en dirais
autre chose et soutiendrais ce que j'ai dit au procès,
jusqu'à la mort. »
Le juge demanda au promoteur et à Jeanne s'ils
n'avaient rien de plus à dire, et, sur leur réponse négative, il déclara les débats clos, renvoyant au
lendemain pour prononcer la sentence et procéder
au delà « comme de droit et de raison (12) ».
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 Délibér. du chapitre de Rouen : T.I, p. 353.
2 Envoi des douze articles à Paris : t.I, p. 407 et 409.— Jacques
de Touraine et Nicolas Midi assistent à Rouen à la séance du
18 avril, t. I, p. 375. — Séance du 29 avril, à Paris : t. I, p. 411
et suiv. (la date est donnée, p. 421),
3 T. I, p. 414.
4 T. I, p. 417.
5 Délibération de l'Université de Paris : t. I, p. 421.
6 Lettre à l'évêque de Beauvais : p. 408; au roi d'Angleterre :
p. 407.
7. T. I. p. 404-406.
8 T. I, p. 422-429.
9 Ibid., p. 429.
10 T.I, p. 430-437.
11 T. I, p. 437-441.
12 T. I, p. 441-442.
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