|
Livre
XI - La réhabilitation - Le procès
I - La mémoire de Jeanne et la fausse Jeanne - p.295 à 311 |
|
es Anglais en étaient donc venus à leurs fins:
Jeanne d'Arc n'était plus. Mais l'empire qu'elle
avait pris dans l'opinion publique devait-il périr
avec elle ? Ils n'en étaient plus aussi assurés ; et à l'heure même où ils avaient cru vaincre, ils commencèrent à douter de leur victoire. Dès qu'elle
eut expiré, ils commandèrent au bourreau d'écarter
un peu la flamme, afin qu'on la vît morte, —
afin qu'on la vît nue, si l'on en croit un de leurs
plus fougueux partisans. Ils avaient peur qu'on
ne la prît pour un esprit ou qu'on ne dît qu'elle avait échappé. Puis on rendit au feu sa proie, afin de la réduire en cendres, et ses cendres, par ordre du cardinal, furent jetées dans la Seine. On redoutait jusqu'à la vertu que le peuple, le peuple de la Normandie, antique berceau des rois d'Angleterre, aurait cherchée dans ses reliques. Tout le monde, en effet, la proclamait sainte, et non seulement
son confesseur ou les hommes qui
avaient pris part à son procès, comme Pierre Maurice,
comme Jean Alespée, qui s'écriait en pleurant
: « Je voudrais que mon âme fût où je crois qu'est l'âme de cette femme, » mais ses ennemis,
et les plus furieux. Un Anglais, qui la haïssait
mortellement, avait juré d'apporter au bûcher une
fascine, pour que Jeanne fût en quelque sorte brûlée
de sa main. Il accourut pendant l'exécution
et jeta dans le feu sa fascine, mais, entendant
Jeanne qui invoquait le nom de Jésus, il demeura
comme foudroyé, et il allait ensuite exprimant
son repentir, et disant qu'au moment de sa mort
il avait vu une colombe s'envoler de la flamme.
Plusieurs prétendaient avoir lu, comme écrit dans
la flamme, le nom de Jésus que Jeanne prononçait.
Le bourreau lui-même rendait témoignage qu'elle était morte par tyrannie; il déclarait qu'au milieu
des cendres son cœur était resté intact et plein
de sang, et il courait au couvent des frères prêcheurs,
disant qu'il craignait fort d'être damné
pour avoir brûlé une sainte femme. Ce sentiment
avait pénétré jusque dans les conseils de la Couronne.
Tressart, secrétaire du roi, disait tout haut
que c'était une sainte, et les complices de sa mort,
des damnés; et il s'écriait dans sa douleur, en revenant
du lieu du supplice : « Nous sommes tous
perdus, c'est une sainte qu'on a brûlée (1). »
Ce fut le cri public, et vainement essaya-t-on de
réprimer, par quelques actes de sévérité, ces murmures.
Des gens du peuple montraient au doigt ceux qui avaient pris part au procès ; l'horreur
publique s'attacha à leur personne et les poursuivit
jusqu'au delà du tombeau. On invoquait sur eux le jugement de Dieu. On disait (à tort pour
plusieurs peut-être) que tous ceux qui s'étaient
rendus coupables de la mort de Jeanne avaient
fini d'une mort honteuse, et l'on citait l'évêque de
Beauvais, frappé d'apoplexie pendant qu'on lui
faisait la barbe; N. Midi, le prédicateur du Vieux-Marché, atteint de la lèpre peu de jours après son
sermon ; Loyseleur, le traître, mort subitement à
Bâle, et le promoteur J. d'Estivet, dont on faisait
retrouver le cadavre aux portes de Rouen dans un
bourbier (2).
Mais les coupables ne sont pas seulement ceux
qui ont fait ou ordonné le procès : les Bedford, les
Winchester, les Warwick et leurs pareils ; ce sont encore ceux qui l'ont laissé faire. Rien dans cette
histoire si remplie de prodiges et si souillée d'infamies,
rien de plus surprenant au premier abord et de plus révoltant, quand on y regarde, que la conduite
de la cour de France envers la Pucelle. Jeanne
est prise à Compiègne ; elle est gardée à la frontière,
elle appartient à un seigneur qui ne demande qu'à
tirer le meilleur parti de sa bonne fortune ; elle
est sous la haute main du duc de Bourgogne, qu'elle
combattait comme un allié de l'Angleterre, mais
qu'elle a toujours respecté, ménagé comme un fils
de la France : — nulle tentative pour l'enlever par
un coup de main, nulle démarche pour la racheter à prix d'argent, pour surenchérir sur l'offre des
Anglais, quand, pour contre-balancer les efforts
de leur haine, on a les remords du vendeur et les
prières de sa famille ; nulle négociation avec un
prince dont les ressentiments s'étaient déjà fort
adoucis, qui avait accepté plusieurs trêves, qui
devait bientôt faire la paix. Jeanne est donc livrée
aux Anglais. Avec eux, point de négociation
praticable : ils savent le prix de ce qu'ils tiennent,
Et ne l'eussent donné pour Londres,
Car cuidoient avoir tout gagné.
Mais il n'est point impossible de la leur arracher.
Les Anglais sont toujours frappés de terreur : sept
mois après qu'elle a été prise, on trouve encore un édit rendu « contre ceux qui fuient effrayés par
les enchantements de la Pucelle. » Ils croient que
le charme reste attaché à sa personne : ils n'osent pas, elle vivante, attaquer une place où l'ennemi
les brave presque aux portes de Rouen (Louviers).
Si on les attaque, seront-ils plus forts ? Puisque ce
n'est pas le génie militaire qu'ils craignent dans
la Pucelle, craindront-ils moins son inspiration en
ceux qui combattront non plus seulement avec elle,
mais pour elle ? et, dans ces conditions, le château
de Rouen saura-t-il mieux résister que les bastilles
d'Orléans ? Mais ceux qui, avant le voyage de Reims
et pour en détourner, parlaient d'attaquer la Normandie,
se taisent; et ceux qui, ayant suivi de
bon gré la Pucelle à Orléans, à Patay, à Reims, à Paris, iraient bien plus volontiers encore la chercher à Rouen, sont comme enchaînés (3).
Il y a plus : les Anglais ne veulent pas seulement
frapper Jeanne, ils veulent perdre sa mission
avec elle ; ils la font juger comme hérétique.
Dans ce procès, qui lui est fait au nom de l'Église, Jeanne demande des juges qui ne soient pas seulement à l'ennemi ; elle en appelle au Pape et au
concile. Pas une lettre de l'archevêque de Reims,
chancelier de France, à l'évêque de Beauvais, le
meneur du procès, son suffragant, pour qu'il lui
donne au moins connaissance de la procédure ;
pas une démarche du roi auprès du Pape, pour
qu'il relève cet appel et ne laisse pas se consommer,
au nom de l'Église, un crime judiciaire dont
l'opprobre doit rester à ceux qui l'ont accompli. Il y a, il est vrai, une lettre de l'archevêque de Reims
non à son suffragant, mais à ses diocésains ; et
c'est elle qui donne le secret de cette manière d'agir et en dévoile la honte : lettre qu'on aurait pu
révoquer en doute comme ne nous étant venue que
par extrait, mais qui trouve dans toute la conduite de la Cour une trop malheureuse confirmation.
C'est de propos délibéré que Jeanne, prise à Compiègne,
est abandonnée à son sort ; et sa mort
même entre dans les calculs de ces politiques détestables
qui, s'appropriant les fruits de ses triomphes,
veulent faire peser sur elle, comme par un
jugement de Dieu, ses revers dont ils sont les auteurs.
Aux Pierre Cauchon, aux d'Estivet, aux
Loyseleur, aux Bedford, aux Winchester, aux
Warwick, il faut donc associer les Regnault de
Chartres, les La Trémouille et tous ces tristes personnages
qui, pour garder leur ascendant dans les
conseils du roi, ont sacrifié, avec Jeanne, le prince,
la patrie et Dieu même : car ils ont, autant qu'il était en eux, infirmé ses oracles, en abandonnant la Pucelle aux mains de ceux qu'elle avait
pour mission de chasser (4).
Les Anglais ne s'arrêtèrent point dans leur déplorable
triomphe. L'impression que la mort de
Jeanne avait faite sur le peuple de Rouen et jusque
sur les hommes de leur parti, de leur conseil, leur
signalait un péril à conjurer. Ils étaient en présence
de l'opinion publique : ils voulurent la mettre
de leur côté, et, en même temps qu'ils délivraient
aux juges et autres des lettres de garantie
qui, sans les décharger devant l'opinion de leur part au procès, en revendiquaient toute la responsabilité
pour l'Angleterre, ils en tentaient l'apologie
par des lettres qui sont le digne couronnement
de cette œuvre abominable : lettres adressées au
nom du roi, en latin, à l'empereur, aux rois et à
tous les princes de la chrétienté, et en français aux
prélats, aux ducs, comtes, seigneurs, et à toutes
les villes de France.
C'est le venin de l'accusation et le fiel des douze
articles confits dans la plus mielleuse protestation
de zèle pour la foi, de pitié pour la coupable, de sollicitude pour tout le peuple chrétien. Le roi
d'Angleterre, c'est-à-dire le régent au nom de cet
enfant, rappelle la prétendue mission de Jeanne et ses apparitions mensongères ; comme elle a séduit
et entraîné les peuples, et comment, par la miséricorde de Dieu, elle est tombée entre ses mains. Il aurait pu, à cause des grands dommages que son
peuple en a reçus, en faire justice par ses officiers
(— faire périr une prisonnière de guerre qu'il avait non pas prise, mais achetée de ceux qui l'avaient
prise !), mais il avait accédé à la requête des juges
ecclésiastiques qui la réclamaient pour ses crimes
contre la foi. Ils l'ont fort longuement interrogée,
ils ont soumis ses réponses aux docteurs et aux
maîtres de l'Université de Paris, qui l'ont trouvée
superstitieuse, divinatrice, idolâtre, blasphématrice envers Dieu et les saints, schismatique, infidèle.
Néanmoins, pour guérir cette malheureuse
pécheresse de ses maux extrêmes, ils n'ont point épargné les exhortations charitables : mais l'esprit
d'orgueil dominait en elle, et son cœur de fer ne
s'est pas laissé amollir. Elle affirmait n'avoir rien
fait que par le commandement de Dieu et des saintes
qui se montraient à elle ; elle ne reconnaissait
aucun juge sur la terre; elle ne voulait se soumettre
qu'à Dieu, rejetant le jugement du Pape, du
concile général et de l'Église universelle (— c'est
au Pape et au concile général qu'elle en avait appelé).
Les juges, voyant son endurcissement, la
firent paraître devant le peuple, et, après une prédication
publique, commençaient à prononcer la
sentence, quand elle se ravisa. Grande fut la joie
des juges, qui espéraient sauver son âme et son corps. On la fit abjurer ; elle signa la formule de
sa main, et notre pieuse mère la sainte Église, se
réjouissant sur la pécheresse repentante et voulant ramener cette brebis égarée au bercail, l'envoya,
pour sa salutaire pénitence, en prison : mais le
feu de l'orgueil, qui semblait éteint en elle, ne tarda point à « se rembraser en flammes pestilencieuses par les soufflements de l'ennemi. » Elle retomba, la malheureuse, dans ses erreurs ; et les juges, « afin que dorénavant elle ne contaminât les autres membres de Jésus-Christ, » l'abandonnèrent à la justice séculière, qui la condamna à être brûlée. Aux approches de la mort, elle reconnut
et confessa que les esprits qui lui étaient apparus étaient des esprits mauvais et mensongers;
qu'ils lui avaient faussement promis sa délivrance,
qu'ils l'avaient trompée. (— Elle confessa tout le
contraire jusqu'au dernier moment, au dire de celui
qui ne la quitta que dans les flammes.)
Telle fut sa fin, continue le roi; et il demande
qu'on répande partout ces choses : les rois, les
princes, dans leurs États ; les prélats, dans leurs
diocèses, « par prédications et sermons publics et
autrement, pour le bien et exaltation de notre dite
foi et édification du peuple chrétien, surtout dans ces temps extrêmes du monde où l'on voit tant de faux prophètes s'élever contre notre sainte mère l'Église, menaçant de corrompre tout le peuple du Christ, si la divine miséricorde et la diligence de ses ministres fidèles ne s'appliquaient avec vigilance à rebouter et punir » l'audace de ces réprouvés (8 et 28 juin 1431) (5).
Une lettre conçue dans le même esprit était
adressée en même temps par l'Université de Paris
au Pape, à l'empereur et au collége des cardinaux (6). Ces efforts parurent d'abord réussir. En Angleterre et dans les pays bourguignons, la lettre du roi fut reçue comme un oracle. Monstrelet ne trouve rien de mieux que de l'insérer dans son histoire pour y remplir les pages que devaient occuper le procès et la mort de Jeanne d'Arc. Le Bourgeois de Paris, arrivé à cette époque, ne laisse à personne le soin de faire ce récit à sa place : il recueille la
fleur des calomnies répandues au procès, avec des
raffinements que le procès même n'avait pas connus. La hardiesse des réponses de Jeanne lui est
une preuve « qu'elle étoit toute pleine de l'ennemi
d'enfer ; et bien y parut, dit-il, car elle voyoit les
clercs de l'Université de Paris, qui si humblement
la prioient qu'elle se repentît et révoquât de cette
malle erreur ! » On devine après cela s'il croit à la
sincérité de ses déclarations et à l'iniquité de son
supplice. Et pourtant il ne dissimule pas l'émotion
que sa mort fit dans Rouen : « Assez avoit là et ailleurs qui disoient qu'elle étoit martyre et pour son droit Seigneur. Autres disoient que non, et que
mal avoit fait qui tant l'avoient gardée. Ainsi disoit le peuple ; » et, si ardent Bourguignon qu'il fût lui-même,
il évite de se prononcer : « mais, dit-il,
quelle mauvaiseté ou bonté qu'elle eût faite, elle fut arse cellui jour (7). »
A Paris, pour retirer du doute l'opinion populaire,
on vint en aide à la lettre de Henri VI, comme
il y invitait lui-même, par une procession générale et un sermon. Le 4 juillet, un dominicain,
l'inquisiteur Le Graverent, exposa à sa manière les
faits de Jeanne. Dès l'âge de quatorze ans, elle s'était
maintenue « en guise d'homme, » et ses parents
l'eussent dès lors fait mourir, s'ils l'eussent pu
faire sans blesser leur conscience. Elle les quitta donc « accompagnée de l'ennemi d'enfer, » et depuis
vécut « homicide de chrétienté, pleine de feu
et de sang, jusques à tant qu'elle fut arse. » Le bon Père ajoutait que, si elle se fût rétractée, on lui
eût « baillé pénitence, c'est à savoir, quatre ans en
prison à pain et à eau. » Mais comment s'y fût-elle
résignée ? « Elle se faisoit servir en la prison
comme une dame. » Alors le diable se montra à
elle sous la forme de saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite, et lui dit : « Méchante
créature, qui par peur as laissé ton habit : n'aie
pas peur, nous te garderons moult bien de tous. »
Aussitôt, sans plus attendre, elle se dépouilla et
reprit ses habits d'homme qu'elle avait cachés
dans la paillasse de son lit. On la livra donc à la
justice laïque. Et elle, se voyant en ce point, appela « les ennemis » qui lui apparaissaient « en guise
de saintes. » Mais nul ne vint, « pour invocacion
qu'elle sceust faire. » Elle se repentit alors, « mais
ce fut trop tard (8). »
Que les Anglais, après avoir lancé leur manifeste,
l'aient accompagné chez eux de ces mensongers
commentaires; que le Pape, l'empereur, les princes étrangers, n'ayant d'ailleurs aucun renseignement
sur l'affaire, n'y aient pas répondu,
cela se comprend : mais comment la cour de
France n'a-t-elle rien fait pour les éclairer à son
tour ? En France, on ne s'associe point aux déclarations
du roi d'Angleterre, sans doute, mais on
se tait. Même dans les circonstances où il faut parler
des derniers événements, Jeanne est passée sous silence. Dans une assemblée d'États tenue à
Blois, Jean Juvénal des Ursins, rappelant les prodigieux
succès du roi, en remercie Dieu « qui a donné courage à une petite compagnie d'hommes
de ce entreprendre, » sans dire un mot de la Pucelle.
Même silence dans une lettre apologétique de Philelphe à Charles VII : silence honteux, mais vraiment d'accord avec la politique égoïste qui a
laissé périr Jeanne d'Arc. Si la cour de France n'avait pas, comme celle d'Angleterre, intérêt à perdre sa mémoire, elle éprouvait le besoin de l'effacer: car, si Jeanne était une sainte, les Anglais, battus par elle, étaient-ils plus coupables de l'avoir fait mourir que les Français, sauvés par elle, de n'avoir rien tenté pour sa délivrance (9) ?
Cependant cette mémoire n'était pas de celles
qui s'effacent. Elle vivait dans le peuple, et la
mort même de Jeanne, qui pouvait ébranler la foi en sa mission chez ceux qui ne l'avaient pas vue
mourir, était pour plusieurs un sujet de doute. On
y croyait si peu que, cinq ans après, une femme
parut en Lorraine au voisinage du pays de Jeanne
d'Arc, et se fit accueillir de tous comme étant la
Pucelle. Le doyen de Saint-Thibaut de Metz raconte comment, le 20 mai 1436, elle vint, sous le
nom de Claude, à la Grange-aux-Hormes, où elle
vit plusieurs seigneurs de Metz, et où, dit-il, elle reçut le même jour ses deux frères qui la croyaient
brûlée, et qui la reconnurent comme elle les reconnut
(le second point serait moins étonnant). On lui donna un cheval, des armes : elle sauta sur le
cheval, dit plusieurs choses qui ne laissèrent plus
douter qu'elle ne fût la Pucelle Jeanne de France, celle qui mena sacrer le roi Charles à Reims. Après divers voyages à Marville, à Arlon, à Cologne, tenant
peu, ce semble, à son surnom, elle épousa
Messire Robert des Armoises; et l'on trouve un
contrat de vente où elle figure avec son mari sous
le nom de Jeanne du Lis, la Pucelle de France,
dame de Tichiemont (7 nov. 1436) (10).
Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que cette
Pucelle mariée ait été prise au sérieux et dans Orléans
et dans la propre famille de Jeanne d'Arc.
Les comptes d'Orléans établissent que la ville reçut
d'elle et lui envoya des messages ; qu'elle donna même de l'argent à Jean du Lis (Jean d'Arc) pour qu'il allât rejoindre sa sœur. Les choses n'en demeurèrent pas là. Après avoir été en Italie où assurément elle n'alla pas voir le Pape, mais où elle prit service dans ses troupes, la fausse Jeanne vint en France, et paraît avoir reçu des hommes d'armes avec lesquels elle guerroya dans le Poitou (1436). Elle y était encore en 1438. En 1439, elle osa venir à Orléans ! On l'y trouve, dans les comptes de la ville, sous son nom de dame : « Le 28 de juillet, pour dix pintes et chopines de vin présentées à Jehanne des Armoises, 14 s. p., etc. » Et c'est bien Jeanne d'Arc, la Pucelle d'Orléans,
que l'on entend traiter ainsi. Le jour de son départ,
les Orléanais, par une délibération spéciale de leur conseil, lui firent don de 210 l. p. « pour
le bien qu'elle a fait à la dicte ville durant le
siége. » Par une compensation bien naturelle, le
service annuel qu'on célébrait pour le repos de son âme était supprimé.
Ces hommages étaient une insulte à la mémoire
de la Pucelle. Comment le peuple d'Orléans a-t-il
pu être abusé à ce point ? Comment le roi se fit-il
complice de cette intrigue ? Car on ne peut admettre
qu'il en ait été dupe un seul instant, et l'aventure
par laquelle Pierre Sala rapporte qu'on découvrit la vérité a plus d'une marque d'invraisemblance.
Le roi n'aurait pas dû être « si ébahi »
cette fois que la Pucelle le reconnût, et la fausse
Jeanne devait être bien peu ferme dans son rôle
pour se déconcerter au premier salut du prince: aussi en fait-on un miracle. Le roi a-t-il dissimulé,
tant qu'il pensa pouvoir tirer parti de l'erreur populaire ?
Quoi qu'il en soit, il put voir bientôt qu'on
ne refaisait point une mission de Jeanne d'Arc,
même avec le prestige de son nom. En cette année
1439, le maréchal de Rais la fit remplacer dans le
commandement d'une troupe qu'il dirigea contre
Le Mans, et bientôt on acheva de faire tomber le
masque. Comme les Parisiens, apprenant qu'elle était proche et quelle avait reçu à Orléans un
grand accueil, disaient que c'était la Pucelle, l'Université
et le Parlement la firent venir, bon gré,
mal gré, à Paris. Ils voulurent que le peuple la vît
tout à son aise au palais, sur la pierre de marbre,
en la grand'cour. Là, elle dut raconter sa vie, qui
n'était pas de tout point fort édifiante. Puis on la
laissa retourner à la guerre, mais dès lors on ne
parla plus d'elle. On n'en parla que pour compenser,à force d'outrages, les honneurs qu'on lui
avait rendus (11).
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 Flammes écartées afin qu'on la vît morte: t. III, p. 191 (J. Riquier) ; — afin qu'on la vît nue: « Et là fut bientost esteinte et
sa robe toute arse, et puis le feu tiré arrière ; et fut vue de tout le
peuple toutte nue, et tous les secrez qui peuvent estre ou doibvent
en femme, pour oster les doubtes du peuple. » T. IV, p. 471 (Bourgeois
de Paris). Les ennemis de Jeanne ne sont pas incapables de
cette vilenie : c'est une victoire digne du milord qui ne l'avait pu
vaincre dans ses fers. Le Bourgeois ajoute : « Et quant ils l'orent
assez à leur gré vue toute morte liée a l'estasche, le bourrel remist
le feu grant sus sa poure charongne. » Pauvre charogne ! voilà
toute la marque de compassion du Bourgeois de Paris.
— Cendres
jetées à la Seine : t. III, p. 48 (Margrerite). « Et fut la pourre (poudre)
de son corps gettée par sacqs en la rivière, affin que jamais
sorcherie ou mauvaisté on n'en peuist faire ne proposer. » (Bibl.
nat. Ms. Cordeliers n° 16, f° 507, v°, cité par Vallet de Viriville, Histoire
de Charles VII, t. II. p. 234.)
— Jeanne sainte : t. III, p. 168 (Ladvenu) ; p. 50 (P. Maurice);
p. 191 (J. Alespée) : « Vellem quod anima mea esset ubi credo
animam istius mulieris esse. » — La colombe: t. II, p. 352.
L'Averdy suit la leçon de flamma qu'on trouve pour la première
fois dans Paul Manuce. M. Quicherat a maintenu la leçon de Francia comme il le devait, conformément à tous les manuscrits : mais on
ne peut méconnaître que l'autre, si peu autorisée au point de vue
de la critique du texte, est plus conforme au sens général du passage.
De Francia, quelque explication qu'on en puisse donner,
paraît être une faute, fût-ce dans le texte original.
— Le nom de
Jésus : « Et audivit a multis quod visum fuit nomen JHESUS inscriptum in flamma ignis in quo fuit combusta. » T. II, p. 372 (Th.
Marie).
— Le bourreau : « Quod tyrannice ipsa passa fuerat mortem. » T. II, p. 366 (Ladvenu) ; — « Quod. corpore igne cremato
et in pulvere redacto, remansit cor illæsum et sanguine plenum. »
T. III, p. 160 (Massieu). — « Quod valde timebat quin esset damnatus,
quia combusserat unam sanctam mulierem. » T. II, p. 352
(Is. de La Pierre).
— J. Tressart : « Nos sumus omnes perditi,
quia una sancta persona fuit combusta. » T. III, p. 182; cf. t. II,
p. 307 et 347 (P. Cusquel). Le greffier Manchon témoigne naïvement de sa propre douleur : « Et dit le déposant que jamais ne
ploura tant pour chose qui lui advint, et que par ung mois après
ne s'en pouvoit bonnement appaiser. Pourquoy, d'une partie de l'argent qu'il avoit eu du procès, il acheta un petit messel, qu'il a
encores, affin qu'il eust cause de prier pour elle. » T. II, p. 15.
2 Cri public : « Communis fama erat et quasi totus populus murmurabat
quia eidem Johannæ fiebat magna injuria et injustitia. »
T. III, p. 181 (Cusquel); cf. t. II, p. 363 (P. Miget). Un religieux
dominicain fut poursuivi, et, grâce à sa rétractation, condamné seulement à la prison, pour avoir dit qu'on avait mal fait de la condamner. T. I, p. 493-496.
— Horreur pour les juges : « Magnam
notam a popularibus incurrerunt ; nam, postquam ipsa
Johanna fuit igne cremata, populares ostendebant illos qui interfuerant
et abhorrebant. » T. III, p. 165 (G. Colles).
— Jugement
de Dieu : L'évêque de Beauvais et N. Midi, ibid. ; Loyseleur et J. d'Estivet, ibid., p. 62 (id.). — La rumeur populaire a pu exagérer ces faits ou en dénaturer les circonstances. D'Estivet vivait encore en 1437 ; Nicolas Midi était mort à l'époque du procès de réhabilitation, mais il figurait encore parmi les docteurs de l'Université après la pleine restauration de Charles VII. (Voy. Du Boulai, Hist.
de l'Univ. de Paris, t. V, p. 442). Mais cette altération même de
l'exacte vérité prouve que l'opinion publique réclamait pour Jeanne la vengeance du ciel. Au reste, M. Ch. de Beaurepaire a fait l'observation que la plupart des hommes qui avaient faussement accusé Jeanne de ne point se soumettre à l'Église furent excommuniés par l'Église. L'évêque de Beauvais lui-même fut excommunié à Bâle pour n'avoir pas payé une redevance dont il était tenu envers Rome. S'il est mort laissant un testament, cela ne contredit pas la réalité de sa mort subite. S'il fut maintenu dans les Obituaires de Rouen (Ch. de Beaurepaire, Recherches, p. 121), cela peut être une dette pour des bienfaits reçus, mais ne fait pas une réhabilitation.
3 Et ne l'eussent donnée pour Londres: Martial d'Auvergne,
Vigiles de Charles VII (Procès, t. V. p. 74). — De Fugitivis ab
exercitu quos terriculamenta Puellæ exanimaverant arrestandis,
12 déc. 1430. Rymer, t. X, p. 472. — Louviers. On trouve
pourtant la trace d'une tentative de 36 lances et 89 archers « espérans
entrer en cette ville et la réduire en l'obéissance du dit seigneur
(le roi d'Angleterre), » à la date du 13 avril 1431. Dès le
lendemain de la mort de la Pucelle (31 mai), on fait de nouveaux
préparatifs. Voy. le Catalogue Teulet, p. 392, et l'appendice n°22.
4 Lettre de l'archevêque de Reims: t. V, p. 168. Voy. ci-dessus,
p. 7. — Le pape Martin V (mort le 21 février 1431), et après lui
Eugène IV, étaient dans les meilleurs rapports avec la France.
5 Lettres de garantie : 12 juin 1431. Ces lettres, bien connues des témoins au procès de réhabilitation (t. III, p. 56 (évêque de
Noyon), p. 181 (G. Colles), p. 166 (M. Ladvenu)], y ont été intégralement
reproduites, ibid., p. 241-244. Voy. ci-dessus, p. 33, et
l'appendice n°14.
— Lettre du roi à l'empereur, etc. (en latin) ;
aux prélats, ducs, etc., de France (en français) ; Procès, t. I,
p. 485-493.
6 Lettres de l'Université: ibid., p. 496.
7 Monstrelet : voir sa chronique, II, 105 ; de même Châtelain,
II, 47, t. II, p. 202 de l'édit. de M. Kervyn de Lettenhove.
— Rumeurs
anglo-bourguignonnes sur la Pucelle: « Armée en guise
d'homme, ung gros baston en sa main, et quant aucun de ses gens
mesprenoit, elle frappoit dessus de son baston grans coups, en manière
de femme très-cruelle.... Item, en plusieurs lieux elle fist tuer
hommes et femmes, tout (tant?) en bataille, comme de vengeance
volontaire. » Procès, t. IV, p. 469 et 470 (Bourgeois de Paris).
—
Opinion du Bourgeois de Paris sur le procès: ibid., p. 470.
8 Procession et prédication de Paris: ibid., p. 471-473.
9 Juvénal des Ursins et Philelphe: Voy. J. Quicherat, Aperçus
nouv., p. 156.
10 Doutes sur la mort de la Pucelle: «Et il y avoit adonc
maintes personnes qui estoient moult abusez d'elle, qui croyoient
fermement que par sa sainteté elle se fust eschappée du feu, et
qu'on eust arse une autre cuidant que ce fust elle. » T. IV, p. 474 (Bourgeois de Paris). Le Bourgeois n'en croit rien, mais d'autres doutèrent au moins, même en Normandie. Un chroniqueur normand dit : « Finablement la firent ardre publiquement, ou autre femme en semblable d'elle ; de quoy moult de gens ont esté et encores sont de diverses opinions. » (Procès, t. IV, p. 344.) En 1503, Symphorien Champier, dans la Nef des Dames, dit encore des Anglais : « qu'ils la brûlèrent à Rouen. Ce disent-ils, néanmoins que les François le nyent. » (Ibid., p. 344.) Les Grecs de Constantinople refusaient même de croire que les Anglais eussent pu la prendre. T. IV, p. 532 (Bertrandon de la Broquière). L'Averdy, devant ces doutes, se donne encore la peine de prouver que c'est bien Jeanne qui fut brûlée à Rouen. (Notice des manuscrits, t. III. p. 464.)
La fausse Pucelle: Voyez les documents réunis par M. J. Quicherat,
t. V, p. 321 et suiv. Lebrun des Charmettes (t. IV, p. 300)
n'est pas éloigné de croire que la fausse Jeanne soit la sœur de la
Pucelle. Il a pour lui le silence absolu de l'histoire, mais il est
douteux que personne y voie un argument. — Le doyen de Saint-Thibaud: Procès, t. V, p. 321. Dans une rédaction postérieure de
sa Chronique, le fait est répété, mais la fraude est reconnue (ibid.,
p. 323). — Contrat de vente: « Nous Robert des Harmoises, chevalier
seigneur de Thichiemont, et Jehanne du Lys, la Pucelle de
France, dame dudit Thichiemont, ma femme. » etc. Ibid., p. 328.
(Extrait de D. Calmet, Hist. de Lorraine, t. III, col. 195.).
11 La fausse Pucelle à Orléans : Procès, t. V, p. 326 et. suiv.
Pierre Sala, t. IV, p. 281, et l'appendice n°23 à la fin de ce
volume.
|