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Livre
VIII - ROUEN - Le jugement
I
- L'accusation - p.159 à 193 |
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endant le cours de l'instruction, un clerc de
Normandie, de grand renom, maître Jean Lohier, étant venu à Rouen, l'évêque de Beauvais désira
avoir son avis sur le procès commencé. On lui communiqua les pièces, on lui donna deux ou
trois jours pour répondre: mais la réponse trompa
l'attente du juge. Lohier déclara que le procès ne
valait rien, parce qu'il n'était point en forme de
procès ordinaire, qu'il était « traité en lieu clos et
fermé, où les assistants n'étoient pas en pleine et
pure liberté de dire leur pleine et pure volonté; »
parce que l'on y touchait à l'honneur du roi de
France sans l'appeler lui-même, ni personne qui le
représentât ; enfin, parce que les articles n'avaient point été communiqués, et qu'on n'avait donné à
l'accusée, une simple jeune fille, aucun conseil
pour répondre, en si grande matière, à tant de
maîtres et de docteurs. Pour toutes ces causes le
procès lui semblait nul. L'évêque de Beauvais fut,
comme on l'imagine, furieux du résultat de sa consultation. Il vint trouver les maîtres et docteurs
plus dociles, Jean Beaupère, Jacques de
Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles, Loyseleur, et leur dit: «Voilà Lohier
qui nous veut bailler belles interlocutoires en notre
procès! Il veut tout calomnier, et dit qu'il ne
vaut rien. Qui le voudroit croire, il faudroit tout
recommencer, et tout ce que nous avons fait ne
vaudroit rien. » Et passant en revue ses objections: « On voit bien de quel pied il cloche, ajouta-t-il.
Par saint Jean ! nous n'en ferons rien, ains (mais)
continuerons notre procès comme il est commencé. » Le lendemain, le greffier Manchon, qui rapporte
l'incident, ayant rencontré Lohier dans
l'église Notre-Dame, lui demanda à lui-même ce
qu'il pensait de l'affaire. « Vous voyez, dit le docteur
normand, la manière comment ils procèdent.
Ils la prendront, s'ils peuvent, par ses paroles,
c'est à savoir dans les assertions où elle
dit: Je sais de certain ce qui touche les apparitions, mais, si elle disoit : Il me semble, pour ces paroles:
Je sais de certain, il m'est avis qu'il n'est homme
qui la pût condamner. Il semble qu'ils procèdent plus par haine que par autrement; et pour cette
cause je ne me tiendrai plus ici, car je n'y veux plus être. » Il quitta Rouen, et il fit bien : on le voulait
jeter à la rivière (1).
L'évêque poursuivit donc son œuvre. Dès le lendemain
du jour où l'interrogatoire avait fini, le dimanche
18 mars, dimanche de la Passion, il réunit
dans sa maison le vice-inquisiteur et dix ou douze
des assesseurs que l'on a vus, et soumit à leur examen
quelques propositions extraites des réponses
de Jeanne. Ils délibérèrent et en dirent leur avis.
Mais avant d'aller plus loin l'évêque voulut qu'ils
consultassent les traités écrits sur la matière, et les
ajourna au jeudi suivant, intervalle qu'il comptait
employer à tirer des interrogatoires de Jeanne certains
articles dont on donnerait lecture au tribunal.
Les docteurs ne trouvèrent dans la jurisprudence
rien qui ne confirmât la marche proposée
par l'évêque. Le jeudi donc (22) il fut arrêté que
les extraits des réponses de Jeanne seraient réduits
en articles par forme d'assertions ou de propositions,
et communiqués aux docteurs pour servir de
base à leurs délibérations, ou, le cas échéant, à des
informations nouvelles (2).
Avant d'y procéder, on voulut avoir l'aveu de
Jeanne au procès-verbal de ses interrogatoires.
Jean de la Fontaine, commissaire de l'évêque, le
vice-inquisiteur et quelques autres vinrent donc,
le samedi 24, lui donner lecture de la minute française.
Comme le greffier s'apprêtait à la lire, le
promoteur Jean d'Estivet s'engagea à en prouver
la vérité dans le cas où Jeanne songerait à en récuser
quelque chose. Jeanne promit de ne rien
ajouter à ses réponses qui ne fût vrai. Elle interrompit
le lecteur à propos de son nom, pour dire
qu'on la nommait d'Arc, ou encore Rommée, parce
que dans son pays les filles portaient le nom de
leur mère. Elle l'invita à poursuivre la lecture,
tenant pour vrai ce qu'elle ne contredirait pas, et
n'ajouta qu'une chose touchant son habit : « Donnez-moi une robe de femme pour aller à la maison
de ma mère, et je la prendrai ;» déclarant d'ailleurs
qu'elle ne la prendrait que pour sortir de prison,
et que, lorsqu'elle serait hors de prison, elle demanderait
conseil sur ce qu'elle devait faire (3).
Cet habit, le seul crime qu'on eût trouvé en elle,
et l'on a vu par quelle impudeur, devait fournir à l'hypocrisie de ses juges l'occasion d'une belle
scène le lendemain.
C'était le dimanche des Rameaux. L'évêque, accompagné
de plusieurs des docteurs de Paris, Jean
Beaupère, Nicolas Midi, Pierre Maurice et Thomas de Courcelles, vint trouver Jeanne dans sa prison,
et, lui rappelant que souvent, et notamment la
veille, elle l'avait prié, à cause de la solennité du jour, de lui permettre d'entendre la messe, il lui
demanda si elle voulait bien pour cela quitter son
habit d'homme et reprendre les vêtements de femme, comme elle faisait dans son pays, et comme
faisaient les femmes de son pays. — Était-elle donc
dans son pays, parmi les femmes de son pays ? Si
cela eût été sérieux, elle y avait déjà répondu, et
l'on savait ses conditions. — Elle répondit cette
fois en demandant, avec la permission d'entendre la messe en habit d'homme, celle de communier à
Pâques.
« Répondez à ma question, dit l'évêque : quitterez-vous l'habit d'homme, si je vous l'accorde ?
— Je ne suis point avisée, je ne puis prendre
l'autre habit.
— Voulez vous avoir conseil de vos saintes ?
— Vous pouvez-bien me permettre d'entendre la
messe en cet état, comme je le désire vivement;
quant à l'habit, je ne puis le changer, cela n'est pas
en mon pouvoir. »
Et comme les docteurs insistaient: « Il ne dépend
pas de moi de le faire, répliqua-t-elle ; si cela dépendait
de moi, ce serait bientôt fait. »
On l'invita encore à consulter ses voix, afin de
savoir si elle pouvait reprendre l'habit de femme
pour communier à Pâques. Mais Jeanne répondit
que, pour ce qui était d'elle, elle n'irait pas communier
en changeant son habit contre un habit de
femme. Elle ajouta, pour qu'on accédât au moins à sa demande, d'entendre la messe en habit
d'homme, que cela ne chargeait pas son âme, et
que de porter cet habit n'était pas contre l'Église — Le promoteur se fit donner acte de ces déclarations (4).
Tout ce qui s'était fait jusqu'à présent, les enquêtes,
les interrogatoires, n'étaient que l'instruction
du procès : le procès même se trouvait maintenant
en état. Le lundi 26 mars, l'évêque, réunissant
chez lui ses conseillers ordinaires, leur donna
lecture des propositions que le promoteur devait
soutenir. On approuva les articles; on les reçut
comme base de l'accusation ; on chargea le promoteur
de les défendre, soit par lui-même, soit par
quelque « solennel » avocat, et il fut décidé que, si
Jeanne refusait d'y répondre, elle en serait réputée
convaincue (5).
On remit au lendemain pour l'interroger et l'entendre
sur ces propositions.
Le lendemain, en effet (27 mars), une nombreuse
assemblée de docteurs se tint, sous la présidence de l'évêque, dans la chambre voisine de la grande salle du château de Rouen. Jeanne comparut, et le
promoteur prit la parole. Il dit qu'à la suite des
enquêtes et des interrogatoires faits par les juges
eux-mêmes, Jeanne était là pour répondre, et lui
pour établir au besoin la vérité des accusations
dont il remettait la liste au tribunal. Il demandait
que Jeanne fût invitée à jurer d'y répondre catégoriquement;
il voulait que, dans le cas où elle
refuserait de le faire ou réclamerait un trop long
délai, elle fût censée contumace et déclarée excommuniée,
et il finissait en priant les juges de fixer
un terme au delà duquel tout article non suivi de
réponse serait tenu pour avoué (6).
L'acte d'accusation étant déposé, les docteurs
délibérèrent. Ils furent généralement d'avis que
l'on commençât par lire à Jeanne les articles ; qu'elle
fût contrainte de jurer de dire la vérité en ce qui
touche le procès, et qu'avant de la déclarer excommuniée
on lui donnât quelque délai. Le promoteur
alors jura qu'il n'agissait ni par faveur, ni par
ressentiment, ni par crainte, ni par haine, mais
par zèle pour la foi. Puis l'évêque, s'adressant à
Jeanne, lui représenta que les juges devant lesquels
elle comparaissait étaient des gens d'Église et des
docteurs habiles dans le droit divin et humain,
qui voulaient procéder envers elle en toute piété et
mansuétude, ne cherchant point à la châtier dans
son corps, mais bien plutôt à l'instruire et à la ramener dais la voie de la vérité et du salut. Et
comme elle n'était pas assez instruite, soit dans
les lettres, soit en ces matières difficiles, pour se consulter sur ce qu'elle devait faire ou répondre,
il l'invitait à se choisir pour conseil un ou plusieurs
des assistants, ou, si elle ne savait choisir, d'en recevoir de sa main (c'était sans grand péril donner
satisfaction à l'un des griefs de Lohier) ; après
quoi il requit d'elle le serment de dire la vérité sur toutes les choses qui toucheraient son fait (7).
Jeanne répondit :
« Premièrement, de ce que vous m'admonestez
touchant mon bien et notre foi, je vous remercie
et toute la compagnie aussi. Quant au conseil que vous m'offrez, aussi je vous remercie, mais je n'ai
point intention de me départir du conseil de Notre-Seigneur. Quant au serment que vous voulez que je fasse, je suis prête de jurer dire vérité de tout
ce qui touchera votre procès. »
Et elle prêta serment sur les Évangiles (8).
Thomas de Courcelles commença alors la lecture
des articles contenus dans l'acte d'accusation, lecture
qui tint les deux séances du mardi et du mercredi.
Le préambule de l'acte d'accusation montrait
déjà ce que valait ce serment du promoteur de n'agir
ni par ressentiment ni par haine. Jeanne était pour lui une fille décriée et mal famée, et il priait
les juges de la déclarer « sorcière, devineresse,
fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice de mauvais esprits, superstitieuse, pratiquant les arts
magiques ; pensant mal de la foi catholique ; schismatique,
doutant et s'écartant du dogme Unam sanctam et de plusieurs autres articles de foi; sacrilége,
idolâtre, apostate, mal disant et mal faisant;
blasphématrice envers Dieu et les saints,
scandaleuse et séditieuse, troublant et empêchant
la paix, excitant à la guerre, cruellement altérée
de sang humain et poussant à l'effusion du sang ; ayant abjuré sans pudeur la décence de son sexe,
et prenant sans vergogne l'habit indécent et l'extérieur
des hommes d'armes; pour ces choses et plusieurs
autres, abominable à Dieu et aux hommes,
violatrice des lois divine, naturelle et ecclésiastique;
séductrice des princes et des peuples ; permettant
et consentant, au mépris de Dieu, qu'on
la vénère et qu'on l'adore, donnant ses mains et
ses vêtements à baiser; usurpatrice de l'honneur
et du culte dus à Dieu; hérétique, ou du moins
véhémentement suspecte d'hérésie (9). »
Le promoteur en venait alors aux articles. C'est
l'histoire de Jeanne travestie par la passion du
juge ; une histoire faite le plus souvent à rencontre
des déclarations de l'accusée, sur des fondements
qu'on ne produit pas et qui n'ont jamais existé.
Après avoir proclamé le droit et le devoir qu'ont l'ordinaire (l'évêque) et l'inquisiteur, de poursuivre
et d'extirper les hérésies, comme de châtier ceux
qui les répandent (art. 1er), l'accusateur posait en
fait que Jeanne, dès sa première jeunesse, avait pratiqué des superstitions et des sortiléges, fait
métier de devineresse, invoqué les esprits malins
et fait pacte avec eux (art. 2) ; qu'elle était tombée
dans l'hérésie, et avait soutenu des propositions
qui blessaient les bonnes mœurs et les chastes
oreilles, etc. (art. 3). Puis, entrant dans le détail,
et commençant par son enfance, il déclarait qu'elle
n'avait pas été instruite dans les éléments de la
foi, mais formée par quelques vieilles femmes à
la pratique des divinations (art. 4). Elle a hanté les
lieux qu'on disait visités par des fées, elle s'est
mêlée à des danses remplies de sortiléges (art. 5) ;
elle a suspendu à l'arbre des Dames des guirlandes
que l'on ne retrouvait plus le lendemain (art. 6) ;
elle porte dans son sein de la mandragore, espérant
par là arriver à la fortune (art. 7). Vers sa
vingtième année (Jeanne à cette heure même n'avait
pas vingt ans), elle est allée de sa propre
volonté et sans permission de ses parents à
Neufchâteau en Lorraine, où elle s'est mise au service
d'une hôtelière nommée la Rousse, chez qui
demeuraient de jeunes femmes débauchées, et le
plus souvent des gens de guerre (10). C'est là que, menant les brebis aux champs ou les chevaux à
l'abreuvoir, elle a appris à monter à cheval et s'est
formée au métier d'armes (art. 8). Pendant qu'elle était au service de cette hôtelière, elle a cité devant
l'official de Toul un jeune homme pour cause de
mariage : mais celui-ci, ayant su parmi quelles
femmes elle vivait, refusa de l'épouser (art. 9) (11).
Après cette audacieuse imposture, l'accusateur
exposait comment, au sortir de cette maison,
Jeanne, qui prétendait avoir depuis cinq ans des apparitions, était venue, malgré ses parents, trouver
Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs,
afin qu'il la mît en mesure d'aller délivrer
Orléans, faire couronner le roi et chasser ses
ennemis. Repoussée deux fois, elle avait fini par
se faire recevoir (art. 10), et, admise alors dans son
intimité, elle avait annoncé un jour qu'après avoir
accompli sa mission elle aurait trois fils, dont le
premier serait pape, le second empereur et le troisième
roi. Sur quoi le capitaine lui dit : « Je voudrais
bien t'en faire un, puisque ce seront de si
grands personnages : j'en vaudrais beaucoup
mieux; » et Jeanne : « Gentil Robert, nenni, nenni,
il n'est pas temps; le Saint-Esprit y ouvrera (opérera). » C'est Robert, ajoute l'accusateur, qui l'a
dit et publié en présence de prélats, de seigneurs
et de notables personnes (art. 11) (12). Jeanne ensuite
avait demandé au capitaine des habits d'homme et des armes, ce à quoi le capitaine, si pudibond,
comme on l'a vu, n'avait consenti qu'avec une
grande horreur; et elle partit pour la guerre
(art. 12) (13).
L'habit d'homme était un des grands crimes de
Jeanne. On lui reprochait non-seulement de l'avoir
pris, mais d'avoir dit qu'elle l'avait pris par commandement
de Dieu, opposant ainsi Dieu à ses Écritures qui le défendent. On lui reprochait nonseulement
ce vêtement, mais le luxe et la recherche
de son costume : étoffes précieuses, drap d'or, vêtements
flottants, fendus sur les deux côtés, cheveux
taillés en rond à la mode des hommes. Aussi était-ce
trop peu que d'attester ici la pudeur des femmes : tout homme honnête, au dire de l'accusateur, aurait
rougi de ces parures qui ne convenaient qu'aux
gens dissolus. Rapporter tout cela au commandement
de Dieu, des saints anges et des saintes vierges, c'était blasphémer Dieu et les saints, renverser
la loi divine, violer le droit canonique, scandaliser
le sexe féminin et insulter à sa pudeur,
pervertir toute la décence des formes extérieures,
donner l'exemple de toute dissolution au genre
humain et y induire les hommes (art. 13). Et Jeanne
persévère dans cette impiété (art. 14); elle a repoussé
toutes les instances qu'on lui a faites pour
quitter cet habit, soit à Beaurevoir, soit à Arras (art. 15). Elle a repoussé les instances de ses juges,
préférant se passer de la messe que de s'en dépouiller
(art. 16) (14).
L'incident de l'habit a entraîné l'accusateur. Il
reprend Jeanne au moment où elle vient trouver le
roi pour lui exposer sa mission. — Elle lui promit trois choses : faire lever le siége d'Orléans, faire
couronner le dauphin à Reims, et le venger de ses
ennemis en les tuant tous, ou en les chassant du royaume, tant Anglais que Bourguignons (art. 17).
Jeanne, tant qu'elle fut avec ledit Charles, le dissuadait
de toutes ses forces de se prêter à aucun accommodement avec ses adversaires, poussant
au meurtre et à l'effusion du sang humain, affirmant
que la paix ne pouvait s'acquérir qu'au bout de la lance et de l'épée, que Dieu l'avait ordonné
ainsi, parce que les adversaires du roi ne quitteraient
point autrement ce qu'ils occupaient dans
le royaume, et que les vaincre de la sorte était un des grands biens qui pût arriver à toute la chrétienté
(art. 18) (15).
Cette mission, elle l'avait pourtant accomplie,
au moins en partie, et on n'en pouvait nier les
merveilles. — Le promoteur en prend sujet de l'accuser
de magie, et les contradictions ne lui coûtent
pas. Jeanne, consultant les démons et usant
de divination, a envoyé chercher dans l'église de
Sainte-Catherine de Fierbois une épée qu'elle y
avait malicieusement et frauduleusement cachée
(qu'avait-elle besoin de divination alors?), afin de séduire les princes et les grands, le clergé et le
peuple, et de les amener à croire à ses paroles
(art. 19). Elle a mis un sort dans son anneau,
dans son étendard et dans certaines pièces de toiles
ou panonceaux qu'elle portait ou faisait porter
communément par les siens ; elle a dit qu'avec ces panonceaux ils ne pouvaient, dans les assauts,
souffrir aucun mal ; elle l'a déclaré publiquement à Compiègne, la veille du jour de sa sortie (elle en
sortit le jour même qu'elle y était entrée), sortie
où beaucoup des siens furent blessés, tués ou pris,
et elle-même faite prisonnière (art. 20) (16).
Pour éviter l'effusion du sang, Jeanne, avant
d'attaquer les Anglais, leur avait écrit, les sommant
de s'en aller. — Nouveau crime : « Elle a osé écrire des lettres portant les noms de Jésus et de
Marie, avec le signe de la croix, et elle les a envoyées de sa part au roi d'Angleterre, au sire de
Bedford, régent de France, et aux seigneurs et capitaines
qui assiégeaient Orléans ; lettres remplies
de choses mauvaises et dommageables à la foi
catholique. » Et après cette inculpation on ose en
donner la teneur (art. 21 et 22) ! On en tire même
trois nouveaux griefs : 1° qu'elle est trompée par
les mauvais esprits, et qu'elle invente des fables
pour séduire le peuple (art. 23) ; 2° qu'elle a abusé
des noms de Jésus et de Marie et du signe de la
croix pour avertir les siens de faire tout le contraire
de ce qu'elle mandait sous ce signe (art. 24) ;
3° qu'elle s'est dite envoyée de Dieu pour des choses
qui tendent à l'effusion du sang humain, ce qui répugne à toute sainteté et est abominable à toute âme pieuse (art. 25). — De la lettre aux Anglais le
promoteur passe à la lettre au comte d'Armagnac,
et il trouve moyen d'accuser Jeanne tout à la fois
d'avoir douté du vrai Pape et de s'être engagée à
faire savoir, dans un délai déterminé, auquel il
faudrait croire (art. 26-30) (17).
Dans la seconde partie de son réquisitoire, le
promoteur s'attaque aux révélations de la Pucelle. — Elle s'est vantée et se vante encore tous les jours
d'avoir des révélations et des visions. Malgré les
admonitions charitables ou les réquisitions juridiques
sous la foi du serment, elle refuse de les faire connaître. Elle déclare qu'avant de les publier elle se laissera couper la tête ou arracher les membres
; qu'on ne tirera point de sa bouche le signe
que Dieu lui a révélé, et par lequel on a connu
qu'elle vient de Dieu (art. 31) (18).
L'accusation mettait à découvert la pensée dominante
que nous avons signalée dans le dédale des
interrogatoires. Le promoteur tenait moins à nier
les révélations de Jeanne qu'à prouver leur origine
diabolique ; il en cherchait la preuve dans la dureté
et dans l'orgueil qu'elle y montre, dans les
mensonges et les contradictions qu'on y trouve
(art. 32). Il prétendait la prendre en flagrant délit
de témérité dans ses déclarations, de contradiction
dans ses actes. Elle se vante de connaître l'avenir,
prérogative de la divinité (art. 33) ; elle prétend
connaître la voix des anges et des saints (art. 34), et savoir quels hommes Dieu hait ou aime (art. 35).
Elle parle de voix qui la dirigent (art. 36), et elle
avoue qu'elle leur a désobéi, comme à Saint-Denis et à Beaurevoir (art. 37). Quoique depuis sa jeunesse
elle ait commis mille choses honteuses,
scandaleuses, indignes de son sexe, elle dit qu'elle
n'a rien fait que de par Dieu (art. 38). Quoique le
sage tombe sept fois en un jour, elle dit qu'elle
n'a jamais fait œuvre de péché mortel : et cependant
elle a, de fait, accompli tout ce que font les
gens de guerre, et pis encore (art. 39). — Et on se
charge de lui faire sa confession : Elle a communié
en habit d'homme (art. 40) : elle s'est jetée du haut d'une tour pour aller secourir les habitants
de Compiègne, préférant la libération de leurs
corps au salut de son âme, et disant qu'elle se
tuerait plutôt que de se laisser livrer aux Anglais
(art. 41). Elle a dit qu'elle a vu des saints en leurs
corps, qu'ils parlent français et non anglais, supposant, à leur honte, qu'ils détestent une nation
aussi bonne catholique que l'Angleterre (art. 42,
43). Elle ne se borne point à dire qu'elle n'a point
péché, elle se vante que sainte Catherine et sainte
Marguerite lui ont promis de la conduire en paradis,
et s'en croit sûre, pourvu qu'elle garde sa virginité
(art. 44). Elle prétend connaître qui sont les
saints et les élus (art. 45) ; et pourtant elle blasphème
: elle a blasphémé en apprenant le danger
de Compiègne (art. 46) ; elle a blasphémé après le saut de Beaurevoir, et bien des fois depuis qu'elle
est en prison (art. 47) (19). Mais d'autres traits encore la chargent plus spécialement
des crimes d'hérésie, d'idolâtrie et de
sortilége. — Elle croit que les esprits qui lui apparaissent
sont des anges et des saints, aussi fermement
qu'elle croit aux articles de la foi, quand
cependant elle n'allègue aucun signe qui ait suffi à motiver sa croyance, et qu'elle n'a consulté sur
ce point ni évêque, ni curé, ni personne du clergé :
ce qui est mal penser de la foi et rendre suspectes les révélations ainsi cachées aux hommes d'Église (art. 48). Sans autre motif de croire, elle a vénéré
ces esprits, faisant la terre par où elle dit qu'ils
ont passé, s'agenouillant devant eux, les embrassant
et leur faisant d'autres révérences, ce qui, vu
les raisons qui rendent ces apparitions suspectes, semble tenir de l'idolâtrie et d'un pacte fait avec
les démons (art. 49). Elle les invoque tous les
jours et les consulte : invocation des démons (art. 50). (Notons que les juges l'y avaient invitée plusieurs
fois.) Et on rappelle ce qu'on l'a amenée à
dire sur le signe du roi (art. 51). Elle a peut-être
fasciné le roi; du moins a-t-elle séduit le peuple, à tel point que plusieurs l'ont adorée en sa présence,
et l'adorent encore en son absence par des
hommages sacriléges (art. 52). Elle s'est faite orgueilleusement
chef de guerre (art. 53). Elle a
vécu parmi les hommes de guerre, refusant les
soins des femmes, et employant des hommes de
préférence, même dans son service privé (art. 54).
Elle a usé de ses révélations pour en tirer, comme
les faux prophètes, un profit temporel, se faire un
grand état, procurer des biens à ses frères et à ses
parents (art. 55). Elle s'est vantée d'avoir des conseillers
qu'elle appelait les conseillers de la fontaine
(art. 56) : ce qui ne l'a pas empêchée d'échouer à Paris, à La Charité, à Pont-l'Évêque, à Compiègne
(art. 57). Et l'accusateur allègue encore comme
preuve de son orgueil l'image de Dieu peinte sur son étendard avec les noms de Jésus et de Marie ;
son étendard porté au sacre; ses armoiries presque
royales et ses armes déposées en offrande, après sa blessure devant Paris, dans l'église de
Saint-Denis (art. 58-59) (20).
A tous ces crimes s'ajoutent ceux qu'elle a commis
même en justice. — Elle s'est refusée à jurer
de dire la vérité, se rendant par là suspecte d'avoir dit ou fait, en matière de foi ou de révélation,
des choses qu'elle n'ose faire connaître aux juges;
(art. 60). Elle a refusé de se soumettre à l'Église
militante, déclarant que pour ses dits et ses faits
elle ne veut se soumettre qu'à l'Église triomphante
(art. 61). Elle s'efforce d'attirer le peuple à croire en ses paroles, usurpant l'autorité de Dieu et des
anges, et s'élevant au-dessus de toute puissance
ecclésiastique pour induire les hommes en erreur (art. 62). Elle n'a pas craint de mentir en justice,
violant son propre serment ; de se contredire mille
fois sur ses révélations; de jeter l'insulte à de nobles seigneurs, à tout un peuple (le peuple anglais !),
de proférer des paroles de dérision et de moquerie
qui répugnent à la sainteté et témoignent qu'elle est gouvernée dans ses actions par l'esprit du mal,
et non par le conseil de Dieu, selon la parole de
Jésus-Christ : « Vous les reconnaîtrez à leurs
fruits » (art. 63). Elle s'est vantée d'avoir obtenu
le pardon du péché qu'elle a commis en se jetant,
par désespoir, de la tour de Beaurevoir, quand l'Écriture dit que nul ne sait s'il est digne d'amour
ou de haine, ni par conséquent s'il est lavé de
son péché (art. 64). Elle dit souvent qu'elle demande à Dieu de lui envoyer une révélation expresse
sur ce qu'elle doit faire, comme, par exemple,
si elle doit dire en justice la vérité sur quelques-uns de ses faits : ce qui est tenter Dieu et
lui demander qe qui ne doit pas être demandé
(art. 65) (21).
Le promoteur, récapitulant l'accusation et terminant
comme il avait commencé, soutenait que
dans ce qui avait été dit il y avait des points contraires
au droit de l'Église et de l'État : des sortiléges,
des divinations, des superstitions; des
choses sentant l'hérésie, séditieuses, propres à
troubler ou à empêcher la paix, à faire répandre
le sang humain ; des malédictions et des blasphèmes
contre Dieu et les saints; des paroles qui
blessent les oreilles pieuses. « En toutes ces
choses, ajoutait-il, l'accusée, dans son audace
téméraire et à l'instigation du diable, a offensé
Dieu et sa sainte Église ; elle a péché contre
l'Église, elle a été scandaleuse et notoirement diffamée » (art. 66); et il établissait pour tous ces
crimes l'aggravation de la récidive (art. 67). C'est
par le bruit public que le juge en avait été saisi
(art. 68), et, loin de s'être amendée, l'accusée persévère
dans ses erreurs, malgré toutes les admonitions
et les sommations (art. 69).
Le promoteur couronnait son ouvrage en affirmant
que toutes les choses susdites étaient vraies,
notoires, manifestés, accréditées par la voie publique,
et que Jeanne elle-même les avait plusieurs
fois et suffisamment reconnues pour vraies, en
présence d'hommes probes et dignes de foi, tant en jugement qu'au dehors (art. 70) (22).
Jeanne dut subir pendant deux jours la lecture
de cet abominable pamphlet. Elle savait qu'elle
avait des ennemis dans ses juges, et la suite de ses interrogatoires lui avait suffisamment révélé
leur esprit. Mais ces questions, si perfides qu'elles
fussent, avaient au moins pour prétexte de chercher
la vérité; elle y avait répondu, et aucun démenti
n'avait été donné à sa parole. Quel ne dut
pas être son étonnement, quand elle vit ce qu'elle devait croire acquis aux débats remplacé par ce
tissu d'imputations calomnieuses et d'impostures,
et ses réponses transformées en nouveaux griefs
par l'habileté de l'interprétation ! Elle soutint cette
nouvelle épreuve avec son calme et sa fermeté
accoutumés. Le plus souvent elle se tait, elle renvoie à ce qu'elle a dit, déclarant que pour la conclusion
elle s'en attend à Notre-Seigneur; et les
extraits de ses interrogatoires, ajoutés après chacun des articles dans le procès-verbal, en sont
plus d'une fois le démenti le plus complet. Mais
quelquefois pourtant elle reprend la parole, et sa réplique sillonne d'un trait de lumière les ténèbres
amassées par l'accusation.
Ainsi, dès l'article premier, quand le promoteur
proclame le droit de l'évêque et de l'inquisiteur
sur les hérétiques, elle proteste contre l'application
que le préambule en faisait assez clairement à sa personne, et elle établit nettement comment
elle accordait ces deux faits qu'on prétendait opposer
l'un à l'autre : sa foi en l'Église et sa foi en
ses révélations.
« Je crois bien, dit-elle, que notre saint père le
Pape de Rome et les évêques et autres gens
d'Église sont pour garder la foi chrétienne et punir ceux qui défaillent, mais, quant à moi, en ce
qui touche mes faits, je ne me soumettrai qu'à
l'Église du ciel, c'est à savoir à Dieu, à la Vierge
Marie et aux saints et saintes du paradis; et je
crois fermement que je n'ai point défailli en notre
foi chrétienne, et je n'y voudrais défaillir (23) »
(art. 1er).
Elle repoussa de même l'accusation d'idolâtrie
rattachée aux hommages qu'on lui rendait :
« Si aucuns, dit-elle, ont baisé mes mains ou
mes vêtements, ce n'est point par moi ni de ma volonté,
mais je m'en suis gardée selon mon pouvoir » (art. 2).
On avait rapporté ses prétendues erreurs à
l'ignorance et aux superstitions où elle avait été
nourrie, et on en trouvait une nouvelle preuve dans cet aveu, qu'elle ne savait pas si les fées étaient de mauvais esprits :
« Les fées, répondit-elle, je ne sais ce que c'est,
mais j'ai pris ma créance et j'ai été enseignée bien
et dûment comme un bon enfant doit faire. »
Et comme on la requérait alors de dire son Credo,
elle répondit :
« Demandez au confesseur à qui je l'ai dit »
(art. 4).
Elle n'ajouta rien à ces premières déclarations,
si impudemment travesties dans l'exposé que l'accusateur
faisait des temps de son enfance; et
quand il produisit pour la première fois cette
scène aussi absurde qu'indécente et sacrilége, où
il la montre se vantant d'avoir un jour trois enfants,
dont l'un serait pape, l'autre empereur,
l'autre roi, elle dit avec sa simplicité ordinaire qu'elle ne s'était jamais vantée d'avoir un jour ces
trois enfants (24) (art. 11).
L'habit d'homme avait tenu une grande place
dans les articles, comme dans les interrogatoires.
Le porter, c'était, disait-on, une violation des Écritures;
en attribuer le commandement à Dieu, un
blasphème :
« Je n'ai, dit Jeanne, blasphémé ni Dieu ni ses
saints.
— Mais, dit le juge, les saints canons et les
saintes Écritures portent que les femmes qui
prennent habit d'homme, ou les hommes habit de femme, sont chose abominable à Dieu. Est-ce du
commandement de Dieu que vous avez pris ces
habits ?
— Je vous ai répondu : si vous voulez que je
vous réponde davantage, donnez-moi dilation, et
je vous répondrai. »
Le juge, voulant lui faire répéter en public ce
qu'elle avait dit, le dimanche des Rameaux, dans
la prison, lui demanda si elle consentirait à prendre l'habit de femme pour recevoir son Sauveur à
Pâques :
« Je ne laisserai point mon habit encore, pour
quelque chose que ce soit, ni pour recevoir, ni
pour autre chose. Je ne fais point de différence
d'habit d'homme ou de femme pour recevoir mon
Sauveur, et on ne doit point me le refuser pour cet
habit » (art. 13).
C'était confirmer le grief qu'on lui faisait, dans
l'article suivant, d'outrager Dieu en refusant de
quitter cet habit sans une révélation expresse :
« Je ne fais point mal de servir Dieu, dit Jeanne,
et demain vous en serez répondus. »
Un des juges voulut encore lui faire redire
qu'elle l'avait fait par révélation : elle s'en référa à sa réponse, et renvoya au lendemain, disant
qu'elle savait bien qui lui avait fait prendre l'habit,
mais ne savait point comment elle le devait révéler
(art. 14).
Circonstance aggravante : elle avait sacrifié à
cet habit l'obligation même d'entendre la messe : « J'aime plus cher mourir, dit Jeanne hardiment, que révoquer ce que j'ai fait du commandement
de Notre-Seigneur.
— Voulez-vous, dit encore le juge, insistant sur
un point où il était sûr qu'elle ne céderait pas,
voulez-vous laisser l'habit d'homme pour entendre la messe ? »
Elle répondit qu'elle ne le pouvait laisser encore,
qu'il ne dépendait point d'elle de fixer le terme où
elle le laisserait, ajoutant que, si les juges refusent
de lui faire entendre la messe, Notre-Seigneur
pourra bien la lui faire ouïr quand il lui plaira,
sans eux (art. 15). Et comme l'accusateur avait la maladresse de lui reprocher non-seulement de se
vêtir en homme, mais d'agir en homme, délaissant
les œuvres de femme :
« Quant aux oeuvres de femme, dit-elle, il y a
assez d'autres femmes pour les faire » (25) (art. 16).
L'habit d'homme se rattachait à sa mission. Elle
la soutint, même dans ses fers, aussi entière qu'elle
l'avait proclamée au début. Elle confessa qu'elle était venue de par Dieu annoncer au roi que
Dieu lui rendrait son royaume, le ferait couronner à Reims, et mettrait hors ses ennemis :
« Et de ce, dit-elle, je fus messager de par Dieu ;
je dis au roi qu'il me mît hardiment en œuvre et
que je ferais lever le siége d'Orléans. »
Et pour ne pas laisser croire que sa mission se
bornât là :
« Je dis tout le royaume, ajouta-t-elle; et, si Mgr de Bourgogne et les autres sujets du royaume
ne viennent en obéissance, le roi les y fera venir par force. »
Quant à la manière dont elle avait connu Robert
de Baudricourt et le roi, elle s'en tenait à ce qu'elle
avait déjà répondu (26) (art. 17).
Mais cette mission, disait l'accusateur, c'était la
guerre et l'effusion de sang humain. Jeanne répondit
simplement :
« Je requérais d'abord qu'on fit la paix, déclarant
que, dans le cas où on ne la voudrait pas
faire, j'étais toute prête à combattre » (art. 25).
L'accusateur, pour amasser sur elle plus de
haine, mettait ensemble Anglais et Bourguignons.
Elle distingua :
« Quant au duc de Bourgogne, dit-elle, je l'ai
requis par lettre ou par ses ambassadeurs qu'il y
eût paix entre lui et le roi. Quant aux Anglais, la paix qu'il y faut, c'est qu'ils s'en aillent en leur
pays, en Angleterre » (art. 18).
Même à l'égard des Anglais, elle avait pourtant
donné un signe de ses dispositions pacifiques, en
les sommant avant de les attaquer, mais on lui en
faisait un nouveau crime : on y voyait une marque
d'orgueil. Elle répondit touchant les lettres :
« Je ne les ai point faites par orgueil ou par présomption,
mais par le commandement de Notre-Seigneur. »
Et elle en confessa le contenu, sauf les trois mots qu'elle avait déjà signalés. Elle ajouta que, si
les Anglais eussent cru ses lettres, ils eussent fait que sages :
« Et avant qu'il soit sept ans, dit-elle, renouvelant
sa prophétie, ils s'en apercevront bien (27) »
(art. 21).
Les réponses de Jeanne, s'intercalant à chacun
des articles, avaient fait que la lecture n'avait pu
s'en achever dans la journée du mardi. Le mercredi, après lui avoir fait prêter serment, on l'invita à donner les explications qu'elle avait promises
touchant son habit. Elle répondit fermement que l'habit et les armes portés par elle, elle les avait
portés par le congé de Dieu; et, comme on l'adjurait
encore de laisser son habit, elle ajouta :
« Je ne le laisserai pas sans le congé de Notre-Seigneur, dût-on me trancher la tête. Mais, s'il
plaît à Notre-Seigneur, il sera tantôt mis là (28) . »
Dans la lecture du reste des articles, qui ont
trait surtout à ses révélations, elle montra la même
présence d'esprit, la même constance. On les voulait rapporter au diable; elle repoussa l'imputation
:
« Je l'ai fait, dit-elle, par révélation de sainte
Catherine et de sainte Marguerite, et le soutiendrai
jusqu'à la mort. »
Et, revenant sur un passage du procès-verbal où on lui faisait dire : « Tout ce que j'ai fait, c'est par
le conseil de Notre-Seigneur, » elle dit qu'on y doit lire : « Tout ce que j'ai fait de bien. »
A son signe, le siége d'Orléans, on ne manquait
pas d'opposer ses échecs devant La Charité, devant
Paris. On lui demanda si elle avait fait bien ou mal d'aller devant La Charité :
« Si j'ai mal fait, dit-elle, on s'en confessera. »
Quant à Paris, elle répéta que les gentilshommes
de France voulurent l'attaquer. Mais elle n'a garde
de leur en faire un blâme :
« De ce faire, dit-elle, il me semble qu'ils firent
leur devoir en allant contre leurs adversaires »
(art. 32).
La faute n'était pas d'avoir été à l'assaut, mais
de n'y avoir point persévéré (29) .
On objectait à ses révélations sa simplicité, son
ignorance :
« Il est à Notre-Seigneur, dit-elle, de révéler à qui
il lui plaît. » Et elle ajouta : « L'épée et autres
choses à venir que j'ai dites, c'est par révélation » (art. 33).
On y objectait ses désobéissances mêmes : à
Beaurevoir, à Saint-Denis :
« Je m'en tiens à ce qu'autrefois j'en ai répondu, » dit Jeanne, déclarant toutefois qu'à son
départ de Saint-Denis elle eut congé de s'en aller.
« Mais, dit le juge, faire contre le commandement de vos voix, n'est-ce pas pécher mortellement
?
— J'en ai autrefois répondu, et m'en attends à
ladite réponse » (art. 37).
On objectait encore le mystère qu'elle avait fait
de ses révélations : comment y croire, et quelles
raisons elle-même avait-elle eues d'y croire ?
« Si ceux, dit-elle, qui demandent des signes,
n'en sont dignes, je n'en peux mais; et plusieurs
fois j'ai été en prière, afin qu'il plût à Dieu qu'il
le révélât à aucun de ce parti. »
Elle ajouta que pour y croire elle ne demandait
conseil à évêque ni à personne, et qu'elle croyait
que c'était saint Michel, pour la bonne doctrine
qu'il lui montrait.
« Vous a-t-il dit : « Je suis saint Michel ? »
— J'en ai autrefois répondu. »
Mais, pour ne laisser aucun doute sur la constance
de sa foi, elle ajouta :
« Je crois, aussi fermement que je crois que
Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert mort pour
nous racheter des peines de l'enfer, que ce sont saints Michel et Gabriel, saintes Catherine et Marguerite,
que Notre-Seigneur m'envoie pour me conforter
et conseiller (30) » (art. 48).
L'accusateur y croyait beaucoup moins, et il
faisait de ces communications un de ses principaux
griefs contre Jeanne : invoquer ces voix, c'était invoquer le démon : « J'ai répondu, dit Jeanne; et je les appellerai
en mon aide tant que je vivrai.
— De quelle manière les requérez-vous ?
— Je réclame Notre-Seigneur et Notre-Dame
qu'ils m'envoient conseil et confort.
— En quels termes les requérez-vous ?
— « Très-doux Dieu, en l'honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous m'aimez, que vous me révéliez ce que je dois répondre à ces gens d'Église. Je sais bien, quant à l'habit, le commandement comme je l'ai pris, mais je ne sais point par quelle manière je le dois laisser. Pour ce, plaise vous à moi l'enseigner. Et tantôt
ils viennent. »
Elle ajouta qu'elle avait souvent nouvelles par
ses voix de monseigneur de Beauvais : « Et que disent-elles de moi ? » dit l'évêque.
— Je vous le dirai à part; elles sont aujourd'hui
venues trois fois.
— Étaient-elles en votre chambre ?
— Je vous en ai répondu; toutefois, je les entendais
bien. »
Elle déclara en outre que sainte Catherine et
sainte Marguerite lui avaient dit la manière dont
elle devait répondre touchant l'habit (31) (art. 50).
Elle fut beaucoup plus brève dans sa réponse
sur le signe du roi. Elle se borna à relever ce
qu'on lui faisait dire des mille millions d'anges : elle n'en avait point souvenir, du moins quant au
nombre ; et quant à la couronne, où elle fut faite
et forgée, elle s'en rapporte à Notre-Seigneur
(art. 51). Mais, en tout ce qui touchait sa mission
même, elle savait regagner ses avantages. On l'accusait
d'avoir osé, contre les préceptes de Dieu et
des saints, prendre empire sur les hommes et se
faire chef de guerre :
« Si j'étais chef de guerre, dit-elle hardiment,
c'était pour battre les Anglais » (art. 53).
On l'accusait d'avoir vécu parmi les hommes :
« Mon gouvernement était d'hommes, mais,
quant au logis et au gîte, le plus souvent j'avais
une femme avec moi. Et, quand j'étais en guerre, je couchais vêtue et armée là où je ne pouvais
trouver de femme » (art. 54).
On lui reprochait les bienfaits du roi et ce qu'il
avait donné à ses frères, comme si c'était pour
des biens temporels qu'elle eût, à la manière des faux prophètes, vendu ses prédictions :
« J'ai répondu, dit-elle. Quant aux dons faits à
mes frères, ce que le roi leur a donné, c'est de sa
grâce, sans requête de moi. Quant à la charge que me donne le promoteur et à la conclusion de l'article,
je m'en rapporte à notre Sire (32) » (art. 55).
On faisait de ses voix des démons familiers, sous
le nom de conseillers de la fontaine, et l'on ajoutait
que, selon la déclaration de Catherine de la Rochelle, elle sortirait de prison par le secours du
diable, si elle n'était bien gardée :
« Les conseillers de la fontaine, dit-elle, je ne
sais ce que c'est, mais je crois bien qu'une fois j'y
entendis sainte Catherine et sainte Marguerite.
Quant à la conclusion de l'article, je la nie, et j'affirme
par mon serment que je ne voudrais point
que le diable m'eût tirée hors de la prison »
(art. 56).
On accusait aussi ses délais et ses réticences :
« Je n'ai point pris délai, fors (excepté) pour plus
sûrement répondre à ce qu'on me demandait, ou,
quand je doutais de répondre, pour savoir si je le devais faire. Quant au conseil du roi, comme il ne
touche point le procès, je ne l'ai point voulu révéler;
et pour le signe baillé au roi, je l'ai dit parce que les gens d'Église m'ont condamnée à le
dire (33) » (art. 60).
Enfin, l'accusateur avait insisté sur la question
de l'Église, afin de mettre Jeanne, par son refus de
s'y soumettre, en opposition avec l'article du symbole Unam sanctam :
« Pour ce qui est de l'Église militante, dit Jeanne,
je lui voudrais porter honneur et révérence de
tout mon pouvoir; » ajoutant, quant à ses faits :
« Il faut que je m'en rapporte à Notre-Seigneur,
qui me l'a fait faire. »
— Ne vous en rapportez-vous point à l'Église
militante ?
— Envoyez-moi le clerc samedi prochain, et je
vous répondrai » (art. 61).
On lui reprochait de s'adresser souvent à Dieu
pour en obtenir une révélation sur sa manière
d'agir, ce qui était tenter Dieu :
« J'y ai répondu, dit-elle, et je ne veux pas révéler
ce qui m'a été révélé, sans le congé de Notre-Seigneur; » ajoutant :
« Je ne le requiers point sans
nécessité, et je voudrais qu'il m'envoyât encore
plus de révélations, afin qu'on aperçut mieux que
je viens de par Dieu, que c'est lui qui m'a envoyée » (art. 65).
A toutes les accusations d'hérésie, de sortilége,
etc., ramassées par forme de récapitulation
vers la fin du réquisitoire, elle se contenta de
répondre :
« Je suis bonne chrétienne; je m'en rapporte à
Notre-Seigneur » (art. 66).
Et comme le juge, la reprenant par ce côté, lui
demandait si, dans le cas où elle eût fait quelque
chose contre la foi chrétienne, elle s'en voudrait soumettre à l'Église et à ceux à qui en appartient
la correction, elle dit :
« Samedi, après dîner, je répondrai (34) » (art. 69).
Le samedi donc, 31 mars, veille de Pâques, l'évêque
et le vice-inquisiteur, Jean Lemaître, prenant
avec eux un certain nombre d'assesseurs, se rendirent à la prison de Jeanne pour recevoir ses déclarations sur les articles où elle avait requis
délai. On l'interrogea d'abord sur ce qui, par des malentendus habilement ménagés, était devenu le
point capital du procès, sa soumission à l'Église.
On lui demanda si elle se voulait rapporter au jugement
de l'Église qui est sur la terre de tout ce
qu'elle avait dit ou fait, bien ou mal, et spécialement des crimes ou délits qu'on lui imputait, et
de tout ce qui touchait son procès. Elle répondit :
« Je m'en rapporterai de ce qu'on me demande à
l'Église militante, pourvu qu'elle ne me commande
chose impossible à faire.
— Qu'appelez-vous impossible ?
— C'est que les choses que j'ai dites ou faites,
comme je l'ai déclaré au procès, touchant les visions
et les révélations que j'ai eues de par Dieu,
je ne les révoquerai pour quelque chose que ce
soit, et ce que notre Sire m'a fait faire et commandé,
et commandera, je ne le laisserai à faire
pour homme qui vive ; et il me serait impossible
de le révoquer. » Elle ajoutait que, dans le cas où
l'Église lui voudrait faire faire autre chose au
contraire du commandement de Dieu, elle ne le ferait
pour aucune chose au monde.
« Si l'Église militante, dit le juge, lui dévoilant
toute sa pensée, vous dit que vos révélations sont
illusion, ou chose diabolique, ou superstition, ou mauvaise chose, vous en rapporterez-vous à
l'Église ?
— Je m'en rapporterai à Notre-Seigneur, duquel
je ferai toujours le commandement. Je sais bien que ce qui est contenu en mon procès est venu par
le commandement de Dieu, et ce que j'ai affirmé
audit procès avoir fait du commandement de Dieu,
il me serait impossible de faire le contraire.
— Et si l'Église militante vous commandait de
faire le contraire ?
— Je ne m'en rapporterais à homme du monde,
fors (excepté) à Notre-Seigneur, que je ne fisse
toujours son bon commandement.
— Ne croyez-vous point que vous soyez sujette à l'Église qui est en terre, c'est à savoir à notre
saint père le Pape, aux cardinaux, archevêques, évêques et autres prélats de l'Église ?
— Oui, notre Sire premier servi (Notre-Seigneur
servi d'abord).
— Avez-vous commandement de vos voix de ne
vous point soumettre à l'Église militante qui est
en terre et à son jugement ?
— Je ne réponds chose que je prenne en ma
tête ; ce que je réponds, c'est du commandement
de mes voix ; et elles ne me commandent point de ne pas obéir à l'Église, notre Sire premier servi (35). »
Avant de la quitter, les juges lui demandèrent
si à Beaurevoir, à Arras ou ailleurs, elle n'avait
point eu des limes : on craignait qu'elle ne limât
ses fers.
« Si on en a trouvé sur moi, dit-elle, je ne vous
en ai autre chose à répondre (36).»
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 Lohier : t. II, p. 13 (Manchon); cf. p. 300 et 341, et surtout
t. III, p. 138 (id.) : « Sub poena submersionis, » t. III, p. 50 (G. de
la Chambre). Il mourut à Rome doyen de la Rote, t. II, p. 12
(Manchon).
2 Séance du 18 mars : t. I, p. 188. — Les assistants sont
l'abbé de Fécamp, le prieur de Longueville, les docteurs de Paris,
J. Beaupère, Jacq. de Touraine, N. Midi, P. Maurice, G. Feuillet,
Th. de Courcelles, R. Roussel, N. de Venderez, J. de la Fontaine
et N. Coppequesne. — Séance du 22 : t. I, p. 189. — Parmi ceux
qui ont assisté à la réunion du 18, l'abbé de Fécamp et Th. de
Courcelles ne sont plus nommés. Par compensation, on compte
cette fois, avec les autres : Jean de Châtillon, Érard Émengart, G. Bouchier, M. Duquesney, P. Houdenc, J. Nibat, J. Fabri ou
Lefebvre, J. Guesdon, G. Haiton. prêtre anglais, N. Loyseleur et
Isambard de la Pierre.
3 T. I, p. 190. La Fontaine et le vice-inquisiteur ont avec eux
cinq des docteurs de Paris, J. Beaupère, N. Midi, P. Maurice,
G. Feuillet et Th. de Courcelles; et de plus maître Enguerand de
Champrond, official de Coutances, qu'on ne trouve que cette fois
au procès.
4 T. I, p. 191.
5 Ibid., p. 194.
6 T. I, p. 195-198. On y compte trente-huit assesseurs.
7 T. I, p. 198-200.
8 lbid., p. 201.
9 T. I, p. 202-204.
10 Jeanne servante d'auberge : La Chronique de France (Ms.
n° 26 de Lille) a recueilli sans vergogne les bruits de l'accusation,
et elle place la scène à Paris même : « Et estoit fille d'un homme
tenant hostelerie et avoit cette fille qui estoit pour lors jone, forte
et roide. Et demora à Paris, et aprit à chevauchier et à
mener les chevaulx à l'iaue. Et à cause que elle estoit de volenté
légière, quant aulcune fois se logeoient gens d'armes, elle s'accompagnoit
avec eulx et prenoit leur lance et apprenoit à le tenir
et à coure à cheval la lanche au puin. » (Bulletin de la Société
de l'Hist. de France, juin 1857, p. 102.)
11 T. I, p. 204-215.
12 Sainte-Beuve (Causeries du lundi, 19 août 1850) trouve la
réplique « trop spirituelle pour que Baudricourt, qui la racontait,
l'eût trouvée tout seul. » Mais est-il bien sûr que Baudricourt l'ait
racontée ? Je la trouve, moi, assez sacrilége pour n'en point chercher ailleurs l'origine que dans l'entourage de Pierre Cauchon. Du
reste, si sa réponse paraît à l'éminent critique « un peu gaillarde, »
c'était, ce me semble, une raison suffisante pour ne la point rapporter à Jeanne d'Arc sans autre fondement que cette imputation
odieuse, dédaigneusement démentie par elle au procès (voy. ci-après,
p. 181, et Procès, t. I. p. 228),
13 T. 1, p. 215-223.
14 T. I, p. 223-230.
15 T. I, p. 231-233.
16 Ibid., p. 234-236.
17 T. I, p. 239-246.
18 T. I, p. 247.
19 T. I, p. 249-272.
20 T. I, p. 273-304. — Art. 59. Le promoteur ajouta un fait
dont il n'avait pas été question dans les interrogatoires, et dont
au moins il n'y a pas trace dans les procès-verbaux : c'est qu'à
Saint-Denis Jeanne avait fait allumer des cierges, pour en répandre
la cire fondue sur la tête des petits entants et dire leur bonne
aventure. Jeanne le nie purement et simplement. T. I, p. 304, 305.
21 T. I, p. 305-319.
22 T. I, p. 320-323.
23 T. I, p. 205.
24 T. I, p. 206, 209, 220.
25 T. I, p. 224, 226, 227, 230.
26 T. I, p. 232.
27 T. I, p. 243, 233, 239.
28 Ibid., p. 247.
29 T. I, p. 250.
30 T. I, p. 251, 260, 274.
31 T. I, p. 279.
32 T. I, p. 283, 284, 293, 294.
33 T. I, p. 295-306.
34 T. I, p. 313, 320, 321, 322.
34 T. I. p. 324.
36 Ibid., p. 326.
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