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Chronique
de Jean Chartier
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[Nouvelle] armée de gens d'armes |
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' an mil quatre-cent-vingt-neuf, au commencement du moys de juing, le roy Charles de France fist une grant armée, par l'amonnestement de ladite Jehanne la Pucelle, laquelle disoit que c'estoit la voulenté de Dieu que le roy Charles allât à Rains pour illec estre sacré et couronné. Et quelques difficultés ou doubtes que feist ledit roy ou son conseil, il fut conclud, par l'amonnestement de ladite Jehanne, que ledit roy manderoit ce qu'il pourroit finer de gens pour aller à prendre le voiage de son couronnement à Rains, combien que icelle ville de Rains fust tenue en l'obéissance des Angloiz et toutes les villes de Picardie, de Champaigne, l'Isle de France, Brye, Gastinois, l'Auxerrois, Bourgoungne, et généralement tout le pays d'entre la rivière de la Loire et la mer. Lequel roy de France fist son assemblée à Gien sur Loire, et avoit en sa compaignie le duc d'Alençon, le duc de Bourbon (1), le conte de Vendosme, Jehanne la Pucelle, le sire de Laval, le sire de La Trimoulle (2), le sire de Raiz, le sire d'Albreth, le sire de Lohéac, frère du sire de Laval, et plussieurs autres grans seigneurs et grans cappitaines.
Et venoient gens d'armes de toutes pars au service du roy, et avoient chacun grant attente que par le moien d'icelle Jehanne la Pucelle en eust beaucoup de biens au royaulme de France. Laquelle on convoitoit fort voir et disiroit-on à cognoestre ses faitz comme chose congnue de par Dieu (3), et chevauchoit tousjours armée et en habillement de guerre, ainssy qu'estoient les autres gens de guerre de la compaignie. Et parloit aussy preudanment de la guerre comme ung cappitaine eust sceu faire. Et quant le cas advenoit qu'il avoit en ost aucun cry ou effray d'armes, elle venoit, fust à pié ou à cheval, aussy vaillanment comme cappitaine de la compaignie eust sçeu faire, en donnant cuer et hardement à tous les autres et en les admonestant de faire bon guet et garde en l'ost, ainssy que par raison doit faire. Et en toutes les autres choses estoit bien simple personne, et estoit de belle vie et honneste, et se confessoit bien souvent, et recevoit le corps Nostre-Seigneur presque toutes les sepmaines. Estoit tousjours armée ou autrement en habit d'omme. Et disoit on que c'estoit trop estrange chose de veoir chevaucher une femme en telle compaignie, et tant d'autres raisons disoit on qu'il n'y avoit clerc ne autre qui de son fait ne fust esmerveillé.
Et pour celle heure estoit le sire de la Trimoulle avec le roy de France, et disoit-on qu'il avoit fort bien entreprins le gouvernement du royaulme de France. Et pour celle cause grant question eurent icellui sire de la Trimoulle et le conte de Richemont, connestable de France. Pourquoy il faillut que ledit connestable, qui avoit bien en sa compaignie douze cens combatans, s'en retournast. Et aussi (4) firent plussieurs autres seigneurs et cappitaines, desquelz ledit sire de la Trimoulle se doubtoit (5), dont se fut très grant dommage pour le roy et son royaulme. Car par le moien d'icelle Jehanne la Pucelle venoient tant de gens de toutes pars devers le roy pour le servir à leurs despens, que on disoit que icellui de la Trimoulle et autres du conseil du roy estoient bien courroucez que tant y en venoit que pour la doubte de leurs personnes. Et disoient plussieurs que ledit sire de la Trimoulle et autres du conseil du roy eussent voulu recuillir tous ceulx qui venoient au service du roy qu'ilz eussent peu légièrement recouvrer tout ce que les Angloiz tenoient en royaulme de France.
Et n'osoit on parler pour celle guerre contre ledit sire de la Trimoulle, combien que chascun véoit clerement que la faulte venoit de luy.
L'an mil quatre cent vingt-neuf, au commencement de juin, le roi
Charles de France fit une grande armée sur les instances de Jeanne la Pucelle qui disait que c'était la volonté de Dieu que le roi allât à Reims
se faire sacrer et couronner ; car encore qu'il fût appelé roi, il n'était pas
encore couronné. Malgré les difficultés et les craintes manifestées par le
roi et son conseil, Jeanne la Pucelle, par ses pressantes demandes, fit décider
que le roi manderait ce qu'il pourrait trouver de gens pour entreprendre
le voyage de son couronnement à Reims, encore que cette ville
fût occupée par les Anglais, ainsi que toutes les villes et forteresses de
Picardie, de Champagne, de l'Ile-de-France, de la Brie, du Gâtinais, de
l'Auxerrois, de la Bourgogne, et généralement tout le pays entre la
Loire et la mer.
Le roi convoqua son assemblée à Gien-sur-Loire. Il y avait en sa compagnie
le duc d'Alençon, le duc de Bourbon, le comte de Vendôme,
Jeanne la Pucelle, le sire de Laval, le sire de Rais, le sire d'Albret, le sire
de Lohéac, frère du sire de Laval, et plusieurs autres grands seigneurs et
capitaines.
De toutes parts les gens d'armes venaient au service du roi et
chacun avait grande attente que, par le moyen de Jeanne la Pucelle,
beaucoup de biens arriveraient au royaume de France. Chacun désirait
fort la voir et connaître ses faits comme chose venue par la grâce et
volonté de Dieu.
Jeanne la Pucelle chevauchait toujours avec les gens d'armes et les
capitaines, armée et équipée en guerre comme tous les autres de sa
compagnie. Elle parlait de la guerre d'une manière aussi entendue qu'eût
su le faire un capitaine. Quant le cas advenait, qu'on poussait un cri
d'armes ou d'effroi, elle accourait soit à pied, soit à cheval, aussi vaillamment
que capitaine de la compagnie, donnant coeur et hardiesse à
tous les hommes de la compagnie, les admonestant de faire bon guet et
bonne garde, ainsi qu'il était expédient de le faire. Et en toutes les autres
choses, elle était une bien simple personne. Elle menait une vie belle et
honnête, se confessait bien souvent, et recevait le corps de Notre-Seigneur
presque toutes les semaines ; elle était toujours en habits d'armes ou en
habits d'homme. Et disait-on aussi que c'était fort étrange chose que de
voir chevaucher une femme en telle compagnie, et bien d'autres raisons
l'on disait; et il n'y avait ni docteur, ni clerc, ni autre personne qui ne
fût émerveillé de son fait.
A cette époque le sire de La Trémoille était auprès du roi de France,
et l'on disait qu'il entrait trop avant dans le gouvernement du roi. Cela
avait été cause qu'un grand différend et débat s'était ému entre ledit de
La Trémoille et le connétable de France, comte de Richemont; et il fallut
que ledit Connétable, qui avait bien en sa compagnie douze cents bons
combattants, s'en retournât. Pareillement firent plusieurs autres seigneurs
et capitaines que le sire de La Trémoille redoutait; ce qui fut un très grand dommage pour le roi et la chose publique ; car, par le moyen de
Jeanne la Pucelle, tant de gens venaient de toutes parts pour servir le
roi, et à leurs dépens, que de La Trémoille et d'autres seigneurs du
conseil étaient bien courroucés d'une telle multitude, par crainte pour
leurs personnes, et plusieurs disaient que si le susdit de La Trémoille et
d'autres du conseil avaient voulu recevoir tous ceux qui venaient au
service du roi, on aurait pu aisément recouvrer tout ce que les Anglais occupaient au royaume de France.
Mais on n'osait pas alors parler contre
ledit de La Trémoille, quoique chacun vît clairement que de lui venait
la faute.
Source
: "Chronique
de Charles VII par Jean Chartier" - Vallet de Viriville -
1868.
Mise en Français plus moderne : J.-B.-J. Ayroles "La vraie Jeanne d'Arc - t.III.
Notes (Vallet de Viriville) :
1 C'est-à-dire Charles, comte de Clermont : celui-ci ne fut duc de Bourbon qu'après son frère, en 1454. Jean Chartier l'appelle ainsi parce qu'il écrivoit après 1437. Voy. notice de Jean Chartier.
2 Georges de la Trimouille, personnage hétéroclite. La sincérité même de son attachement à la cause de Charles VII et sa probité se présentent également dans l'histoire sous un jour douteux. Il exerça, dans cette période critique, une funeste influence.
3 (Ms. de Rouen et autres.) Godefroy : comme chose toute extraordinaire venue de la part de Dieu.
4 Ainsi : c'est à dire que plusieurs capitaines se retirèrent aussi.
5 Se défiait.
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