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Chronique
d'Enguerrand de Monstrelet
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L.I-237 - [Comment le duc de Bretaigne fut prins du comte de Penthièvre, et la guerre qui s'ensuit à ceste cause.] |
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r convient parler d'une grant adventure et merveilleuse qui advint en cest an en Bretaigne. Il est assez sceu et déclairé en aucunes histoires et par espécial en celle de maistre Jehan Froissart, comment les devanciers de Jehan de Monfort, à présent duc de Bretaigne (1), et ceulx de Olivier de Bretaigne, conte de Penthièvre, eurent ou temps passé de grandes guerres et destructions l'un contre l'autre pour avoir le duché et seigneurie d'icellui pays, à laquelle ung chascun d'eulx se disoit avoir le plus grant droit. Pour les-quelz discors apaiser furent fais plusieurs traictiez entre lesdictes parties, en la fin desquelz icelle duchié demeura franchement à ceulx de Montfort, moiennant que la partie de Penthièvre eut plusieurs récompen-sacions, desquelles réciter à présent je me passe, pour tant que ce n'a point esté du temps de mon livre. Et en possidèrent les dessusdiz par long temps paisiblement. Néantmoins, jà soit ce que ledit conte de Penthièvre monstrast audit duc Jehan chascun jour semblant de grant amour à la veue du monde, si n'estoit point l'ancienne guerre dont dessus est faicte mencion encores bien appaisée, comme vous orrez cy-après. Vérité est, que sur l'espérance de revenir en partie à la seigneurie de la duchié de Bretaigne, et par l'exortacion de la daine de Cliçon sa mère, fille de feu messire Olivier de Cliçon, jadis connestable de France, le dessusdit conte de Penthièvre, par certains moiens traicta tant devant le duc de Touraine, Daulphin, qu'il obtint de lui ung mandement scellé de son scel, pour prendre et emprisonner ledit duc de Bretaigne. Car, non obstant que icellui duc eust espousée la sœur dudit Daulphin, si n'estoit point ledit Daulphin content dudit duc, pour ce que ne lui, ne son pays ne se vouloit du tout pleinement déclairer de sa partie, ne lui aider à faire guerre contre les Anglois et Bourguignons. Après lequel mandement obtenu par ledit conte, comme dit est, il pensa et ymagina comment et par quelle manière il pourroit mener son entreprinse à chef, et en fin ne sceut trouver meilleur moien pour parfournir son fait, que de prier ledit duc de venir prendre son disner à Champtourneau (2). Et comme il le pensa, ainsi le fist. C'est assavoir qu'il ala à ung certain jour devers lui en la ville de Nantes, et après qu'ils eurent fait plusieurs devises de diverses besongnes, l'un avecques l'autre, ledit conte requist bien instamment au duc qu'il lui pleust venir audit lieu de Champtourteau esbatre et prendre son disner, disant oultre que madame sa mère, laquelle y estoit, en seroit moult joieuse et le recevroit à son povoir moult honnorablement. Laquelle requeste par ledit duc lui fut accordée. Car riens ne se doubtoit que on lui voulsist faire, ne traicter autre chose que bien.
Et fut le jour accepté le XIIIe de février. Lequel jour venu se partit ledit duc du chastel où il avoit jeu, nommé le Lerens Botereau, et print son chemin pour aler à ceste ville de Champtourteau. Si alèrent, son maistre d'ostel et ses fourriers, devant, pour appoincter les besongnes comme il est de coustume. Et quant ils furent là venus, le conte de Penlhièvre monta à cheval et ala, à tout les gens de son hostel, au devant dudit duc, jusques assez près du pont nommé le Pont à la Tiberge, qui siet sur une petite rivière. Par lequel pont passa ledit duc, en sa compaignie Richard son frère, et aucuns autres chevaliers et escuiers de son hostel; et ses autres gens le suivoient de loing, et n'estoient en double de nul mal engin. Et quant il eut passé ledit pont, il y eut ung des gens dudit conte qui contrefaisoit le fol, lequel descendi à pié et bouta les planches d'icellui pont en l'eaue, en faisant semblant de se jouer et faire sa folie, par quoy les gens du duc qui suivoient derrière, comme dit est, ne porent passer; et encores ne se doubtoit ledit duc, de nul mal, et se rioit de la folie dessusdicte. Mais Charles, seigneur de Lavaugour, frère du conte, qui estoit embuschié, à tout quarante hommes armez ou environ, vint à courant devers le duc. Lequel les voiant venir demanda audit conte de Penthièvre : « Beau cousin, quels gens sont cecy ? » et il respondit : « Monseigneur, ce sont mes gens; je vous fais prisonnier de monseigneur le Daulphin » Et mist la main à lui. Auxquelles parolles le duc tout esbahi, respondi : « Ha ! beau cousin, vous faictes mal. Je suis cy venu sur vostre parole et à vostre requeste, et ne me défioie en riens de vous, ne des vostres. » Toutesfoiz y eut aucuns de ses gens qui tirèrent leurs espées pour les cuider défendre, mais ils virent assez tost qu'ils estoient trop febles au regard de leur adverse partie. Et ce pendant, vindrent sur eulx ceulx de la dessusdicte embusche, les espées traictes, et y eut deux des gentilz hommes du duc, dont l'un, nommé Jehan de Beaumanoir, eut le poing coupé, et l'autre fut navré en la main, lequel se nommoit Thibault Buisson. En après, ung gentil homme de l'ostel du conte, nommé Henry Lalemant, volt férir le duc de son espée, mais le conte le défendi contre lui et commanda à ses gens qu'ilz se cessassent, et qu'il menroit le duc vers le Daulphin. Et lors les gens du duc, qui estoient delà le pont, voiant leur prince en tel danger, estoient en grant tristesse de ce qu'ilz ne le povoient aider ne secourir, et ne sçavoient quel conseil prendre. Et tout après, ledit conte de Penthièvre, son frère et ses gens, emmenèrent ledit duc, et Richard son frère, hastivement, à Bressices (3) en Poictou, et de là fut mené par plusieurs foiz en divers lieux, comme à Lozenan, à Bournommeau, à Castrammer (4) et ailleurs. Et fut prisonnier de six à sept mois, sans estre mis en prison fermée, ne que aucune violence lui feust faicte à sa personne. Mais bien s'en tenoit-on seur. Et avoit pour le servir, tant seulement ung de ses varlès de chambre. Et si fut, son frère Richard, prisonnier comme lui.
Quant vint à la congnoissance de la duchesse de Bretaigne et des seigneurs du pays, comment le duc avoit esté prins, il ne fault point demander se ilz furent troublez, et par especial ladicte duchesse en fist si grant deuil qu'à grant peine le pouvoit-on rapaiser. Toutesfoiz, incontinent et tost après s'assemblèrent les barons et grans seigneurs du pays de Bretaigne, avec la duchesse, en la ville de Nantes, et là tous ensemble conclurent et jurèrent solemnellement de poursuivir la délivrance du duc, et de faire guerre audit conte de Penthièvre et à tous ses aliez et bien vueillans. Et d'un commun accord esleurent pour faire l'armée de ceste poursuite, le seigneur de Chasteaubriant et le seigneur de Rieux, qui de fait, à tout grosse puissance de gens d'armes, alèrent mectre le siège devant Lambale (5), appartenant audit conte. Lequel se tint environ quinze jours, et après se rendirent ceulx de dedens, et furent la ville, et chastel qui estoient moult fors, abatus et désolez. Et de là alèrent au chastel Audrien (6) lequel fut abatu; et pareillement furent à la Mote de Bron. En après, en alèrent à Champtourneau, où estoit la vieille contesse de Penthièvre, et en estoit capitaine le seigneur de Bersières, qui moult bien le défendu. Si y fut le siège environ trois mois, mais peu y firent, car la ville estoit moult forte et bien garnie de de vivres et habillements de guerre, et aussi de bonnes gens d'armes. Et cependant, traictié se fist entre le duc et le conte, et lui promist le duc de lui restituer tous ses dommages, tant de ses fortresses abatues, comme d'autres choses, et que jamais de ceste besongne ne lui seroit fait, par lui ne par les siens, aucune chose qui lui portast préjudice. Après lesquels traictiez et les seuretez prinses, le conte dessusdit renvoia le duc par le seigneur de Laigle, son frère. Lequel duc de prime face fist lever le siège de Champtourneau. Mais en fin quant les prélas et les barons de son pays eurent devers eulx ledit duc, ils ne vouldrent point entretenir le traictié dessusdit, et convint que ladicte contesse et ses gens se partissent de là, et que la ville de Champtourneau feust mise en la main dudit duc. Si fut de rechief prins jour de parlement entre eulx pour veoir se ilz pourroient estre d'accord. Auquel jour ledit conte promist de y comparoir en personne, et pour seureté de ce bailla son frère Guillaume en hostage. Mais il n'y comparu, pour tant qu'il fut certainement adverti que s'il y aloit, il n'en retourneroit jamais. Et pour vray, s'il y feust alé, il eust esté exécuté par justice; et avoit esté ainsi conclud par les trois estas de la duchié de Bretaigne. Et qui plus est, dirent au duc que s'il vouloit entretenir le traictié qu'il avoit fait avec icellui conte, ilz le débouteroient de sa seigneurie et ne obéiroient plus à lui, et feroient leur seigneur de son fils ainsné. Et par ainsi convint qu'il se accordast à leur voulenté. Lesquelles besongnes venues à la congnoissance dudit conte, il fut en très grant soussi; et non point sans cause. Car il savoit toutes ses besongnes et ses seigneuries estre arrestées et mises en la main du duc, son seigneur, comme confisquées, et son frère dessusdit demouré en ostaige, lequel il ne povoit ravoir, et d'autre part estoit mal du Daulphin, pour ce qu'il ne lui avoit livré ledit duc, et avec tout ce ne sçavoit bonnement où estre asseur de sa personne, car peu trouvoit qui le voulsist soustenir. Pour lesquelz inconvéniens eslongner et fouyr, se retrahy en la viconté de Limoges, et après aucunes conclusions prinses avec ses frères, se party de là et par Auvergne s'en ala à Lyon sur le Rosne, et puis à Genève et à Basle, pour venir en sa terre de Avesnes en Haynnau. Mais ainsi qu'il faisoit son chemin sur le Rin, fut prins du marquis de Bade, pour marque (7), pour tant que icellui marquis avoit autrefois eu de ses gens destroussez ou pays de Haynnau. Si fut grant espace prisonnier, et enfin lui cousta bien trente mille escuz, et après s'en retourna en sa terre d'Avesnes. Et depuis qu'il y fut, le duc de Bretaigne mist ses gens sus pour le cuider faire prendre et lui mectre ung carquant ou col. Et pour ce faire, furent envoyez aucuns gentilz hommes du pays de Bretaigne, c'est assavoir messire Roland de Saint Pol, messire Jehan de Louvion, Jacob du Faulermine et aucuns autres, lesquelz se conduiront si mal secrètement que leur emprise fut accusée, et en y eut, les aucuns détenus prisonniers, et les autres se saulvèrent, mais il convint que ledit conte les rendist à la justice de Mons; et n'en peut nulz exécuter (8). Lequel conte de Penthièvre ne retourna onques puis en Bretaigne, mais demeura toute sa vie oudit pays de Haynnau, et print en mariage la fille et héritière du seigneur de Quiévrain, de laquelle il délaissa après son trespas des enfans, qui point ne vesquirent jusques à aage compétent, pour quoy ses terres et seigneuries retournèrent à son frère, le seigneur de Laigle.
Source : La chronique
d'Enguerrand de Monstrelet - Tome IV (L.Douët d'Arcq - 1860)
Notes :
1 Jean VI, dit le Bon et le Sage, duc de Bretagne en 1399.
2 Champtoceaux (Maine-et-Loire).
3 Bressuire.
4. Chasteaumur.
5 Lamballe (Côtes-du-Nord).
6. Châtelaudren (Côtes-du-Nord).
7 Ce terme est ici synonyme de représailles.
8 « Et n'en y eut nulx exécutez.»
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