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Chronique
de la Pucelle
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- Siège levé de devant Orléans |
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e ceste desconfiture, les Anglois furent en grand détresse,
et tindrent ceste nuictée grand conseil. Si issircnt de leurs
bastides le dimanche huictiesme jour de moy mille quatre cent vingt-neuf,
avec leurs prisonniers, et tout ce qu'ils pouvoient emporter, mettans
en l'abandon tous leurs malades, tant prisonniers comme autres,
avec leurs bombardes, canons, artillerie, pouldres, pavois, habillement
de guerre, et tous leurs vivres et biens, et s'en allèrent
en belle ordonnance, leurs estendarts desployez, tout le chemin
d'Orléans, jusques à Meun-sur-Loire. Si feirent les
chefs de guerre estans dans Orléans, ouvrir les portes environ
soleil levant, dont ils issirent à pied et à cheval,
à grand puissance, qui voulurent aller férir sur les
Anglois ; mais là survint la Pucelle qui desconseilla la
poursuite et voulut qu'on les laissast libres de partir, sans les
assaillir celle journée, si ils ne venoient contre les François
pour les combattre ; mais Anglois tournèrent doubtablement
le dos, dont les aucuns gectèrent parmi les champs leurs
harnoys, et tant à Meun comme à Jargeau se retrairent.
Par ce désemparement de siège, se départit
le plus de la puissance des Anglois, qui se retrairent tant en Normandie
comme autre part. Et après ledict désemparement, les
Anglois estans encore en la veue de la Pucelle, elle fist venir
aux champs les gens d'église revestus, qui chantèrent
à grande solemnité hymnes, respons et oraisons dévotes,
rendans louanges et graces à Dieu.
Si fist apporter une table et un marbre (1),
et dire deux messes. Icelles dictes, elle demanda : "Or,
regardez si ils ont les visages devers vous, ou le dos ?"
Ou luy dist qu'ils s'en alloient, et avoient le dos tourné.
A quoy elle répliqua : "Laissez les aller ; il ne
plaist pas à Messire qu'on les combate aujourdhuy ; vous
les aurez une autre fois." Elle estoit seulement armée
d'un jesseran, pour la blesseure qu'elle avoit eu la journée
de devant.
Et ce faict,
issit la commune d'Orléans, qui entrèrent ès
bastides où ils trouvèrent largement vivres et autres
biens ; puis toutes les bastides f'urent jectées par terre,
suivant la volonté des seigneurs et capitaines ; et leurs
canons et bombardes furent retrais en la ville d'Orléans.
Si se retrairent Anglois en plusieurs places par eux conquises,
c'est à sçavoir le comte de Suffort à Jargeau,
et les seigneurs de Scales, de Tallebot, et autres chefs de leur
party, se retrairent tant à Meun, à Baugency, comme
en d'autres places par eux conquises. Si mandèrent hastivement
ces choses au duc Jean de Betfort, régent, qui de ce fut
moult dolent, et doubtant que aucuns de ceux de Paris se deussent
pour ceste desconfiture réduire en l'obéissance du
roy et faire esmouvoir le commun peuple contre Anglois, si se partit
à très grand haste de Paris et se retira au bois de
Vincennes, où il manda gens de toutes parts ; mais peu y
en vint ; car les Picards et autres nacions du royaume qui tenoient
son party, se prinrent à deslaisser les Anglois, et à
les haïr et desprisert.
Ainsi que les dicts Anglois s'en alloient, Estienne
de Vignolles, dict La Hire, et Messire Ambroise de Loré,
accompaignez de cent à six vingt lances, montèrent
à cheval, et les chevauchèrent en les costoyant bien
trois grosses lieues, pour veoir et regarder leur maintien ; puis
s'en retournèrent en ladicte ville.
Les Anglois détenoient prisonniers en leur bastille
un capitaine françois nommé le Bourg de Bar, lequel
estoit enferré par les pieds d'un gros et pesant fer, tellement
qu'il ne pouvoit aller, et estoit souvent visité par un Augustin
anglois, confesseur de Talbot, maistre dudit prisonnier. Le dit
Augustin avoit accoutumé de luy donner à manger et
le dit de Talbot se fyoit en luy de le bien garder, comme son prisonnier,
espérant d'en avoir une grosse finance, ou délivrance
d'autres prisonniers. Donc, quand le dict Augustin veid les dicts
Anglois se retirer ainsi hastivement, il demeura avec ledict prisonnier
pour le cuider mener après le dict seigneur de Talbot son
maistre, et le mena par dessoubs le bras, bien demy traict d'arc.
Mais ils n'eussent jamais peu atteindre les dicts Anglois. Lors
icelui Bourg, voyant les dicts Anglois s'en aller en grand désarroi
congneut bien qu'ils avoient du pire. Si print l'Augustin à
bons poings et luy dit qu'il n'iroit plus avant, et que, s'il ne
le portoit jusques à Orléans, il lui feroit ou lui
feroit faire desplaisir. Et combien qu'il y eust tousjours Anglois
et François qui escarmouchoient, toutesfois le dict Augustin
le porta sur ses espaules jusques à Orléans, et par
iceluy Augustin on sceut plusieurs choses de la commune des Anglois (2).
Cette déconfiture mit les Anglais en très grande détresse, et ils tinrent grand conseil durant la nuit. Le dimanche, huitième jour de mai mil quatre-cent-vingt-neuf, ils sortirent de leurs bastides avec leurs prisonniers et tout ce qu'ils pouvaient emporter, mettant à l'abandon tous leurs malades, tant les prisonniers que les autres, laissant leurs bombardes, canons, artilleries, poudres, pavois, engins de guerre, tous leurs vivres et biens; et ils s'en allèrent en belle ordonnance, étendards déployés, tout le long du chemin d'Orléans à Meung-sur-Loire. Les chefs de guerre d'Orléans firent ouvrir les portes vers le soleil levant, et ils en sortirent à pied et à cheval, avec de grandes forces, dans l'intention de courir sur les Anglais ; mais alors survint la Pucelle qui les détourna de la poursuite, et voulut qu'on les laissât libres de partir sans les assaillir ce jour-là, à moins qu'ils ne se retournassent contre les Français pour les combattre ; mais ils tournèrent le dos en bon ordre; quelques-uns jetèrent leurs harnois dans les champs, et ils se retirèrent, partie à Meung, partie à Jargeau. Par cette levée du siège, les Anglais perdirent beaucoup de leur puissance, et ils se retirèrent tant en Normandie comme autre part.
Après ledit désemparement, les Anglais étant encore en vue, la Pucelle fit venir aux champs les prêtres vêtus de leurs ornements, qui chantèrent à grande solennité des hymnes, des répons, et de dévotes oraisons, rendant grâces et louanges à Dieu. Elle fit apporter une table et un marbre, et dire deux messes. Quand elles furent dites, elle demanda : « Or, regardez s'ils ont les visages ou le dos tourné vers nous ? » On lui dit qu'ils s'en allaient et avaient le dos tourné. A quoi elle répliqua : « Laissez-les aller ; il ne plaît pas à Messire qu'on les combatte aujourd'hui ; vous les aurez une autre fois. »
Elle était seulement armée d'un jesseran, à cause de la blessure de la veille. Cela fait, les habitants d'Orléans se dispersèrent, entrant dans les bastides où ils trouvèrent largement vivres et autres biens; puis sur l'ordre des seigneurs et des capitaines, toutes les bastides furent jetées parterre; et leurs canons et bombardes retirés à Orléans. Les Anglais se cantonnèrent en plusieurs places par eux conquises, le comte de Suffolk à Jargeau, et les seigneurs de Scales, Talbot et autres chefs de guerre de leur parti, soit à Meung, soit à Baugency, ou en d'autres places, dont ils étaient les maîtres.
Ils se hâtèrent de mander ces choses au régent, le duc Jean de Bedford, qui en fut très affligé et craignit qu'à la suite de cette déconfiture quelques Parisiens ne voulussent se réduire en l'obéissance du roi, et à cet effet faire émouvoir le peuple contre les Anglais ; il partit de Paris en très grande hâte et se relira au bois de Vincennes, où il manda des gens de toutes parts, mais il en vint peu ; car les Picards et les autres provinces du royaume, qui tenaient à son parti, se prirent à délaisser les Anglais, à les haïr et à les mépriser.
Ainsi que les Anglais s'en allaient, Etienne de Vignoles, dit La Hire, et messire Ambroise de Loré, accompagnés de cent à six-vingts lances, montèrent à cheval, et les chevauchèrent en les côtoyant, bien trois grosses lieues, pour voir et observer leur maintien; et puis ils s'en retournèrent à Orléans.
Les Anglais tenaient prisonnier en leur bastille un capitaine français nommé Le Bourg de Bar, qui était enferré par les pieds d'une grosse et pesante chaîne, tellement qu'il ne pouvait aller; et il était souvent visité par un Augustin, moine anglais, confesseur de Talbot, le maître dudit prisonnier. Ledit Augustin avait coutume de lui donner à manger, et Talbot se fiait sur lui de le bien garder prisonnier, espérant d'en avoir grosse finance, ou par échange la délivrance d'autres prisonniers. Donc quand ledit Augustin vit les Anglais se retirer ainsi hâtivement, il demeura avec son prisonnier, résolu de le mener à la suite de Talbot son maître; et de fait il le mena par-dessous le bras, bien un demi-trait d'arc; mais ils n'eussent pu jamais atteindre les Anglais. Le Bourg, voyant les Anglais s'en aller en désarroi, connut bien qu'ils avaient eu du pire; il prit donc l'Augustin à bons poings, et lui dit qu'il n'irait pas plus avant, et que s'il ne le portait pas jusqu'à Orléans, il lui ferait ou lui ferait faire déplaisir. Aussi, quoique il y eût toujours des Français et des Anglais qui se livraient à des escarmouches, l'Augustin porta son prisonnier sur ses épaules jusqu'à Orléans, et par cet Augustin l'on sut plusieurs choses de ce qui se passait parmi les Anglais.
Source : édition Vallet de Viriville - 1859
Notes :
1 Autel portatif.
2 Repris dans le journal du siège.
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