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Chronique
de la Pucelle
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- Recouvrement des Tournelles d'Orléans et la mort
de Glacidas |
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a Pucelle fut celle nuict en grand doubte que les Angloys férissent
sur ses gens devant les Tournelles ; et pour ce, le sabmedy, septiesme
jour de may, environ soleil levant, par l'accord et consentement
des bourgeois d'Orléans, mais contre l'opinion et volonté
de tous les chefs et capitaines qui estoient là de par le
roy, la Pucelle se partit à tout son effort, et passa Loire.
Et ainsi qu'elle delibéroit de passer, on présenta
à Jacques Boucher, son hoste, une alose ; et lors il luy
dist : "Jeanne, mangeons ceste alose avant que partiez."
"En nom Dieu, dist-elle, on n'en mangera jusques au souper,
que nous repasserons par-dessus le pont, et ramènerons un
godon (1) qui en mangera sa part."
Si luy baillèrent ceux d'Orléans canons,
coulevrines, et tout ce qui estoit nécessaire pour assaillir
le boulevart et les Tournelles, avec vivres, et des bourgeois d'Orléans,
de l'une part. Et pour icelles Tournelles assaillir et conquérir
le pont, de la partie de la ville ils establirent sur ledict pont
de l'autre part, grand nombre de gens d'armes et de traict, avec
grand appareil, que les bourgeois avoient faict pour passer les
arches rompues et assaillir les Tournelles.
A iceluy assault fut ladicte Jeanne blessée dès
le matin d'un coup de traict de gros garriau, par l'espaule tout
oultre. Et elle-mesmes se desferra, et y fist mettre du coton et
autres choses, pour estancher le sang : ce non obstant, n'en laissa oncques a faire les diligences de faire assaillir,
Et quant ce vint au soir, il sembla au bastard d'Orléans
et autres capitaines que en celuy jour on n'auroit point le boulevart,
veu qu'il estoit tard. Si délibérèrent de eux
retirer de l'assault, et faire reporter l'artillerie en la ville,
jusques au lendemain ; et vinrent dire ceste conclusion à
Jeanne, laquelle respondit que en nom de Dieu, ils y entreroient
en brief, et qu'ils n'en fissent doubte. Néantmoins, on assailloit
tousjours ; et lors elle demanda son cheval, si monta dessus et
laissa son estendart ; et elle, alla en un lieu destourné,
où elle feit son oraison à Dieu, et ne demeura guères
qu'elle ne retournast et descendist ; si print son estendart, et
dist à un gentilhomme qui estoit emprès d'elle ; "Donnez
vous garde quand la queue de mon estendard touchera contre le boulevart."
Lequel un peu après luy dist : "Jeanne, la queue
y touche". Alors elle dist : "Tout est vostre,
et y entrez".
Si furent Anglois assaillis des deux parties moult asprement
; car ceux d'Orléans jectérent à merveilles
contre Anglois de canons, de coulevrines, de grosses arbalestes,
et d'autre traict. L'assault fut fier et merveilleux, plus que nul
qui eust esté oncques veu de la mémoire des vivans
; auquel vindrent les chefs qui estoient dedans Orléans,
quand ils en aperceurent les manières. Et vaillamment se
deffendirent les Anglois et tant jectèrent, que leurs pouldres
et autre traict s'en alloient faillant ; et deffendoient de lances,
guisarmes et autres bastons, et pierres, le boulevart et les Tournelles.
Et est à sçavoir que du costé de
la ville on trouvoit tres mal aise manière d'avoir une pièce
de bois pour traverser l'arche du pont, et de faire la chose si
secrètement que les Anglois ne s'en aperceussent. Et d'adventure,
on trouva une vieille et large gouttière ; mais il s'en failloit
bien trois pieds qu'elle ne fust assez longue ; et tantost un charpentier
y mist un advantage, à fortes chevilles, et descendit en
bas, pour mettre une estaye, et feist ce qu'il peut pour la seureté
; puis y passèrent le commandeur de Giresme et plusieurs
hommes d'armes. Si réputoit on comme une chose impossible,
ou au moins bien difficile, d'y estre passez ; et tousjours on asseuroit
le dict passage. (2)
La Pucelle fist de son costé dresser eschéles
contremont par ses gens dans le fossé du boulevart ; et renforça
de toutes parts l'assault de plus en plus, qui dura despuis prime
jusques à six heures après midy. Si furent tant Anglois
charges de coulevrines et autre traict, qu'ils ne se osoient plus
monstrer à leurs deffenses ; et furent aussi assaillis de
l'autre part des Tournelles, dedans lesquelles François boutèrent
le feu. Enfin Anglois furent tant oppressez de toutes parts, et
tant blessez, qu'il n'y eut plus en eux de deffense. A ceste heure,
Glacidas et autres seigneurs anglois se cuidèrent retraire
du boulevart ès Tournelles, pour saulver leurs vies ; mais
le pont levis rompit soubs eux, par le jugement de Dieu, et noyèrent
en la rivière de Loire. Alors entrèrent François
de toutes parts dedans le boulevart et les Tournelles, qui furent
conquises en la veue du comte de Suffort, du seigneur de Tallebot,
et autres chefs de guerre, sans monstrer ny faire semblant d'aucun
secours. Si là fut grand occision d'Anglois ; car du nombre
de cinq cent chevaliers et escuyers, réputez les plus preux
et hardis de tout le royaume d'Angleterre, qui estoient là
soubs Glacidas avec autres faux François, ne furent retenus
prisonniers en vie, fors environ deux cent. En ceste prinse furent
morts ledict Glacidas, les seigneurs de Ponvains, de Commus (3),
et autres nobles d'Angleterre et d'autres pays.
Si nous dirent et affermèrent des plus grands
capitaines des François que, après que ladicte Jeanne
eut dict les paroles dessusdictes, ils montèrent contremont
le boulevart, aussi aiséement comme par un degré ;
et ne sçavoient considérer comme il se pouvoit faire
ainsi, sinon par un œuvre divin.
Après laquelle tant glorieuse victoire, les cloches
furent sonnées par le mandement de la Pucelle, qui retourna
ceste nuictée par-dessus le pont ; et rendirent graces et
louanges à Dieu, en moult grand solemnité, par toutes
les églises d'Orléans. Et audict assault la Pucelle
fut férue de traict, comme dict est. Avant lequel advenu,
elle avoit bien dit qu'elle y debvoit estre férue jusques
au sang ; mais elle devint tost à convalescence.
Et aussi, après son arrivée, elle fut
diligemment appareillée, désarmée et très
bien pensée. Si voulut seulement avoir du vin en une tasse,
où elle mist la moitié d'eau, et s'en alla coucher
et reposer. Et est à, noter que avant qu'elle partist, elle
ouyt messe, se confessa, et receut en moult grande dévotion
le précieux corps de Jésus-Christ ; aussi se confessoit
elle, et le recepvoit très souvent. Si se confessa à
plusieurs gens de grand dévotion et austère vie, lesquels
disoient plainement que c'estoit une créature de Dieu.(4)
La Pucelle fut cette nuit en grande anxiété dans la crainte que les Anglais ne vinssent à se jeter sur ses gens qui étaient devant les Tournelles. C'est pourquoi le samedi, septième jour de mai, environ le soleil devant, d'accord et d'entente avec les bourgeois accord et d' entente avec les bourgeois d'orléans mais contre le sentiment et la volonté de tous les chefs et capitaines qui se trouvaient la de par le roi, la pucelle partit de force et passa la loire.
Comme elle s'apprêtait à partir, on présenta une alose à Jacques Boucher,
son hôte, qui lui dit : « Jeanne, mangeons cette alose avant que vous partiez.
— En nom Dieu, répondit-elle, on n'en mangera pas jusqu'au souper, que nous repasserons par-dessus le pont, et que nous ramènerons un goddon qui en mangera sa part. »
Les Orléanais donnèrent à la Pucelle des canons, des coulevrines, tout ce qui était nécessaire pour assaillir le boulevard et les Tournelles ; ils lui fournirent des vivres ; et des bourgeois vinrent avec elle pour l'attaque du côté de la Sologne ; et pour assaillir les mêmes Tournelles du côté de la ville; ils établirent sur la partie du pont dont ils étaient restés les maîtres, un grand nombre de gens d'armes et d'hommes de trait, avec tous les appareils qu'ils avaient faits pour passer les arches rompues et assaillir les Tournelles.
A cet assaut, Jeanne fut, dès le matin, blessée d'un coup de trait de gros garriau, qui lui traversa l'épaule d'outre en outre. Elle-même enleva le fer, et fit mettre dans la blessure du coton et autres choses pour étancher le sang; et nonobstant cette blessure, elle n'en continua pas moins à faire diligence pour faire donner l'assaut. Quand vint le soir, il sembla au bâtard d'Orléans et aux autres capitaines qu'en ce jour on n'aurait pas le boulevard, vu qu'il était tard. Ils délibérèrent entre eux de faire cesser l'assaut et de faire reporter l'artillerie en ville jusqu'au lendemain ; et ils vinrent faire part à Jeanne de cette décision. Elle répondit qu'en nom de Dieu ils entreraient bien brief, et qu'ils n'en fissent doute. Néanmoins le combat continuait toujours. La Pucelle demanda alors son cheval, monta dessus et laissa son étendard ; et elle alla en un lieu détourné et fit son oraison à Dieu ; elle ne demeura guère qu'elle ne retournât, et descendit de cheval; elle prit son étendard et dit à un gentilhomme qui était près d'elle : « Donnez-vous de garde quand la queue de mon étendard touchera contre le boulevard. » Le gentilhomme lui dit un peu après : « Jeanne, la queue y touche. » Alors elle dit : « Tout est vôtre, et entrez-y ! »
Les Anglais furent assaillis très âprement des deux côtés ; car ceux du côté d'Orléans faisaient merveille, faisant jouer canons, coulevrines, grosses arbalètes et autres traits. L'assaut fut fier et merveilleux, plus que jamais on n'en eût vu de mémoire des vivants. C'est quand ils en aperçurent les manières, que les chefs qui étaient dedans Orléans vinrent y prendre part. Les Anglais se défendirent vaillamment; ils jetèrent tant de projectiles que leurs poudres et leurs traits allaient s'épuisant ; et ils défendaient le boulevard et les Tournelles de leurs lances, de leurs guisarmes, avec d'autres armes manuelles, et avec des pierres.
Et il faut savoir que, du côté de la ville, on trouvait fort malaisément la manière d'avoir une pièce de bois pour traverser l'arche du pont rompue, et de faire la chose si secrètement que les Anglais ne s'en aperçussent pas. D'aventure on trouva une vieille et large gouttière; mais il s'en fallait bien trois pieds qu'elle fût assez longue ; un charpentier finit par y mettre un prolongement avec de fortes chevilles ; il descendit en bas pour l'étayer, et fit ce qu'il put pour la consolider. Le commandeur de Giresmes et plusieurs hommes d'armes y passèrent; passage regardé comme chose impossible, ou tout au moins très difficile, et l'on continuait toujours à le rendre moins périlleux.
La Pucelle, de son côté, fit par ses gens dresser dans le fossé du boulevard des échelles contre-mont; elle renforça de plus en plus l'assaut qui dura depuis prime jusques à six heures après-midi. Par suite les Anglais reçurent tant de décharges de coulevrines et d'autres traits, qu'ils n'osaient plus se montrer à leurs défenses ; et ils étaient assaillis de l'autre côté des Tournelles, au dedans desquelles les Français mirent le feu. Enfin les Anglais furent tant oppressés de toutes parts, tant blessés, qu'ils n'opposèrent plus de défense. A cette heure Glacidas et les autres seigneurs anglais, pour sauver leurs vies, pensèrent à se retirer du boulevard dans les Tournelles; mais, par jugement de Dieu, le pont-levis rompit sous eux, et ils se noyèrent dans la rivière de Loire. Les Français entrèrent alors de toutes parts dans le boulevard et dans les Tournelles, qui furent conquises à la vue du comte de Suffolk, du seigneur de Talbot, et des autres chefs de guerre, sans qu'on les vit apporter, ni même faire semblant d'apporter quelque secours. Il y eut grand nombre de morts parmi les Anglais; car de cinq cents chevaliers et écuyers, réputés les plus preux et les plus hardis du royaume d'Angleterre, qui étaient là avec d'autres faux Français sous les ordres de Glacidas, environ deux cents seulement furent retenus en vie et prisonniers. En cette journée moururent Glacidas, les seigneurs de Poning et de Molyns et autres nobles d'Angleterre.
Plusieurs des plus grands capitaines français nous dirent et nous affirmèrent que, lorsque Jeanne eut dit les paroles déjà rapportées, ils montèrent le boulevard à contre-mont, comme s'il y avait eu des degrés ; et ils ne savaient voir comment cela se pouvait faire ainsi, sinon par œuvre divine.
Après une tant glorieuse victoire, les cloches furent sonnées par mandement de la Pucelle qui, cette nuit, retourna à Orléans par le pont; et grâces et louanges furent en grande solennité rendues à Dieu, dans toutes les églises d'Orléans.
La Pucelle, comme il a été dit, avait été percée d'un trait à l'assaut. Avant que cela advint, elle avait annoncé qu'elle en serait percée jusqu'au sang; mais elle vint bientôt à convalescence. Aussi, après son arrivée, fut-elle diligemment appareillée, désarmée et très bien pansée. Elle ne voulut qu'un peu de vin dans une tasse, où elle mit la moitié d'eau, et elle alla se coucher et reposer.
Il est à noter qu'avant de partir, elle ouït la messe, se confessa, et reçut en très grande dévotion le précieux corps de Jésus-Christ; aussi se confessait-elle, et le recevait-elle très souvent. Elle se confessa à plusieurs gens de grande dévotion, et de vie austère, qui disaient ouvertement que c'était une créature de Dieu.
Source : édition Vallet de Viriville - 1859
Notes :
1 Godon : sobriquet désignant un Anglais, provient de God
damn (Dieu me damne) qu'ils disaient tout le temps.
2 Repris dans le journal du siège.
3 Poining et Moleyns
4 L'alternance de passages empruntés à la Geste
des nobles et de paragraphes ajoutés par Cousinot de Montreuil
rend cette narration un peu décousue et dans un ordre chronologique
imparfait.
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