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Journal
du siège d'Orléans
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Juin 1429 |
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11 - 15 - 16 - 18 - 26 - 29
11 juin :
Après que le duc d'Alençon, la Pucelle, le conte de Vendosme, le bastart d'Orléans, le mareschal de Saincte Sevère, La Hire, messire Florent d'Illiers, Jamet de Tilloy, et ung vaillant gentilhomme dès lors bien renommé, appellé Thudual de Carmoisen (1), dit le Bourgoys, de la nation de Bretaigne, avecques plusieurs autres gens de guerre (2), eurent ung peu esté dedans Orléans, ilz s'en partirent le samedy unziesme
jour de juing, faisans tous environ huict mil;
combatans, tant à cheval comme à piet, dont
aucuns portoient guisarmes, haches, arbalestres,
et autres, mailletz de plomb. Et faisans porter et
mener assez grant artillerie, s'en alèrent mectre
le siége devant la ville de Jargueau tenant le
party angloys; en laquelle estoient messire Guillaume de la Poule, conte de Suffort, et messire
Jehan et messire Alixandre de la Poule, ses
frères, et avecques eulz de six à sept cens combatans angloys, garniz de canons et aultre artillerie,
bien vaillans en guerre, et aussi le monstrèrent
ilz bien aux assaulx et escarmouches qui là furent
faictes, durant celluy siége; lequel fut à demy
levé par les espovantables parolles d'aucuns, qui
disoient que on le devoit entrelaisser, et aller à
l'encontre de messire Jehan Fascot et autres
chefz du party contraire, venans de Paris et
amenans vivres et artilleries avecques bien deux
mil combatans angloys, voulans lever le siége,
ou du moins avitailler et donner scours à celle
ville de Jargueau. Et de faict s'en departirent
plusieurs, et si eussent faict tous les autres, se
n'eust esté la Pucelle et aucuns seigneurs et cappitaines, qui par belles parolles les firent demourer et rappellerent les autres : tellement que le siége fut rassiz en ung moment, et commencèrent à escarmouscher contre ceulx de la ville; qui gectèrent merveilleusement de canons et autre traict : dont ilz tuèrent et blecérent plusieurs François. Et entre les autres fut, par ung coup de l'ung de leurs veuglaires, ostée la teste à ung gentilhomme d'Anjou, qui s'estoit mis environ la place ; dont le duc d'Alençon, par l'advertissement de la Pucelle luy remonstrant que luy estoit en péril, s'estoit tiré arrière tant soubdainement qu'il n'en estoit pas aincoires à deux toises loing. Tout au long d'icelluy jour et la nuit ensuivant, gectèrent les bombardes et canons des François contre la ville de Jergueau ; tellement qu'elle fut fort batue; car à trois coups de l'une des bombardes d'Orléans, dicte Bergerie ou Bergere, firent cheoir la plus grousse tour qui y fust. Pourquoy le lendemain, qui fut dimence le douziesme jour de juing, se mirent les gens de guerre francois dedans les foussez à tout eschelles et autres choses nécessaires à faire assault, et saillirent merveilleusement ceulx de dedans, lesquelz se deffendirent grant pièce moult vertueusement. Et par expecial avoit sur les murs l'un d'eulx, qui estoit moult grant et groux, et armé de toutes pièces, portant sur sa teste ung bassinet (3), lequel se habandonnoit très fort et gectoit merveilleusement grousses pierres de fez et abatdoit continuellement eschelles et hommes qui estoient dessus. Ce que monstra le duc d'Alençon à maistre Jehan le coulevrinier, afin qu'il addressast vers lui sa couleuvrine. Du coup de laquelle il frappa par la poictrine l'Angloys qui si fort se monstroit à descouvert, et le trebucha tout mort dedans la ville.
D'autre part, durant cellui assault, descendit la Pucelle à tout son estandart dedans le foussé, et ou lieu où se faisoit la plus aspre resistence et ala tant prez du mur que ung Angloys luy gecta une grosse pierre de fez sur la teste, et l'ataignit, tant qu'il la contraignit à soy seoir à terre. Et combien que la pierre fust de caillot (4) très dur, toutes foiz elle s'esmya (5) par pièces sans faire guères de mal à la Pucelle; laquelle se releva tout incontinent, monstrant couraige ver-tuex, et ennorta (6) lors ses gens de plus fort, disant qu'ilz n'eussent nulle doubte, car les Angloys n'auroyent plus nul povoir d'eulx def-fendre contre eulx, eu quoy elle leur dist vérité ; car incontinant après ces parolles les François en estans tous asseurez, se prindrent à monter par si grant hardiesse contre les murs, qu'ilz entrèrent dedans la ville et la prindrent d'assault.
Quant le conte de Suffort et ses deux frères, et plusieurs autres seigneurs d'Angleterre, virent qu'ilz ne povoient plus déffendre les murs, ilz se retirèrent sur le pont; mais en eulx y retirant; fut thué messire Alixandre, frère d'icelluy conte, et aussi fut toust aprez icelluy pont rendu par les Anglois, le congnoissant estre trop feible pour tenir, et eulx voyans estre surpris. Plusieurs vaillans gens de guerre poursuivirent les Angloys; et par expecial avoit ung gentilhomme françois, nommé Guillaume Regnault (7), tendant moult à prendre le conte de Suffort, qui luy demanda s'il estoit gentilhomme : auquel il respondit que oyl ; et de rechef, s'il estoit chevalier; et il dist que non. Et lors cellui conte le feist chevalier et se rendit à luy. Et semblablement y furent prins et faiz prisonniers messire Jehan de La Poulle, son frère, et plusieurs autres seigneurs et gens de guerre, dont aucuns furent cellui soir menez prisonniers par eaue et de nuyt dedans Orléans, pour double qu'on ne les thuast; car plusieurs autres furent thuez en chemin, pour ung debat qui sourdit (8) entre aucuns Françoys pour la part des prisonniers. Et au regard de la ville de Jargueau, et mesmes l'église où on avoit retraict foison de biens, tout fut pillé.
Celle mesmes nuyt s'en retournèrent aussi le duc d'Alençon et la Pucelle avecques plusieurs seigneurs et gens d'armes en la cyté d'Orléans, là où ilz furent receuz à très grant joye. Et de là firent sçavoir au roy la prinse de Jargueau, et comment l'assault avoit bien duré quatre eures, durant lesquelles y furent faiz moult de beaulx faiz d'armes. Et y eut de quatre à cincq cens Angloys tuez, sans les prisonniers, qui estoyent de grant renom, tant en noblesse que en faiz de guerre.
Le duc d'Alençon et la Pucelle sejournans aucun peu de temps aprez celle prinse dedans Orléans, où avoit jà de six à sept mil combatans, y vindrent pour renforcer l'armée, plusieurs seigneurs, chevaliers, escuiers, cappitaines et vaillans hommes d'armes; et entre les autres, le seigneur de Laval et le seigneur de Lohiac (9), son frère; le seigneur de Chauvigny de Berry (10), le seigneur de la Tour d'Auvergne, le vidamme de Chartres (11). Et environ ces jours s'en vint aussi le roy à Sully sur Loire. Et à la vérité moult croissoit son armée, car de jour en jour y arrivoyent gens de toutes pars du royaume, à luy obéissans.
Le duc d'Alençon, la Pucelle, le comte de Vendôme, le bâtard d'Orléans,
le maréchal de Sainte-Sévère, La Hire, messire Florent d'Illiers, Jamet
du Tilloy, un vaillant gentilhomme dès lors très renommé appelé Tudual
de Carmoisen, dit Le Bourgeoys, de la nation de Bretagne, avec plusieurs
autres gens de guerre, après un court séjour à Orléans, en partirent le
samedi, onzième jour de juin, formant tous ensemble environ huit mille
combattants, tant à cheval qu'à pied, parmi lesquels quelques-uns
portaient des guisarmes, des haches, des arbalètes, et d'autres des
maillets de plomb. Menant avec eux une assez grande artillerie, ils allèrent mettre le siège devant la ville de Jargeau, occupée par les Anglais ;
en laquelle se trouvaient messire Guillaume de la Poule, comte de Suffolk;
et ses deux frères messire Jean et messire Alexandre de la Poule, avec de
six à sept cents combattants anglais, munis de canons et autre
artillerie, et bien vaillants en guerre, comme ils le montrèrent bien
durant les assauts et les escarmouches qu'il eurent à soutenir.
Le siège fut (un moment) à demi levé par les paroles d'épouvante de
quelques-uns, qui disaient qu'on devait le suspendre pour aller à
rencontre de messire Jean Fastolf et d'autres chefs du parti ennemi,
venant de Paris et amenant des vivres, de l'artillerie, avec bien deux
mille combattants anglais dans le but de faire lever le siège, ou tout au
moins de ravitailler Jargeau et de lui donner secours. De fait plusieurs
se retirèrent, et tous les autres eussent ainsi fait, sans la Pucelle et
quelques seigneurs et capitaines qui, par leur belles paroles, les firent
demeurer et ramenèrent les autres.
Le siège fut rassis en un moment, et les escarmouches commencèrent contre ceux de la ville, qui répondirent merveilleusement par leurs
canons et d'autres traits. Plusieurs Français furent tués ou blessés.
Entre les autres, la tête fut ôtée par le coup d'un veuglaire, à un gentilhomme
d'Anjou qui s'était mis près de la place. Le duc d'Alençon, sur
l'avertissement de la Pucelle lui remontrant qu'il était en péril, s'était
retiré en arrière depuis si peu de temps qu'il n'était pas encore à deux
toises loin du chevalier frappé. Tout le long du jour et durant la nuit qui
suivit, les Français déchargèrent leurs bombardes et canons contre la
ville; elle en fut fort battue ; trois coups de l'une des bombardes d'Orléans,
dite Bergerie ou Bergère, firent tomber la plus haute des tours qui s'y
trouvaient.
Aussi le lendemain, un dimanche et le douzième jour de juin, les gens
de guerre français descendirent dans les fossés, munis d'échelles et de
toutes les autres pièces nécessaires pour un assaut ; ils assaillirent
merveilleusement ceux du dedans, qui se défendirent très vigoureusement
un grand espace de temps. Il y avait spécialement sur les murs,
l'un d'eux, très grand et gros, armé de toutes pièces, portant sur
la tête un bassinet, qui, s'abandonnait très fort (au dehors), jetait étonnamment de grosses pierres de faix (12) et abattait continuellement
les échelles et ceux qui se trouvaient dessus. Le duc d'Alençon le montra à maître Jean, le coulevrinier, qui pointa contre lui sa coulevrine.
Du coup il frappa en pleine poitrine l'Anglais qui se montrait ainsi à
découvert, et le précipita mort dans la ville.
D'autre part la Pucelle, pendant l'assaut, descendit dans le fossé avec
son étendard, au lieu où la résistance était la plus âpre ; et elle alla si près du mur qu'un Anglais lui jeta une grosse pierre de faix sur
la tête et l'atteignit de manière à la contraindre de s'affaisser à terre. La
pierre, quoique d'un caillot très dur, s'émietta par pièces sans guère
faire de mal à la Pucelle ; elle se releva tout incontinent ; et montrant
un énergique courage, elle se mit à exhorter ses gens de plus fort, leur
disant de n'avoir nulle crainte, car les Anglais n'avaient plus de force de
se défendre contre eux ; en quoi elle leur dit la vérité, puisque,
incontinent après ces paroles, les Français, tout pleins d'assurance, se
prirent à monter contre les murs avec une telle hardiesse qu'ils entrèrent
dans la ville et la prirent d'assaut.
Quand le comte de Suffolk, ses deux frères, et plusieurs seigneurs
d'Angleterre virent qu'ils ne pourraient plus défendre les remparts, ils
se retirèrent sur le pont; mais, dans la retraite, messire Alexandre, frère
du comte, fut tué, et aussitôt après le pont fut rendu par les Anglais qui
le reconnurent trop faible pour tenir, et se voyaient pris par-dessus.
Plusieurs vaillants gens de guerre poursuivirent les Anglais ; et il y
avait en particulier un gentilhomme français, nommé Guillaume
Regnault, qui faisait de grands efforts pour prendre le comte de Suffolk.
Celui-ci lui demanda s'il était gentilhomme; à quoi il répondit que oui,
et, de nouveau, s'il était chevalier, et il répondit que non. Le comte
le fît chevalier et se rendit à lui. Furent semblablement pris et faits
prisonniers messire Jean de La Poule, frère du comte, et plusieurs
autres seigneurs et gens de guerre, parmi lesquels quelques-uns furent le
soir conduits par eau et de nuit à Orléans, dans la crainte qu'ils ne
fussent tués ; plusieurs autres, en effet, furent tués en chemin, par suite
d'un débat que le partage des prisonniers fit surgir entre les Français.
Au regard de la ville de Jargeau, tout y fut pillé, même l'église où l'on
avait déposé foison de biens.
Cette même nuit, le duc d'Alençon, la Pucelle avec plusieurs seigneurs
et gens d'armes, retournèrent à Orléans, où ils furent reçus à très grande
joie. De là ils firent savoir au roi la prise de Jargeau, et comment
l'assaut avait duré quatre heures, durant lesquelles eurent lieu grand
nombre de beaux faits d'armes.
De quatre à cinq cents Anglais y furent tués, sans compter les prisonniers
qui étaient de grand renom, tant en noblesse qu'en faits de
guerre.
Le duc d'Alençon et la Pucelle, après cette conquête, firent un court
séjour à Orléans, où il y avait déjà de six à sept mille combattants, et où
l'armée fut renforcée par l'arrivée de plusieurs seigneurs, chevaliers,écuyers, capitaines et vaillants hommes d'armes, et entre les autres,
par la venue du seigneur de Laval, et du seigneur de Lohéac, son frère,
du seigneur de Chauvigny du Berry, du seigneur de La Tour d'Auvergne,
du vidame de Chartres. Vers ces jours le roi vint à Sully-sur-Loire. A la vérité son armée
croissait beaucoup ; de jour en jour on y voyait des gens de toutes les
parties du royaume soumises à son obéissance.
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15 juin :
Et lors le duc d'Alençon, comme lieutenant général de l'armée du roy, acompaigné de la Pucelle, de messire Loys de Bourbon, conte de Vendosme, et autres seigneurs, cappitaines et gens d'armes en grant nombre, tant à pié que à cheval, se partit d'Orléans à tout grant quantité de vivres, charroy et artillerie, le mercredy, quinziesme jour d'icelluy mois de juing, pour aller mectre le siege devant Baugenci, et en leur voye assaillir le pont de Meung sur Loire, combien que les Angloys l'eussent fortiffié et fort garny de vaillans gens, qui le cuidèrent bien deffendre. Mais nonobstant leur deffence, fut pris de plain assault, sans guères arrester.
Le mercredi quinzième jour du même mois de juin, le duc d'Alençon, en
sa qualité de lieutenant général de l'armée du roi, accompagné de la
Pucelle, de messire Louis de Bourbon comte de Vendôme, et d'autres
seigneurs, capitaines et gens d'armes en grand nombre, tant à pied
qu'à cheval, partit d'Orléans avec une grande quantité de vivres, de
charrois et d'artillerie, pour aller mettre le siège devant Baugency, et en
chemin assaillir le pont de Meung, quoiqu'il fut fortifié par les Anglais,
et bien garni de vaillantes gens, qui s'efforçaient de bien le défendre.
Mais, malgré leur défense, il fut pris de plein assaut sans guère arrêter
l'armée.
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16 juin :
De là, entretenans leur ordonnance, se partirent le lendemain bien matin, et firent tant qu'ilz arrivèrent devant la ville de Baugenci et entrèrent dedans, parce que les Angloys l'avoient desemparée, et s'estoient retirez ou chasteau et sur le pont, qu'ilz avoient fortiffiez contre eulx ; combien qu'ilz ne se logèrent pas à leur ayse du tout, car aucuns des Angloys s'estoient embuschés secrètement dedans aucunes maisons et masures de la ville, dont ilz saillirent soubzdainement sur les Françoys, ainsi qu'ilz se logoient, et leur livrèrent très forte escarmousche. Durant laquelle eut plusieurs thuez et bleciez d'une part et d'autre ; non obstant que en fin furent les Angloys contrains de reculler sur le pont et ou chasteau, que les Françoys assiégèrent du costé devers la Beausse, et assortirent bombardes et canons. A cellui siège arriva Arthus, conte de Richemont, connestable de France, et frère du duc de Bretaingne, avecques lequel estoit Jacques de Dinan, seigneur de Beaumanoir, frère du seigneur de Chasteaubriant. Et là pria celluy connestable à la Pucelle, et si feirent aussi pour amour de luy les autres seigneurs, qu'elle voulsist faire sa paix envers le roy, et elle luy octroya, moyennant qu'il jurast devant elle et les seigneurs qu'il serviroit toujours loyaument le roy. Et mesmement voult oultre la Pucelle que le duc d'Alençon et les autres grans seigneurs s'en obligeassent, et baillassent leurs scellez : ce qu'ilz firent ; et par ce moyen demoura le connestable ou siège avec les autres seigneurs. Lesquelz conclurent qu'ilz mectroient partie de leurs gens devers Sauloigne, afin que les Angloys feussent assiegez de toutes pars ; mais le bailli d'Evreux, chief des assiegez, fist requerir à la Pucelle parlement de traictié, qu'on lui acorda. En fin duquel, qui fut environ minuyt de la nuit de celluy jour, fut octroyé que les Angloys rendans le chastel et le pont, s'en pourroient aler le lendemain et emmener leurs chevaulx et harnois, avecques aucuns de leurs biens meubles, dont la valleur de chacun ne monstast point plus d'un marcq d'argent ; parmy ce aussi qu'ilz jurèrent qu'ilz ne se armeraient que dix jours ne feussent passez.
De là, conservant bien leur ordonnance, ils partirent le lendemain
bien matin, et firent tant qu'ils arrivèrent devant Baugency, et y
entrèrent. Les Anglais l'avaient abandonné pour se retirer au château
et sur le pont qu'ils avaient fortifié; cependant les Français ne se
logèrent nullement à l'aise. Quelques Anglais s'étaient embusqués secrètement
dans des maisons et des masures ; ils en saillirent soudainement
pour tomber sur les Français pendant qu'ils prenaient leur logis ; il s'ensuivit
une très forte escarmouche, durant laquelle il y eut de part et
d'autre des tués et des blessés. Les Anglais furent enfin contraints de se
retirer sur le pont ou au château, que les Français se mirent à assiéger
du côté de la Beauce, disposant à cet effet leurs bombardes et leurs
canons.
A ce siège arriva Arthur, comte de Richemont, connétable de France
et frère (13) du duc de Bourgogne, et avec lui se trouvait Jacques de Dinan, seigneur de Beaumanoir, frère du seigneur de Chateaubriand.
A son arrivée le Connétable pria la Pucelle, et par amour
pour lui les autres seigneurs la prièrent avec lui, qu'elle voulût bien faire
sa paix avec le roi; elle le lui octroya, à la condition qu'il jurerait devant elle et les seigneurs de servir loyalement le roi. La Pucelle voulut plus
encore ; elle exigea que le duc d'Alençon et les autres seigneurs se portassent
garants de sa fidélité, et en donnassent leurs lettres scellées; ce
qu'ils firent. Par ce moyen le Connétable demeura au siège avec les autres
seigneurs.
Tous ensemble conclurent qu'ils mettraient une partie de leurs gens
du côté de la Sologne, pour que les Anglais fussent assiégés de toutes
parts ; mais le chef des assiégés fit demander à la Pucelle de parlementer
afin de traiter ; ce qu'on lui accorda. A la fin du pourparler, qui eut lieu
sur le milieu de la nuit de cette journée (14), il fut octroyé que
les Anglais, après avoir rendu le château et le pont, pourraient s'en aller
le lendemain, emmener leurs chevaux et leurs harnais, et emporter
chacun quelque chose de leurs biens meubles ; mais pas au delà de la
valeur d'un marc d'argent ; et de plus ils jurèrent de ne s'armer qu'après
dix jours passés.
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18 juin :
Et sur ces condicions s'en alèrent celluy jour de lendemain, qui fut dix huictiesme jour de juing, et se mirent dedans Meung, et les Françoys entrèrent dedans le chasteau et le renforcèrent de gens pour le garder.
D'autre part, et la nuyt mesmes que la composition de rendre le chasteau et le pont de Baugenci se faisoit, vindrent les seigneurs de Talbot et d'Escalles et messire Jehan Fascot, qui, sachans la prinse de la ville de Jargueau, avoient laissé à Estampes les vivres et artillerie, que pour la scourir amenoient de Paris, et s'en estoient venus à grant haste, tendans avecques les autres à scourir Baugency, et cuidans faire délaisser le siége; mais ilz ne peurent y entrer combien qu'ilz fussent quatre mil combatans, car ilz trouvèrent les Françoys en telle ordonnance, qu'ilz délaissèrent leur entreprinse. Et s'en retournèrent au pont de Meung, et l'assaillirent moult asprement ; mais mestier leur fut de tout laisser et entrer dedans la ville, pour l'avant garde des Françoys, qui vint très hastivement aprez la prinse de Baugency, celuy jour au matin, et se vouloit frapper sur eulx. Pourquoy celluy mesmes jour, désemparèrent du tout celle ville de Meung, et se mirent à chemin sur les champs en belle ordonnance, voulans aler à Yenville. Et lors, quant le duc d'Alençon et les autres seigneurs françoys, qui venoient aprez leur avant garde, le sceurent, ilz se hastèrent le plus qu'ilz peurent, avecques leur armée, tenans tousjours belle ordonnance, tant que les Angloys n'eurent loysir d'aler jusques à Yenville [ains s'arrestèrent près d'un] (15) villaige en Beausse, nommé Pathay (16).
Et parce que la Pucelle et plusieurs seigneurs ne vouloient pas que la grousse bataille fut ostée de son pas, ilz esleurent La Hire, Poton, Jamet de Tilloy, messire Ambroys de Loré, Thibault de Termes et autres vaillans hommes d'armes à cheval, tant des gens du seigneur de Beaumanoir, que autres qui se mirent en leur compaignie, et leur ballèrent charge d'aler courir et escarmouscher devant les Angloys, pour les retenir et garder d'eulx retraire en lieu fort. Ce qu'ilz firent, et oultre plus, car ilz se frappèrent dedans eulx de telle hardiesse, combien qu'ilz ne feussent que de quatorze à quinze cens combatans, qu'ilz les mirent à desarroy et desconfiture, nonobstant qu'ilz estoient plus de quatre mil combatans. Desquelz demourèrent mors sur la place environ deux mil et deux cens, tant Angloys que faulx Françoys, et les autres se mirent à fouyr, pour eulx sauver, vers Yenville, là où les gens de la ville leur fremèrent les portes; par quoy leur convint fouyr ailleurs à l'aventure. Et par ce en y eut deppuis plusieurs thuez et prins, et mesmement pour la grousse bataille qui s'estoit joinct, sur la desconfiture, avecques les premiers coureurs.
A celle journée gangnèrent moult les François, car le seigneur de Talebot, le seigneur d'Escalles, messire Thomas Rameston et ung autre cappitaine, appelé Honquefort (17), y furent prins avecques plusieurs autres seigneurs et vaillans hommes d'Angleterre. Et d'autre part n'y perdirent pas ceulx de Yenville, à plusieurs desquelz avoient moult des Angloys ballé en garde la plus part de leur argent, lorsqu'ilz y estoient passez pour cuider aler secourir Baugency.
Ce jour mesmes se rendirent au roy et à ses gens ceulx d'Yenville ; et si fist aussi ung gentilhomme, lieutenant du cappitaine, et mist dedans la grousse tour les François, ausquelz feist serment d'estre bon et loyal deppuis lors en avant envers le roy.
Pour le renom d'icelle desconfiture, dont eschappèrent plusieurs par fuitte et entre autres messire Jehan Fascot, qui se sauva dedans Corbueil, furent tant espoantez les gens des garnisons anglesches estans ou pays de Beausse, comme Mont Pipeau, Sainct Sigismont et autres places fortes et fortiffiées, qu'ilz y boutèrent le feu, et s'en fouyrent hastivement. Et par le contraire creut le cuer aux Françoys, qui de toutes pars se assemblèrent à Orléans, cuidans que le roy y deust venir pour ordonner le voyaige de son sacre : ce qu'il ne fist; dont ceulx de la cité qui l'avoient faict tendre et parer, en furent mal contans, non considérans les affaires du roy, qui, pour conclurre de son estat, se tenoit à Sully sur Loire.
Et pour ce y alèrent le duc d'Alençon, et tous les seigneurs et gens de guerre qui avoyent esté à la journée de Pathay et de là s'estoient retirez à Orléans; et par expécial la Pucelle, laquelle luy parla du connestable, en luy remonstrant le bon vouloir qu'il demonstroit avoir à luy, et les nobles seigneurs et vaillans gens de guerre, dont il luy amenoit bien quinze cens combatans; luy pria qu'il luy voulsist pardonner son mal talant. Ce que le roy feist à la requeste d'elle, combien que pour l'amour du seigneur de la Tremoulle, qui avoit la plus grant auctorité entour luy, ne voult souffrir qu'il se trouvast avecques lui ou voyaige de son sacre ; dont la Pucelle fut très desplaisante, et si furent plusieurs grans seigneurs, cappitaines et autres gens de conseil, congnoissant qu'il en envoyoit beaucoup de gens de bien et de vaillans hommes. Mais toutesfois n'en osoyent parler, parce que ilz véoient que le roy faisoit du tout en tout ce qu'il plaisoit à celluy seigneur de la Tremoulle, pour plaire auquel ne voult souffrir que le connestable vint avecques luy.
Pourquoy il pensa employer autre part ses gens de guerre, qui estoient fort désirans de suivir les armes, et voult aller assiéger Marchesnoir, qui est entre Bloys et Orléans. Mais quant les Angloys et Bourguignons y estans en garnison en furent advertiz, ilz envoyèrent par saulf conduit aucuns d'eulx devers monseigneur le duc d'Alençon, qui traicta pour le roy avecques eulx, et leur donna espasse de dix jours pour emporter leurs biens, et fist tant qu'ilz promisdrent d'estre bons et loyaulx Françoys et de mectre la place en la maison du roy : dont ilz ballèrent hostaiges, pour plus grant sceureté. Et pour ce faire, et ce moyennant, leur devoit le roy pardonner toutes offences. Aprez lequel traictié fut par le duc d'Alençon mandé au connestable qu'il ne procédast plus avant, et aussi ne feist il; mais les traictres se parjurèrent, car quant ilz sceurent que le connestable, pour la doubte duquel avoient ce faict et traictié, se departoit, ilz firent tant, durant le terme de dix jours, qu'ilz prinrent par cautelles aucuns des gens du duc d'Alençon et les menèrent prisonniers dedans leur place de Marchesnoir, afin qu'ilz peussent ravoir leurs hostaiges; et par ce ne la rendirent, mais la tindrent comme devant.
A ces conditions, ils s'en allèrent le lendemain,
dix-huitième jour de juin, et se retirèrent dans Meung. Les Français
entrèrent dans le château et y mirent des gens pour le garder.
D'une autre part, la nuit même qu'avait lieu la composition pour
rendre le château et le pont de Baugency, arrivèrent les seigneurs de
Talbot et de Scales, et messire Jean Fastolf. Ayant su la prise de la ville
de Jargeau, ils avaient laissé à Étampes les vivres et l'artillerie qu'ils
amenaient de Paris pour la secourir ; et ils s'étaient en grande hâte portés
au secours de Baugency, espérant faire lever le siège; mais ils ne purent
pas y entrer, encore qu'ils fussent quatre mille combattants ; ils trouvèrent
les Français en telle ordonnance qu'ils délaissèrent leur entreprise.
Ils retournèrent au pont de Meung et l'assaillirent très âprement; mais
nécessité leur fut de tout laisser et d'entrer dans la ville. L'avant-garde
des Français était arrivée le matin de ce jour, partie qu'elle était très
hâtivement après la prise de Baugency, et se disposait à fondre sur eux.
Aussi, ce même jour, ils quittèrent Meung entièrement, et ils se mirent
aux champs en belle ordonnance, avec le dessein d'aller à Janville.
Lorsque le duc d'Alençon et les autres seigneurs français, qui venaient
après leur avant-garde, surent la retraite des Anglais, ils se hâtèrent le
plus qu'ils purent, tout en gardant belle ordonnance, si bien que les
Anglais n'eurent pas le loisir d'aller jusqu'à Janville, mais seulement
jusqu'à un village de la Beauce, du nom de Patay.
Parce que la Pucelle et plusieurs seigneurs ne voulurent pas que le gros de l'armée changeât son pas, l'on fit choix de La Hire, de Poton, de
Jamet du Tilloy, de messire Ambroise de Loré, de Thibaud de Thermes,
et d'autres vaillants hommes d'armes à cheval, pris soit parmi les gens du
seigneur de Beaumanoir, soit parmi d'autres qui se mirent en leur compagnie,
et on leur donna la charge d'aller courir et escarmoucher autour
des Anglais pour les retenir et les empêcher de s'établir en forte position.
C'est ce qu'ils firent, et plus encore ; car ils fondirent sur les rangs
ennemis avec une telle impétuosité, qu'encore qu'ils ne fussent que de
quatorze à quinze cents, ils les mirent en désarroi et en déconfiture,
quoique ces ennemis fussent au nombre de plus de quatre mille hommes
de combat. Environ deux mille deux cents Anglais ou faux Français
restèrent morts sur place ; les autres se mirent à fuir, espérant se sauver
à Janville : les habitants leur fermèrent les porte de la ville ; par suite ils
durent fuir ailleurs, à l'aventure. Plusieurs furent encore tués et pris,
surtout par le gros de l'armée, qui, au moment de la déroute, avait rejoint
les premiers coureurs.
Les Français firent à cette journée un gain considérable, car le seigneur
de Talbot, le seigneur de Scales, messire Thomas Rameston, un autre
capitaine appelé Hungerfort, y furent pris avec plusieurs autres seigneurs
et vaillants hommes d'Angleterre. Les habitants de Janville n'y perdirent
pas non plus, nombre d'Anglais ayant donné en garde à plusieurs d'entre
eux la plus grande partie de leur argent, lorsqu'ils étaient passés pour
aller, pensaient-ils, secourir Baugency.
Les habitants de Janville se rendirent ce jour-là même au roi et à ses
gens ; ainsi fit encore un gentilhomme, lieutenant du capitaine ; il mit
les Français dans la grosse tour, et leur fit serment d'être dorénavant
bon et loyal envers le roi.
Le bruit de cette déconfiture, d'où plusieurs s'échappèrent par la fuite,
entre autres messire Jean Fastolf qui se sauva dans Corbeil, jeta une
si grande épouvante parmi les gens des garnisons anglaises de la Beauce,
telles que les garnisons de Mont-Pipeau, Saint-Sigismond, et autres
places fortes et fortifiées, que les Anglais y mirent le feu et s'enfuirent
en toute hâte. Au contraire le cœur crût aux Français. De toutes parts ils s'assemblèrent à Orléans dans la pensée que le roi y viendrait pour ordonner
le voyage de son sacre, ce qu'il ne fit pas ; et ce dont les habitants qui
avaient fait tendre les rues et parer la ville furent mal contents, ne
considérant pas les affaires du roi, qui pour disposer de son état se tenaità Sully-sur-Loire.
C'est donc là qu'allèrent le rejoindre le duc d'Alençon et tous les
seigneurs et gens de guerre qui de la journée de Patay s'étaient retirés à Orléans ; plus spécialement la Pucelle qui lui parla du Connétable. Elle
lui remontra le bon vouloir qu'il professait avoir pour sa personne, les
nobles seigneurs et vaillants gens de guerre, bien quinze cents combattants,
qu'il lui amenait, et le pria de vouloir bien lui pardonner son mal talent.
Le roi le fit à sa requête, mais par amour pour La Trémoille, qui avait
la plus grande autorité autour de lui, il ne voulut pas souffrir qu'il
se trouvât avec lui au voyage de son sacre. La Pucelle en fut très déplaisante
; et aussi le furent plusieurs grands seigneurs, capitaines et autres
gens du conseil, qui voyaient que par là il renvoyait beaucoup de gens
de bien et de vaillants hommes. Toutefois ils n'en osaient parler, parce
qu'ils voyaient que le roi faisait du tout en tout ce qu'il plaisait à ce
seigneur de La Trémoille. Ce fut pour lui plaire qu'il ne voulut pas
souffrir que le Connétable vînt devers lui...
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26 juin :
Le dimenche après la feste Sainct Jehan Baptiste, cellui mesme an mil quatre cens vingt neuf, fut rendu Bonny à messire Loys de Culan, admiral de France, qui l'estoit allé assiéger à tout grans gens par l'ordonnance du roy. Lequel avoit envoyé querre la royne Marie, sa femme, fille de feu Loys, roy de Cecille, second de ce nom, parce que plusieurs estoient d'oppinion qu'il l'amenast couronner avecques luy à Reins. Et peu de jours après luy fut amenée à Gien, là où il tint plusieurs conseilz, pour conclure la manière à luy plus convenable à tenir ou voyage de son sacre. En la fin desquelz conseilz fut conclud que le roy renvoyroit la royne à Bourges, et que sans assiéger Cosne et La Charité sur Loire, que aucuns conseilloient à prendre par force avant son partement, il se mectroyt en chemin : ce qui fut faict, car la royne ramenée à Bourges, print le roy sa voye vers Reins.
... Le roi avait envoyé chercher la reine Marie, sa femme, fille de feu
Louis, roi de Sicile, second du nom, parce que plusieurs étaient d'avis qu'il l'amenât couronner avec lui à Reims. Peu de jours après elle lui
fut amenée à Gien ; là où il tint plusieurs conseils, pour arrêter là manière
plus convenable à tenir au voyage de son sacre. On finit ces délibérations
par conclure que le roi renverrait la reine à Bourges, et que, sans assiéger
Cosne et La Charité-sur-Loire, que quelques-uns conseillaient de prendre
de force avant le départ, le roi se mettrait en chemin: ce qui fut fait, car
la reine étant ramenée à Bourges, le roi prit sa voie vers Reims.
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29 juin :
Et se départit de Gien le jour Sainct Pierre, en celluy moys de juing, acompaigné de la Pucelle, du duc d'Alençon, du conte de Clermont, [deppuis duc de Bourbon], du conte de Vendosme, du seigneur de Laval, du conte de Boulongne, du bastart d'Orléans, du seigneur de Lohiac, des mares-chaulx de Saincte Sévère et de Rays, de l'admiral de Culan et des seigneurs de Thouars, de Sully, de Chaumont sur Loire, de Prie (18), de Chauvigny et de la Trémoille, de La Hire, de Pothon, de Jamet du Tilloy, [Tudual de Carmoisen] dict Bourgois, et de plusieurs autres seigneurs, nobles, vaillans cappitaines et gentilzhommes, avecques environ douze mil combatans, tous preux, hardiz, vaillans et de grant couraige, comme par avant, et lors, et aussi deppuis monstrèrent en leurs faiz et vaillans entreprises, et par expecial en cestui voyaige. Durant lequel passèrent en y allant et repassèrent en retournant, franchement et sans riens craindre, par les pays et contrées dont les villes, chasteaux, ponts et passaiges estaient garniz d'Angloys et Bourguignons.
Et par expecial vindrent tenans leur voye présenter le siège et assault devant la cyté d'Auxerre. Et de faict sembloit à la Pucelle et à plusieurs seigneurs et cappitaines, qu'elle estoit aysée à prendre d'assault, et y vouloient assayer. Mais ceulx de la cyté donnèrent secretement deux mil escus au seigneur de la Tremoille, afin qu'il les gardast d'estre assailliz; et si ballèrent à l'ost du roy beacoup de vivres, qui estoient très nécessaires. Et par ce ne firent nulle obéissance : dont furent très mal contans les plusieurs de l'armée, et meismement la Pucelle ; combien que pour eulx ne s'en fist autre chose. Mais toutesfoiz demoura le roy trois jours environ, et puis s'en partist à tout son ost et s'en alla vers Sainct Florentin, qui luy fut rendu paisible.
Et delà tira jusques à Troyes, là où il fit sommer ceulx de la cité qu'ilz luy feissent obéissance; dont ilz n'en voulurent riens faire, ainçoys freinèrent leurs portes et se préparèrent à deffendre, se on les vouloit assaillir. Et oultre plus en saillirent dehors de cincq à six cens Angloys et Bourguignons, qui y estoient en garnison, et vindrent escarmouscher contre l'armée du roy, ainsi qu'elle arrivoit et se logoit entour celle cité. Mais ilz furent faiz rentrer bien hastivement et à grant foulle par aucuns vaillans cappitaines et gens d'armes de l'armée du roy, qui se tint là ainsi comme en siège, par l'espasse de cincq jours. Durant lesquelz soutinrent ceulx de l'ost plusieurs malaises de faim ; car il y en avoit de cincq à six mil qui furent près de huyt jours sans menger pain. Et de faict en feust beacoup mors de famine, se n'eust esté l'abondance des fèves qu'on avoit semées celle année par l'admon-nestement d'ung cordellier, nommé frère Richart, qui ès Advens de Noël et devant avoit preschié par le pays de France en divers lieux et dit entre autres choses en son sermon : « Semez, bonnes gens, semez foison de feves; car celluy qui doibt venir viendra bien brief. » Et tant que pour celle famine et aussy parce que les Troyens; ne vouloyent faire obéissance, fut par aucuns conseillé au roy qu'il retournast arrière sans passer oultre, considérons que la cyté de Chalons et mesme celle de Reims estoient aussi ès mains des adversaires.
Mais ainsi que celle chose se traictoit au conseil devant le roy, et que par la bouche de maistre Regnault de Chartres, lors archevesque de Reins, chancellier de France, eust été jà requis a plusieurs seigneurs et cappitaines qu'ilz en deissent leur oppinion ; et aprez que le plus d'eulx eurent remonstré que, pour la force de la ville de Troyes et la faulte d'artillerie et d'argent, estoit milleur de retourner : maistre Robert le Maçon, qui estoit homme de grant conseil, et avoit aulreffoiz esté chancellier, dist en effect, requis déclarer son oppinion, qu'on en devoit parler expressément à la Pucelle, par le conseil de laquelle avoit esté emprins celluy voyaige, et que par adventure elle y bailleroit bon moyen. Ce que advint, car eulx ainsi concluans, elle frappa fort à l'uys du conseil, et après qu'elle fut entrée dedans, le chancellier lui exposa en briefz motz ou parolles, les causes qui avoient meu le roy à entreprendre celluy voyaige et celles qui le mouvoyent à le délaisser. Sur quoy elle respondit très saigement, et dist que, se le roy vouloit demeurer, que la cité de Troyes seroit mise en son obeyssance dedans deux ou trois jours, ou pour amour ou par force. Et le chancellier luy dist : « Jehanne, qui seroit certain dedans six jours, on attendrait bien ». A quoy elle respondit de rechef, qu'elle n'en faisoit aucune doubte : pour quoy fut conclud qu'on actendroit. Et lors elle monta sur ung courcier, tenant ung baston en sa main, et feist toutes aprestes en grant dilligence, pour assaillir et faire jecter canons : dont l'évesque et plusieurs de la ville s'en merveillèrent fort. Lesquelz considerans que le roy estoit leur droicturier et souverain seigneur et aussi les faiz et entreprinses de la Pucelle et la voix qui d'elle couroit qu'elle estoit envoyée de Dieu : requirent parlementer. Et yssit hors l'évesque ayecques aucunes gens de bien, tant de guerre comme cytoyens, qui firent composicion que les gens de guerre s'en yroyent eulx et leurs biens, et ceulx de la ville auraient abolicion général. Et voult le roy que les gens d'église, qui avoient bénéfices soubz Henry, roy d'Angleterre, leur demourassent fermes ; mais que seullement reprinssent nouveaulx tiltres de luy. Et soubz celles conditions, le lendemain au matin le roy et la plus part des seigneurs et cappitaines, moult bien habillez, entrèrent en celle cité de Troyes. En laquelle avoit par avant plusieurs prisonniers, que ceulx de la garnison emmenoient par le traictié ; mais la Pucelle ne le voult souffrir, quant vint au partir, et pour ce les racheta le roy et en paya aucunement leurs maistres.
Cellui mesmes jour, mist le roy cappitaines et autres officiers de par lui en celle cyté. Et le jour ensuivant passèrent par dedans tous ceulx de son armée, qui le soir de devant estoyent demeurez aux champs soubz la garde de messire Ambroys de Loré.
Aprez le roy s'en partist avecques tout son ost
par l'admonnestement de la Pucelle, qui moult le
hastoit, et feist tant qu'il vint à Chalons, et y
entra en très grant joye : car l'évesque et les
bourgoys luy vindrent au devant, et luy feirent
plaine obeyssance. Pour quoy il y mist cappitaines et officiers de par luy, et s'en partit et alla
vers Reins. Et parce que celle cité n'estoit en son
obéissance, il se loga à quatre lieues près, à ung
chasteau nommé Sepsaulx, qui est à l'archevesque.
Dont ceulx de Reins furent fort esmeuz, et par
expecial les seigneurs de Chastillon sur Marne et
de Saveuses, y estans en garnison de par les
Anglois et Bourguignons, qui firent assembler
les citoyens et leur dirent que, s'ilz se vouloient
tenir jusques à six sepmaines, qu'ilz leur ameneroient scours. Et deppuis, de leur consentement
mesmes, s'en partirent. Lesquels non estans
aincoires guères loing, tindrent les bourgois conseil publicque, et par le vouloir de tous les habitans envoyèrent devers le roy, qui leur donna toute abolition, et ils luy livrèrent les clefz de la cité. Dedans laquelle celluy jour au matin, qui estait samedy, entra et feist son entrée l'archevesque, car deppuis qu'il en avoit esté faict archevesque n'y avoit entré. Et l'après disner, sur le soir, y entra le roy et son armée entièrement; là où estoit Jehanne la Pucelle, qui fut moult regardée de tous. Et là vindrent aussi René, duc de Bar et de Lorraine, frère du roy de Secille, et aussi le seigneur de Commercy (19), bien acompaignez de gens de guerre, eulx offrans à son service.
Il partit de Gien le jour de Saint-Pierre, en ce même mois de juin, accompagné de la Pucelle, du duc d'Alençon, du comte de Clermont, depuis duc de Bourbon, du comte de Vendôme, du seigneur de Laval, du comte de Boulogne, du bâtard d'Orléans, du seigneur de Lohéac, des maréchaux de Sainte-Sévère et de Rais, de l'amiral de Culan et des seigneurs de Thouars, de Sully, de Chaumont-sur-Loire, de Prie, de Jamet du Tilloy, et de plusieurs autres seigneurs, nobles, vaillants capitaines et gentilshommes, avec environ douze mille combattants, tous preux, hardis, vaillants et de grand courage. Ils l'avaient montré par avant, le montrèrent alors, et l'ont montré depuis par leurs faits et vaillantes entreprises, et spécialement en ce voyage, durant lequel ils passèrent en allant, et repassèrent au retour, franchement et sans rien craindre, par les pays et contrées dont les villes, châteaux, ponts et passages étaient garnis d'Anglais et de Bourguignons.
Tenant leur voie, ils vinrent présenter le siège et l'assaut devant la cité d'Auxerre. De fait il semblait à la Pucelle et à plusieurs seigneurs et capitaines qu'il était aisé de la prendre d'assaut, et ils voulaient l'essayer. Mais ceux de la cité donnèrent secrètement deux mille écus au seigneur de La Trémoille pour qu'il les préservât d'être assaillis. Ils fournirent à l'armée du roi beaucoup de vivres qui étaient très nécessaires, et, grâce à ces moyens, ils ne firent aucune obéissance ; ce dont la plupart dans l'armée, et même la Pucelle, furent très mécontents. Ce mécontentement ne fit rien changer. Toutefois le roi séjourna durant trois jours environ ; il partit ensuite avec toute son armée, et s'en alla vers Saint-Florentin, qui se rendit sans résistance... (20)
Source
: édition MM. Paul Charpentier et
Charles Cuissard -
1896
Mise en Français plus moderne : J.B.J. Ayroles (La vraie Jeanne d'Arc - t.III)
Notes :
1 Tudual de Kermoisan périt en 1450 au siège de Cherbourg.
2 Deux bourgeois d'Orléans, Jehan Leclère et François Jehan, furent désignés pour accompagner la Pucelle. On conduisit à Jargeau la bombarbe Bergère, le canon Montargis et la grosse bombarde sous les ordres des canonniers Mégret et Jehan Boillève.
3 Calotte de fer qui se mettait sous le casque.
4 Caillou, pierre très dure.
5 S'émietta, tomba en miettes, de mie, petite parcelle.
6 Exhorta.
7 Écuyer d'Auvergne.
8 S'éleva.
9 André de Laval, sire de Lohéac, frère de Gille de Laval, amiral et maréchal de France, mourut en 1486 sans postérité, âgé de 75 ans.
10 Guy III de Chauvigny, baron de Chateauroux, vicomte de Brosse avec Dun-le Pulteau, en Berry, mourut en 1482.
11 Jean Ier de Vendôme, époux de Catherine de Thouars.
12 Pierre de faix, pierre qu'on jetait par le moyen des balistes ou des mangonneaux, de la grosseur d'un fardeau (Glossaire de LACURNE).
13 Beau-frère.
14 Vendredi 17
15 Tous les manuscrits ont un blanc ; les mots entre crochets ont été suppléés.
16 Voir dans l'Appendice le récit de la bataille de Patay.
17 Robert, comte de Hungerford, chevalier bachelier.
18 Antoine, seigneur de Busançois, de Montpoupon, grand queux du roi.
19 Robert de Sarrebrück.
20 Fin de la mise en Français plus moderne par le J-B-J Ayroles qui constate que la suite du récit du journal du siège n'offre rien de supplémentaire par rapport à la chronique de la Pucelle.
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