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La chronique de Morosini
Lettre 3 - index

u cours de l'année 1429.

Au nom du tout-puissant et éternel seigneur Dieu, le 14 du mois de juillet, et par beaucoup de lettres venues ici, on a écrit d'Avignon à Venise, — c'est un noble homme, messer Giovanni da Molino, — que le 23 du mois de juin de l'an 1429, messire le dauphin, accompagné de la damoiselle appelée de son nom Jeanne (1), illuminée par l'Esprit saint, inspirée de Dieu, est entré à Rouen le 23 juin et eut la ville par accord, et que les Anglais se sont enfuis et en sont sortis miraculeusement, que ledit seigneur roi a pardonné à tous et a fait sa paix avec eux ; qu'ensuite, le 24 du mois de juin, fête du bienheureux et gracieux saint Jean-Baptiste, ledit roi est arrivé à Paris (2), tous les Anglais avec le duc de Bourgogne en étant sortis pacifiquement ensemble; puis que la damoiselle et messire le dauphin étant à Paris avec ses barons et chevaliers (3), prospérant et se réconfortant, acclamé comme souverain dans toutes les terres et châteaux et villes de France, il fut fait de très notables fêtes, le dauphin prenant courage avec la damoiselle et pardonnant à toutes gens, ne se souvenant plus des injures qu'il a reçues des Anglais et des Français, tous tournés à contrition et pénitence et à droite conclusion de bonne et parfaite paix (4). Ladite damoiselle fit cette réconciliation en cette manière, que pendant un ou deux ans les Français et les Anglais avec leur seigneur devraient se vêtir d'étoffe grise avec la petite croix cousue dessus, ne prendre toute cette année le vendredi de chaque semaine que du pain et de l'eau pour chaque semaine ; être tous en bonne union avec leurs femmes et ne plus dormir charnellement avec d'autres femmes, et faire promesse à Dieu, sauf pour [la défense de] leur patrimoine, de ne vouloir user, en nulle manière, d'aucune discorde de guerre (5).

Et ensuite cette damoiselle a dit à messire le dauphin qu'elle veut aller à Rome (6) pour le faire couronner de sa couronne de toute France. Et nous apprenons que tout ce qu'elle a dit s'est accompli, que les paroles de ladite damoiselle sont toujours en vérité trouvées confirmées, et qu'elle est venue pour accomplir de magnifiques choses en ce monde. Amen.

                                                         

III (page 981, f° 503). (2)

Con el nome de l'onipotente Signor eterno Dio, ady xiiij. del mexe de luio, e per molte letere vegnude, e scrito si a da Vignon a Veniexia, como ady xxiij. del mexe de zugno de l'ano de MCCCCXXVIIII, per uno nobel homo miser Zian da Molin, miser lo dolfin insenbre chon la damixela clamada per name Zanis, inluminada del Spirito Sancto, da Dio inspirada, ady xxiij. zugno intrase in Roan e aver d'acordo la citade, e ingelexi fugise e insise de quela per muodo miracoloxamente, e per lo dito signor e re perdonase a tuti, e pacifichase con lor, e da può a xxiij. in el mexe de zugno in la festa del biado san Zane Batista gracioxo (1), à zionto lo dito in Paris; tuti ingelexi insembre el ducha de Borgogna insido di fuora pacifichamente ; insembre può la damixela e miser lo dolfin chon meso i suo baroni e cavaliery in Paris prosperando e confortandose clamado fo mazior signor per tute le tere e chastele e vile de Franza ; fato fose notabelisime feste confortandose con la donzela, e quelo perdonando a tute giente, non se arechordando plu de l'inzurie di engelexi con i franzeschi aver rezevude, e tornady tuti a contricion de penetencia in direta choncluxion, bona e perfeta paxe, la dita donzela fexe questa rechonciliacion in questo muodo, che per uno, over in do ani, i franzeschi e ingelexi con el Signor dovese vestir de pano beretin con la croxieta suxo cuxida, e de dover dezunar per tuto quelo ano, el venere di dela setemana pan e aqua per ogni domada, e de star tuti insembre in colegacion con le suò muier, e de non dormir plu carnalmente con altre done fuor del suo patremonio, prometando in Dio, da questo tenpo in avanti de non voler nè uxar descordia alguna de vera per nisuno muodo.

  E da può questa damixela aver dito a miser lo dolfin voler andar a Roma per farlo incoronar dela so corona de tuta Franza, e avemo in futo l'a dito eser seguido dela dita damixela trovade senpre invardada in so fermeza, vegnuda per verificar magnifiche cose in questo mondo. Amen.


                               
                  


Source : Les textes originaux (en vert) sont ceux publiés par J.B.J Ayroles dans " La vraie Jeanne d'Arc" - tome III "La libératrice", p.567 et suivantes.
Les notes d'érudition sont celles de Germain Lefèvre-Pontalis, parues dans "Chronique d'Antonio Morosini", t.III (1898), p.13 et suivantes, accompagnées de la traduction de Léon Dorez.

Extraits des notes de G.Lefèvre-Pontalis :
1 Première mention, contenue dans ces correspondances, du nom de Jeanne, nom que la première de ces lettres, si explicite cependant sur tant de points, ne relève même pas.

2 Le bruit merveilleux de la soi-disant prise de Rouen et de Paris par la Pucelle en personne, les 23 et 24 juin, ainsi constaté comme courant à Avignon avec cette stupéfiante précision de jours, aussi bien que l'annonce consécutive de la conclusion générale de la paix entre Anglais et Français, ne présentent à cette date, est-il besoin de le dire, aucune ombre même de fondement. Il faut, évidemment, en deviner la cause première dans la profonde émotion produite par la victoire française de Patay, remportée le 18 juin dans les plaines de Beauce, événement sensationnel sans l'impression duquel cette rumeur n'aurait pu prendre naissance. — Mais ce n'est pas tout. La date assignée ici à ces faits, à la prise de Paris notamment, est, comme on voit, la date symbolique de la Saint-Jean. Il faut donc voir dans ce rapprochement une consécration de la rumeur confusément courante, selon laquelle la Pucelle aurait prédit au roi qu'il serait maître de tout son royaume, et de Paris aussi, avant la Saint-Jean, le 24 juin. Cette prédiction, ou du moins le bruit qu'elle avait été faite, dut certainement courir avec force dans les masses, dans les armées comme dans les foules. On l'a déjà vue nettement signalée à deux reprises dans la première lettre de Pancrazio Giustiniani, en date de Bruges, le 10 mai ou jours suivants, où elle est présentée comme remontant aux premiers entretiens de Jeanne d'Arc et de Charles VII à Chinon, dès mars environ, bien avant, par conséquent, toute espèce de succès remporté. On la retrouvera encore formellement notée dans une des lettres suivantes, en date de Marseille, le 28 juin, et faisant sans doute le fond d'une autre, aussi en date d'Avignon, le 30. On la voit régner également, avec une frappante et suggestive similitude, dans deux autres documents de même ordre, mais de tout autre provenance et destination. D'abord, dans la lettre du sire de Rotselaer au conseil de Brabant, en date de Lyon, dès le 22 avril, bien reconnaissable sous les termes : « Dixit... quod rex in œstate futura coronabitur. » (Procès, t. IV, p. 426.) Puis, dans la curieuse lettre écrite de France par les agents d'une puissance allemande annonçant la bataille de Patay du 18 juin. (Procès, t. V, p. 351.)

3 En ce qui concerne Paris, il faut remarquer que, prédiction mystique à part, la prise de la capitale, par le simple jeu des forces en cause, sera plus d'une fois annoncée dans les lettres suivantes, — et, il faut bien le dire, avec le plus grand fond de vraisemblance, — comme conséquence toute naturelle de la victoire française de Patay. En ce qui concerne Rouen, dont il n'est question qu'en cette seule lettre, Rouen présenté ici, de façon si singulière, comme pris par la Pucelle en personne le 23 juin, il convient de rapprocher de cette rumeur le fait très exact d'un plan de marche de l'armée royale sur la Normandie, qui paraît avoir été sérieusement conçu et réellement discuté après la délivrance d'Orléans, dans la seconde moitié de mai, à Tours ou à Loches, pendant les apprêts d'entrée en campagne décisive. (Sur ce projet, dépos. de Dunois, Procès, t. III, p. 12, reproduite visiblement dans Journal du siège, entre 9 [pour 10] mai et 11 juin, et dans Chron. de la Pucelle, ch. l, p. 300. Sur les lieux de séjour du roi et de la Pucelle à cette époque, ci-dessus, p. 56, n. 6.) Ce plan d'entrée en Normandie était celui des princes, dont le duc d'Alençon, et des chefs de guerre ; il fut abandonné devant l'insistance irréductible de Jeanne à marcher sur Reims en vue du sacre. (Mêmes textes, loc. cit.) C'est alors que, comme moyen terme, on se décida à la campagne préalable contre les places encore anglaises de la Loire, qui allait aboutir à la journée de Patay et préparer l'orientation du grand mouvement dirigé sur Reims. — Quelques opérations isolées se poursuivirent seules en Normandie. (Sur ce point, ci-après, lettres en date du 27 juillet et du 13 septembre 1429; cf. lettres en date du 20 novembre 1429, du 4 janvier, du 17 février 1430.) — Certes, cette haute conception du sacre s'imposait; c'était la pure raison d'être de l'œuvre de la Pucelle. Néanmoins, quelles merveilleuses facilités d'invasion, quelles ressources de courage et d'énergie surhumaines eût dès lors fournies la terre normande, on croit, en de précédentes études, l'avoir suffisamment démontré. (Épisodes de l'invasion anglaise, Bibl. de l'Éc. des chartes, t. LIV à LVII, 1893-1896.)

4 Sur cette rumeur d'un pardon général conseillé à Charles VII par la Pucelle, voir ci-après, lettre en date du 9 juillet 1429.

5 En dépit de son apparente invraisemblance, tout ce passage est un des plus curieux que contiennent les correspondances enregistrées par Antonio Morosini. Les idées qu'exprime ici Giovanni da Molino sur l'universalité de la mission attribuée à la Pucelle, et qu'il résume encore dans la conclusion de cette même lettre, seraient peut-être en droit de passer pour un pur accès d'extravagance, si d'autre part elles n'étaient contrôlées et vérifiées par un autre texte, moins complet sans doute et d'allure moins pittoresque, mais dont l'autorité corrobore singulièrement les dires du négociant vénitien. Il s'agit du poème, à présent bien connu, consacré par Christine de Pisan à Jeanne d'Arc, et daté, avec une précision singulière, des derniers jours de juillet 1429. Un passage de cette œuvre traduit nettement l'impression que Jeanne d'Arc était considérée comme une sorte de Messie, destiné à réformer toute la chrétienté. (Versets 42 et 45, Procès, t. V, p. 16.)
             « En chrestienté et en l'Eglise Sera par elle mis concorde.
             Car elle a ailleurs plus haut fait, C'est que la foy ne soit périe. »
Ces extraordinaires conditions de paix, ici présentées comme dictées par la Pucelle aux deux nations anglaise et française, — conditions dont quelques-unes contiennent de si bizarres injonctions individuelles, — devaient donc répondre aux rumeurs répandues, beaucoup plus sérieusement qu'on ne saurait le penser, sur l'extension illimitée de la mission divine de la Pucelle. Le fait qu'un négociant vénitien établi à l'étranger, homme d'affaires avisé, et toujours plus ou moins destiné à de hautes fonctions dans son pays natal, enregistre et transmette, comme toutes naturelles, des conceptions aussi anormales, indique une disposition ambiante des esprits, des imaginations et des cœurs, dont cet intéressant document permet d'éprouver toute la force.

6 Faut-il supposer, non peut-être sans une certaine vraisemblance, qu'il y a ici confusion matérielle entre « Roma » et quelque vocable désignant tout simplement Reims, lieu classique du sacre des rois de France ? Dans une lettre ultérieure, du 28 juin, on rencontre ainsi la mention « d'Oriens » pour « de Rens ». Il s'agirait alors, ici, à la date de la fin de juin, de la mention de la campagne du Sacre. — Faut-il, au contraire, supposer qu'il s'agit vraiment d'une mention concernant Rome ? On vient de voir, à deux reprises, Antonio Morosini en personne noter le bruit, courant à Venise, d'une correspondance entre Charles VII et Martin V. (Ci-dessus, p. 54, n. 8, p. 60, n. 3.) Il faut noter que ce présent passage consiste, comme on s'en aperçoit, non plus dans une intervention de Morosini, mais dans la continuation et la fin de la lettre de Giovanni da Molino. C'est à Giovanni da Molino seul que serait donc imputable la transmission du bruit si singulier ici recueilli, — le projet de couronnement de Charles VII à Rome, — rumeur qu'aucun fondement n'autorise sans doute, mais qui se trouve d'accord avec le ton merveilleux des événements et des bruits en cours qui viennent d'être rapportés.

Le caractère extraordinaire des nouvelles d'ordre purement politique et guerrier contenues dans cette correspondance, — l'impression morale de la mission de la Pucelle tout à fait mise à part, — loin d'ôter à cette lettre de sa valeur propre, lui donnent, au contraire, un intérêt tout spécial. Elle contribue à faire comprendre quelles rumeurs fantastiques et fabuleuses secouaient alors, comme en tous les temps de troubles, l'imagination des foules et des individus. On saisit ainsi comment, par exemple, a pu s'opérer la genèse d'une œuvre telle que la singulière Chronique de Lorraine, la dernière des Chansons de Geste, dont la version en prose, la seule malheureusement conservée, représente un si curieux témoignage de tous les prodiges que l'instinct du merveilleux a pu grouper autour de la vie démesurément transformée de la Pucelle.

Remarques d'Ayroles sur cette lettre :
[Les nouvelles données dans cette lettre sont fausses. Charles VII ne devait entrer à Rouen que dans vingt ans, à Paris dans sept ans. Morosini analyse la lettre de noble Jean de Molins. Il peut se faire qu'il ait transcrit comme un fait accompli ce que celui-ci donnait comme une conjecture probable. II est certain que la nouvelle de la défaite de Patay consterna les Anglais. Quand elle fut donnée au conseil, aucuns (plusieurs), dit Monstrelet, se mirent fort à pleurer. On s'attendait à voir les vainqueurs fondre sur Paris. Chuffart écrit dans son Journal:
  "Le mardi devant la Saint-Jean (21 juin) fut grande émeute (émoi) que les Arminalx devoient entrer cette nuit à Paris, mais il n'en fut rien."
Au loin on aura donné comme un fait accompli ce qui pouvait vraisemblablement se réaliser. La lettre de la Pucelle aux Anglais avait eu une divulgation fort étendue. Jeanne qui n'y dit rien du sacre à Reims y parle de l'entrée du roi à Paris. On aura supposé qu'elle s'était portée sur la Capitale, aussitôt après la victoire de Patay. La réconciliation était loin d'être opérée. C'était pourtant le but dernier poursuivi par la Pucelle ; elle ne faisait la guerre que pour arriver à une paix ferme et durable, qui, ainsi que le dit Gerson, permit de servir Dieu dans la justice et la sainteté. En poussant la cour et l'armée à la confession, elle les exhortait par suite à la pénitence ; elle la pratiquait elle-même avec une rigueur qui fait penser à ce que Louis de Gonzague devait faire après elle. Dans les trois lettres citées, il est question de Rome, à laquelle l'accusée de Rouen devait, disent les témoins, faire des appels réitérés.]

Notes d'Ayroles :
1 Grazioso : le gracieux ?

2 Le premier chiffre indique la pagination de la copie de Venise, le second les folios de l'original de Vienne.



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