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Livre
VIII - ROUEN - Le jugement
III
- Les consultations et l'admonition charitable - p.209 à 229 |
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n réunit d'abord un certain nombre de consulteurs
(seize docteurs et six bacheliers), dont la réponse
devait donner le ton aux autres. Ils s'assemblèrent
le jeudi 12 avril, sous la présidence d'Érard Émengard, dans la chapelle du palais archiépiscopal
de Rouen, et déclarèrent que, considérant la qualité de la personne, ses dits, ses faits et le
mode de ses apparitions, etc., ces révélations leur
paraissaient fictives ou procédant du diable; les
divinations, superstitieuses; les faits, scandaleux
et impies ; les paroles, présomptueuses et téméraires.
Ils y relèvent bien d'autres crimes encore : blasphème envers Dieu et les saintes, impiétés envers
les parents, violation du précepte de l'amour
du prochain, idolâtrie, schisme touchant l'unité et l'autorité de l'Église, et soupçon d'hérésie. Croire
que ces apparitions sont de saint Michel, etc.,
comme on croit à la foi chrétienne, c'est être véhémentement suspect d'errer dans la foi ; dire qu'on
a bien fait en ne recevant pas les sacrements dans
le temps marqué par l'Église et qu'on l'a fait par
le commandement de Dieu, c'est blasphémer contre
Dieu (1).
Les autres avis ne tardèrent pas à suivre ; la délibération
des seize consulteurs donnait un point
d'appui aux plus incertains. La plupart s'y réfèrent
absolument, quelques-uns avec des sentiments
d'humilité, d'autres avec un empressement qui va
au-devant de tous les désirs du juge : « Que peut
mon ignorance, dit Gilles, abbé de Fécamp, après
tant de savants hommes comme on n'en trouverait
pas dans l'univers entier ? Très-Révérend Père, ordonnez-moi tout ce que vous voudrez. Pour accomplir
vos ordres, ma force pourra faillir, mais non
ma volonté. » L'évêque de Coutances, s'excusant
d'avoir à juger une œuvre si bien élaborée, prend,
pour exprimer son avis, les termes mêmes de la
lettre d'envoi de P. Cauchon. Plusieurs vont déjà
jusqu'à l'application de la peine : Si elle ne renonce
point à ses erreurs, qu'on la livre au bras séculier;
si elle y renonce, qu'on la garde en prison, « au
pain de douleur et à l'eau d'angoisse, » pour qu'elle
pleure ses péchés et n'y retombe plus. D'autres,
tout en approuvant, font pourtant quelques réserves.
Onze avocats de Rouen, réunis après les docteurs dans la chapelle de l'archevêché, donnent une consultation conforme : « A moins pourtant,
disent-ils, que ces révélations ne viennent deDieu. »
Ils se hâtent d'ajouter que cela ne leur paraît pas
croyable et s'en rapportent aux théologiens. Trois
bacheliers en théologie avaient aussi déclaré que
tout dépendait de l'origine de ces révélations, et
que, si elles venaient de Dieu (ce qui, ajoutaient-ils,
n'est pas établi), ils ne pourraient interpréter à mal
le dire de Jeanne. Mais un évêque (l'évêque de Lisieux) avait déclaré que, vu, entre autres choses, « la basse condition de la personne, » on ne devait
pas croire qu'elles lui vinssent de Dieu (2).
D'autres, tout en répondant selon le vœu de
l'évêque, demandaient que l'on consultât l'Université
de Paris, ou se réservaient de se rallier, même
après leur avis donné, à sa réponse. Le chapitre
de Rouen, malgré quelques adhésions individuelles, se montra peu pressé de se prononcer en
cette matière. Lorsqu'on le convoqua pour la première
fois, le 13 avril, on ne put réunir qu'une
vingtaine de membres. Ils s'ajournèrent au lendemain,
avec menace de retenir les distributions pendant huit jours à qui ne viendrait pas. Ils furent
trente et un alors, et décidèrent que, pour donner
un avis plus sûr, ils attendraient qu'on leur mît
sous les yeux la délibération de l'Université de Paris.
Les abbés de Jumiéges et de Cormeilles avaient réclamé la même chose, mais l'évêque se fâcha, et,
comme il insistait, ils réduisirent leur réponse à
quatre points : 1° l'autorité de l'Église : Jeanne se
rendrait suspecte en refusant de s'y soumettre;
2° et 3° les révélations en général et l'ordre de Dieu
de porter l'habit d'homme : au premier abord, on n'y pouvait croire, faute de miracle ou d'une évidente
sainteté ; 4° qu'elle n'est pas en péché mortel :
Dieu seul le sait; et comme ils ne peuvent sonder les choses secrètes, et que d'ailleurs ils n'ont pas
assisté à l'examen de Jeanne, ils s'en remettent aux
théologiens (3).
Parmi ces réponses, on en trouve une encore fort
longuement motivée, et de nature à plaire à l'évêque
par ses développements, sauf un point, cependant.
L'auteur trouve qu'en prenant l'habit d'homme
Jeanne a fait une action « indécente, indigne d'une
femme qui se dit Pucelle; — à moins pourtant,
ajoute-t-il, qu'elle ne l'ait fait pour se défendre contre la violence et garder sa virginité (4) . » L'accusation
n'avait jamais paru se douter de cette raison-là ! De plus, il concluait que pour donner à
la sentence plus de force et de sûreté et la défendre
contre tout soupçon d'injustice, pour l'honneur de
la majesté royale et de l'évêque, et pour la paix de
la conscience de plusieurs, il convenait de soumettre
les assertions de Jeanne à l'examen du souverain
Pontife (5).
Ni l'évêque de Beauvais, ni ses adhérents, ne se
souciaient de renvoyer la question au souverain
Pontife. Quant à l'Université de Paris, sa décision leur était moins suspecte. Six de ses membres
avaient assisté au procès dès le commencement:
trois d'entre eux, Jean Beaupère, Jacques de Touraine et Nicolas Midi, devaient lui porter la pièce
qui tenait lieu des débats, les douze articles.
Mais pour aller plus avant on n'attendit pas sa
réponse.
Jeanne était tombée malade ; grand trouble parmi
les Anglais : si elle échappait à la condamnation
par la mort ! Des médecins furent mandés aussitôt
par le cardinal de Winchester et le comte de
Warwick. « Prenez-en bien soin, dit le comte: le
roi ne veut pour rien au monde qu'elle meure de mort naturelle. Le roi l'a chère, car il l'a achetée
cher et ne veut pas qu'elle meure, si ce n'est par
justice et qu'elle soit brûlée. Faites donc en sorte qu'elle guérisse. »
Les médecins l'allèrent voir, conduits par Jean
d'Estivet. Ils lui demandèrent d'où lui venait son
mal.
« L'évêque de Beauvais, dit Jeanne, m'a envoyé
une carpe, dont j'ai mangé, et c'est peut-être la
cause de ma maladie.
— Paillarde ! s'écria le promoteur, tu as mangé
des harengs (halleca) et autres choses qui t'ont fait
mal. »
Les médecins, lui trouvant de la fièvre, crurent
qu'une saignée serait bonne, et le dirent au comte
de Warwick. « Gardez-vous de la saigner, dit le comte : elle est rusée, elle pourrait se tuer. » On
la saigna pourtant, et elle se trouva mieux. Mais
Jean d'Estivet revint la voir, et, tout ému encore du péril qu'avait couru l'édifice de son accusation,
il redoubla d'injures, à tel point que Jeanne en
reprit la fièvre. Le comte, inquiet, intima au promoteur de ne plus l'injurier à l'avenir (6).
Cet incident avait montré qu'il fallait se hâter.
Jeanne n'était point encore remise, que l'évêque
voulut, sans plus attendre, donner suite aux consultations
qu'il avait déjà réunies. Il vint donc,
avec plusieurs docteurs, la trouver dans sa prison,
afin de lui faire les exhortations charitables qui étaient un premier degré pour la mener au bûcher.
Il lui représenta que, parmi ses réponses, plusieurs
avaient paru à de savants hommes mettre la foi en péril; et comme elle était sans lettres,
sans connaissance des Écritures, il lui offrait de
remettre à des hommes de probité et de science le soin de l'instruire : elle n'avait qu'à choisir parmi
les docteurs présents ou désigner quelque autre,
si elle en savait de capables : « Nous sommes, ajouta-t-il, des gens d'Église, disposés par notre volonté comme par notre vocation à vous procurer
par toutes les voies possibles le salut de l'âme et du corps, comme nous le ferions pour nos
proches ou pour nous-mêmes. Nous voulons faire
ce que fait l'Église, qui ne ferme pas son sein à
qui lui revient. » Il finissait en l'adjurant de tenir
grand compte de cette admonition salutaire : car,
si elle y contredisait pour s'en tenir à son sens propre et à sa tête sans expérience, il la faudrait
abandons ; et elle pouvait voir à quel péril elle
s'exposait. Il l'en voulait préserver de toute sa force et de toute son affection (7).
Jeanne répondit en le remerciant de ce qu'il lui
disait pour son salut, et elle ajouta :
« Il me semble, vu la maladie que j'ai, que je
suis en grand péril de mort ; s'il en est ainsi, que
Dieu veuille faire son plaisir de moi, je vous requiers avoir confession et mon Sauveur aussi, et
qu'on me mette en la terre sainte.
— Si vous voulez, dit l'évêque, avoir les sacrements
de l'Église, il faudrait que vous fissiez comme
les bons catholiques doivent faire, et que vous vous soumissiez à la sainte Église.
— Je ne vous en saurais maintenant autre chose
dire.
— Plus vous craignez pour votre vie, plus vous
devriez amender votre vie ; vous n'auriez pas les
droits de l'Église comme catholique, si vous ne vous soumettiez à l'Église.
— Si le corps meurt en prison, je m'attends que
vous le fassiez mettre en terre sainte; si vous ne
le faites mettre, je m'en attends à Notre-Seigneur.
— Autrefois vous aviez dit en votre procès que,
si vous aviez fait ou dit quelque chose qui fût
contre notre foi chrétienne, vous ne le voudriez
soutenir.
— Je m'en attends à la réponse que j'en ai faite
et à Notre-Seigneur.
— Vous avez dit avoir eu plusieurs fois révélations
de par Dieu, par saint Michel, sainte Catherine
et sainte Marguerite : s'il venait aucune bonne créature qui affirmât avoir eu révélation de par
Dieu louchant votre fait, la croiriez-vous ?
— Il n'y a chrétien au monde qui vînt devers
moi se disant avoir eu révélation, que je ne sache
s'il dit vrai ou non ; je le saurais par sainte Catherine
et sainte Marguerite.
— N'imaginez-vous point que Dieu puisse révéler à une bonne créature quelque chose qui vous
soit inconnu ?
— Il est bon à savoir que oui, mais je n'en
croirais homme ni femme, si je n'avais aucun
signe.
— Croyez-vous que la sainte Écriture soit révélée
de Dieu ?
— Vous le savez bien, et il est bon à savoir que
oui (8). »
On la somma de nouveau de prendre conseil des clercs et des docteurs, et on lui demanda, pour
finir, si elle se soumettait, elle et ses faits, à notre sainte mère l'Église. Elle répondit :
« Quelque chose qui m'en doive advenir, je n'en
ferai ou dirai autre chose que ce que j'ai dit
devant, au procès. »
Les docteurs qui accompagnaient l'évêque prirent
tour à tour la parole, alléguant les autorités
de l'Écriture et des exemples pour l'amener à se soumettre. Nicolas Midi lui cita, entre autres, le
passage de saint Mathieu : « Si votre frère a péché
contre vous, etc.,» et ce qui suit : « S'il n'écoute
pas l'Église, qu'il vous soit comme un païen et un
publicain. » Il le lui dit en français, et il lui réprésenta
que, si elle ne voulait se soumettre à l'Église, il faudrait qu'on l'abandonnât comme une
Sarrasine.
Jeanne répondit :
« Je suis bonne chrétienne, j'ai bien été baptisée,
et je mourrai comme une bonne chrétienne.
— Puisque vous requérez que l'Église vous
donne votre Créateur, soumettez-vous à l'Église,
et on promettra de vous le donner.
— Je n'en répondrai autre chose que ce que j'ai
fait : J'aime Dieu, je le sers, je suis bonne chrétienne,
et je voudrais aider et soutenir l'Eglise de tout mon pouvoir.
— Ne voudriez-vous pas, dit l'évêque, qui avait
son projet, que l'on ordonnât une belle et notable procession pour vous réduire en bon état, si vous
n'y êtes ?
— Je veux très-bien que l'Église et les catholiques
prient pour moi (9). »
Cependant, parmi les docteurs consultés, plusieurs
avaient été d'avis que Jeanne fût de nouveau
instruite et admonestée sur les faits mis à sa
charge. Il fallait donc la placer en présence des
douze articles, et c'était s'exposer à lui faire publiquement
renier, comme à elle inconnu, cet acte
que l'on devait croire avoué par elle comme résumé
des débats. L'évêque, sans aller à l'encontre
des opinions exprimées, s'appropria la chose de
manière à ne rien compromettre. Il sut s'arranger
de telle sorte que Jeanne, qui ne connaissait point
les articles, loin de soupçonner dans la communication
une pièce officielle, y vît tout simplement
une admonition comme une autre, et que les assesseurs,
qui les connaissaient, trouvassent dans
son silence à la lecture une preuve, s'ils en
avaient besoin, qu'en leur forme originale ils lui avaient été depuis longtemps communiqués (10).
Le mercredi 2 mai, il réunit tous les assesseurs
dans la salle ordinaire du château de Rouen, près
la grande salle, et leur fit une allocution. Il leur exposait que les aveux de Jeanne, résumés en un
certain nombre d'articles, ayant été soumis aux
docteurs, les réponses déjà arrivées la jugeaient coupable en bien des points. Cependant, avant qu'il
prononçât définitivement sur elle, plusieurs ont
cru qu'il fallait l'instruire encore de ses erreurs
et tenter de la ramener à la vérité. Il l'a fait, et il y
a employé plusieurs notables docteurs en théologie
: mais, l'astuce du diable prévalant, rien n'y a
servi encore. L'admonition privée n'ayant point
porté de fruit, il lui a paru opportun de recourir à une admonition publique, pensant que la présence
et les exhortations du grand nombre la ramèneraient
plus facilement à l'obéissance et à
l'humilité : c'est pourquoi il a désigné un savant
et ancien maître en théologie, Jean de Châtillon,
archidiacre d'Évreux, pour s'acquitter de cette
charge. Et il annonça que Jeanne allait comparaître
devant l'assemblée (11).
Jeanne fut amenée, et l'évêque l'engagea à se
rendre aux exhortations qu'on lui allait faire:
sinon, elle se mettrait en péril pour l'âme et pour
le corps. Alors l'archidiacre, prenant la parole,
commença par lui remontrer que tous les fidèles
chrétiens étaient tenus de croire les articles de foi, et l'invita, par forme de monition générale, à corriger
et réformer ses faits et dits selon la délibération
des docteurs.
Comme il tenait à la main le texte de ses exhortations
: « Lisez votre livre, dit Jeanne, et puis je vous répondrai. Je m'attends de tout à Dieu mon
Créateur ; je l'aime de tout mon coeur.
— Voulez-vous répondre d'abord à ce qui vient
de vous être remontré ?
— Je m'attends à mon juge: c'est le Roi du ciel
et de la terre (12). »
L'archidiacre lut donc le discours qu'il avait écrit : c'étaient les douze articles réduits à six, mais
sous une forme singulièrement tempérée par les raisons qu'on donne à Jeanne et les considérations
qu'on y ajoute pour la convaincre ou la séduire.
Après lui avoir rappelé qu'elle a promis de s'amender,
si les clercs trouvaient dans ses dits ou
dans ses faits quelque chose à reprendre (I), il lui
signale les points notés à ce titre par les docteurs :
son refus de soumettre ses apparitions à l'Église
ou à homme qui vive (II) ; son obstination coupableà garder l'habit d'homme (III) ; à dire qu'en le
gardant elle ne pèche pas (IV) ; à soutenir des révélations
indignes, par leur nature, de l'origine
qu'elle leur attribue, et capables d'entraîner le
peuple dans l'erreur (V) : révélations qui l'ont
poussée elle-même à des témérités de toute sorte,
en actes ou en paroles, comme quand elle prétend
annoncer l'avenir, savoir qui Dieu aime, etc., ou quand elle rend honneur à des= apparitions qu'elle n'a pas raison suffisante (n'ayant pas même consulté son curé) de croire de bons esprits (VI) (13).
Cette remontrance fut faite à Jeanne en français,
et sur plusieurs points on la pressa d'y répondre.
Après qu'on lui eut déclaré ce qu'était l'Église
militante, et qu'on l'eut pressée d'y croire et de s'y
soumettre :
« Je crois bien l'Église d'ici-bas, dit-elle, mais
de mes faits et dits, ainsi qu'autrefois je l'ai dit,
je m'attends et rapporte à Dieu.
— Croyez-vous que l'Église puisse se tromper ?
— Je crois bien que l'Église militante ne peut
errer ou faillir, mais, quant à mes dits et mes
faits, je m'en rapporte à Dieu qui m'a fait faire ce
que j'ai fait. »
Elle ajouta qu'elle se soumettait à Dieu son
Créateur qui lui a fait faire ces choses, et s'en rapportait à lui, à sa propre personne.
« Voulez-vous dire que vous n'avez point de
juge sur la terre ? et notre saint père le Pape n'est-il
pas votre juge ?
— Je ne vous en dirai autre chose. J'ai bon
maître, c'est à savoir Notre-Seigneur, à qui je
m'attends de tout, et non à autre.
— Si vous ne voulez croire l'Église et l'article Ecclesiam sanctam catholicam, vous serez hérétique
en vous y obstinant, et punie de feu par la
sentence d'autres juges.
— Je ne vous en dirai autre chose ; et si je voyais
le feu, si dirais-je ce que je vous dis, et n'en ferais
autre chose. »
(Superba responsio ! écrit le greffier en marge de
son procès-verbal.)
« Si le concile général, comme noire saint Père,
les cardinaux et autres membres de l'Église, étaient
ici, voudriez-vous vous en rapporter et vous soumettre à eux ?
— Vous n'en tirerez de moi autre chose. »
Mais le juge insista :
« Voulez-vous vous soumettre à notre saint père
le Pape ?
— Menez-m'y, et je lui répondrai (14). »
C'était une réponse sérieuse à une question qui
ne l'était pas : car personne dans le parti anglais
ne voulait de l'appel au Pape. Le juge vit qu'il était
allé trop loin et changea de matière (15).
Il passa à la question de l'habit et ne fut pas
plus heureux. Jeanne, faisant tomber d'un mot
toutes les fausses imputations de ses accusateurs,
répondit qu'elle voulait bien prendre longue robe
et chaperon de femme pour aller à l'église et recevoir
son Sauveur, comme elle l'avait dit autrefois,
pourvu que tantôt après elle le quittât et reprît
l'autre. On insista sur ce qu'elle l'avait pris sans
nécessité, et spécialement depuis qu'elle était en prison. Et elle, sans rien dire des raisons impérieuses
qui le lui faisaient garder en prison, elle
répondit :
« Quand j'aurai fait ce pour quoi je suis envoyée
de par Dieu, je prendrai habit de femme.
— Croyez-vous faire bien de prendre habit
d'homme ? dit le juge, suivant imperturbablement
son thème.
— Je m'en attends à Notre-Seigneur. »
Et comme le juge lui remontrait qu'en prétendant
qu'elle faisait bien, et en disant que Dieu et
les saints le lui faisaient faire, elle les blasphémait,
elle répondit simplement :
« Je ne blasphème point Dieu ni ses saints. »
On insista encore pour qu'elle renonçât à porter
l'habit d'homme et à croire qu'elle faisait bien de
le porter, mais elle dit qu'elle n'en ferait autre
chose (16).
On en vint alors à ses apparitions : si elles n'étaient
feintes, elles étaient diaboliques; on n'admettait
pas d'autre alternative. On lui demanda si,
toutes les fois que sainte Catherine et sainte Marguerite
venaient, elle se signait du signe de la
croix.
« Quelquefois, dit-elle, sans attacher à la question
d'autre importance, je fais le signe de la croix ;
d'autres fois, non. »
De ses révélations et de ses prédictions, elle dit qu'elle s'en rapportait à son juge, c'est à savoir
Dieu, et ajouta qu'elles lui venaient de Dieu sans
autre intermédiaire. Quant au signe donné au roi,
on lui demanda si elle voulait s'en remettre à l'archevêque
de Reims, au sire de Boussac, à Charles
de Bourbon, à La Trémouille ou à La Hire, qui étaient présents, avait-elle dit, quand l'ange apporta
la couronne, ou si elle voulait s'en rapporter à d'autres de son parti, qui écriraient sous leur
sceau ce qui en était.
« Baillez-moi un messager, dit-elle, et je leur écrirai de tout ce procès. »
Ce n'est que dans ces conditions et sous cette
forme qu'elle accepta de s'en rapporter à eux.
« Si on vous envoie trois ou quatre chevaliers
de votre parti, qui viennent ici par sauf-conduit,
voudrez-vous vous en remettre à eux de vos apparitions
et des choses contenues en ce procès ?
— Qu'on les fasse venir, et je répondrai. »
On lui demanda enfin si elle voulait s'en référer à l'Église de Poitiers où elle avait été examinée.
Mais Jeanne, excédée de ces offres sans bonne
foi :
« Me cuidez-vous (croyez-vous) prendre par cette
manière, et par là m'attirer à vous ? (17) »
On conclut en l'exhortant en général à se soumettre à l'Église, sous peine d'être laissée par
l'Église : « Et si l'Église vous laissait, continuait
le juge, vous seriez en grand péril de corps et d'âme, car vous pourriez bien encourir la peine
du feu éternel quant à l'âme, et du feu temporel
quant au corps par la sentence d'autres juges. »
Elle répondit :
« Vous ne ferez jà ce que vous dites contre moi,
qu'il ne vous en prenne mal au corps et à l'âme. »
On lui demanda de dire une cause pour quoi elle
ne s'en rapportait point à l'Église. Elle aurait pu
dire qu'elle ne s'en rapportait point à l'église des Anglais, mais elle ne voulut faire aucune autre
réponse. Vainement les docteurs insistèrent tour à tour dans le même sens : ils n'obtinrent rien de
plus. Enfin l'évêque l'avertit d'y faire bien attention
et de se bien aviser sur les admonitions et
conseils charitables qu'elle venait de recevoir.
« Quel temps me donnez-vous pour m'aviser ?
dit Jeanne.
— C'est à présent même qu'il le faut faire. »
Et comme elle ne répondait pas davantage,
l'évêque se retira, et elle fut ramenée à sa prison (18).
On voulut employer le dernier moyen pour la
faire parler, la torture. Le 9 mai, l'évêque la fit
mener dans la grosse tour du château de Rouen.
Il avait avec lui l'abbé de Saint-Corneille de Compiègne,
Jean de Châtillon et Guillaume Érard;
André Marguerie et Nicolas de Venderez, archidiacres de Rouen; Guillaume Haiton et Aubert Morel,
Nicolas Loyseleur et l'huissier Jean Massieu.
L'évêque lui signala plusieurs points de son procès
où elle était soupçonnée de n'avoir pas dit la
vérité; puis il lui dit que, si elle ne la voulait déclarer, on la mettrait à la torture, et il lui en montrait
les instruments étalés à l'entour. Les bourreaux étaient là tout prêts à remplir leur office « pour la ramener dans les voies de la vérité, »
comme disait l'évêque, « afin d'assurer par là le salut de son âme et de son corps, si gravement
compromis par ses intentions erronées. »
Jeanne répondit :
« Vraiment, si vous me deviez faire détraire
(arracher) les membres et faire partir l'âme hors
du corps, si ne vous dirais-je autre chose; et si je
vous disais autre chose, après je vous dirais toujours
que vous me l'auriez fait dire par force. »
C'était d'un mot faire voir ce que vaut la torture.
Elle ne refusa point d'ailleurs de parler, mais elle
le fit pour confirmer toutes ses paroles. Elle dit
que le lendemain de son dernier interrogatoire public, à la fête de la Sainte-Croix (3 mai), elle
avait eu le secours de saint Gabriel :
« Et croyez que ce fut saint Gabriel, dit-elle :
mes voix me l'on fait connaître. »
Elle dit encore qu'elle avait demandé conseil à
ses voix pour savoir si elle devait se soumettre à
l'Église comme on la pressait de le faire : « Et elles m'ont dit, continua-t-elle, que, si je
veux que Notre-Seigneur m'aide, je m'attende à
lui de tous mes faits. »
Elle ajouta, contre les imputations qui rapportaient ses apparitions au malin esprit, qu'elle savait
que Notre-Seigneur avait toujours été maître de ses faits, et que l'ennemi n'y avait jamais eu
puissance. Enfin elle avoua qu'elle avait demandé à ses voix si elle serait brûlée :
« Et mes voix, dit-elle encore, m'ont répondu
que je m'attende à notre Sire, et qu'il m'aidera. »
On lui reparla de la couronne donnée, selon
qu'elle l'avait prétendu, à l'archevêque de Reims,
et on lui demanda si elle voulait s'en rapporter à lui. Posée par les juges, la question ne pouvait
pas être douteuse ; posée par Jeanne, rien n'eût été plus facile que de s'y entendre. Elle répondit
:
« Faites-le venir et que je l'entende parler, et
puis je vous répondrai. Il n'oserait dire le contraire
de ce que je vous ai dit (19). »
Les juges, frappés de sa fermeté, comprirent
que la torture n'y ferait rien, et crurent sage d'y
surseoir. Ils se réunirent, le 12, pour en délibérer
de nouveau, et résolurent d'y renoncer définitivement,
les uns disant que la question était inutile,
que l'on avait sans torture assez ample matière;
les autres, que le procès était bien fait, et qu'il ne
fallait point par là l'exposer à la calomnie. Dans
la minorité qui approuvait la torture on compte le jeune et brillant docteur Thomas de Courcelles,
et celui qui s'était fait agréer comme confesseur
de Jeanne, Nicolas Loyseleur (20).
Source : Jeanne d'Arc - Henri Wallon - 5° éd. 1879
Notes :
1 T. I, p. 337-340. — Parmi ces consulteurs se trouve Isambard
de la Pierre.
2 Adhésion à la délibération des consulteurs : J. Basset, t. I,
p. 342; J. Guesdon, J. Maugier, p. 345; J. Brullot, p. 346; N. de
Venderez, p. 347 ; N. Caval, p. 349; J. de Châtillon, p. 351; J. Bouesgue,
J. Guarin, p. 352. — Réponse de l'abbé de Fécamp : p. 344;
de l'évêque de Coutances : p. 361. — Avis avec détermination de
la peine: J. Gastinel, p. 342; A. Moret et J. de Quemino, p. 357.
— Avis des trois avocats de Rouen : p. 358; des trois bacheliers
(P. Minier, J. Pigache et R. de Grouchet) : p. 369. « Voilà donc ce
que vous avez fait ! » leur dit l'évêque en colère, t. II, p. 359 (R. de
Grouchet) ; p. 325 (N. de Houppeville) ; — de l'évêque de Lisieux (l'Italien Zano de Castiglione) : t. I, p. 365.
3 Référence à l'Université de Paris: Robert Barbier et J. Alespée, t. 1, p. 350. — Délibération du chapitre de Rouen : p. 354.
M. Chéruel a fait remarquer que la délibération produite au Procès
(p. 353-356) n'est signée de personne, et il a constaté qu'elle ne
se trouve pas dans les registres capitulaires. Elle a donc été tacitement
désavouée par le chapitre (Jeanne d'Arc à Rouen, extrait
de la Revue de Rouen et de la Normandie, juin 1845). — Les abbés
de Jumiéges et de Cormeilles : p. 357.
4 T. I, p. 374 (R. Le Sauvaige).
5 Plusieurs réponses contraires aux vues de l'évêque ne furent
pas insérées au procès. On en peut donner pour exemple celle de
l'évêque d'Avranches, au témoignage d'Isambard de la Pierre. Il
dit, t. II, p. 5 : « que lui-mesme en personne fut pardevers l'évesque
d'Avranches, fort ancien et bon clerc, lequel, comme les autres,
avoit esté requis et prié sur ce cas donner son oppinion. Pour
ce, ledit évesque interrogua le tesmoing envoyé pardevers lui, que
disoit et déterminoit monseigneur saint Thomas touchant la submission que on doit faire à l'Église. Et celui qui parle bailla par
escript audit évesque la déterminacion de saint Thomas, lequel
dit : « Es choses douteuses qui touchent la foy, l'on doit toujours « recourir au Pape ou au général concile. » Le bon évesque fut de cette opinion, et sembla estre mal content de la délibération qu'on
avoit faicte par-deçà de cela. N'a point esté mise par escript la déterminacion; ce qu'on a laissé par malice. »
6 Jeanne malade : « Quæ respondit quod sibi fuerat missa quædam carpa per episcopum Belvacensem, de qua comederat, et dubitabat
quod esset causa suæ infirmitatis. Audivit ab aliquibus ibidem
præsentibus quod ipsa passa fuerat multum vomitum. » T. III,
p. 49 (J. Tiphaine). — « Quia pro nullo rex volebat quod sua morte
naturali moreretur : rex enim eam habebat caram et care emerat,
nec volebat quod obiret, nisi cum justitia, et quod esset combusta. »
Ibid, p. 51 (G. de la Chambre).
— Injures de J. d'Estivet : ibid.,
p 49 et 52; cf. p. 162 (G. Colles). — Dans la Vie de Jeanne d'Arc,
par l'auteur de la duchesse d'Orléans, ces mots : invenerunt eam
febricitantem : quare concluserunt phlebotomiam. « Ils trouvèrent
qu'elle avait la fièvre et ordonnèrent une saignée, » sont traduits
: « Ils rapportèrent à Warwick qu'elle était atteinte d'une
phlébotomie (Vie de Jeanne d'Arc, p. 252). Le remède est devenu
le mal ; et, quand malgré les appréhensions du duc de Warwick,
qui craignait que Jeanne n'en profitât pour se faire mourir, la saignée
fut en effet pratiquée (et nihilominus habuit phlebotomiam),
l'auteur traduit encore : « Car, nous dit Guillaume de la Chambre,
elle avait bien une phlébotomie ! » Le mot phlébotomie n'est pourtant
pas tellement grec qu'on ne le trouve dans le dictionnaire de
l'Académie française.
7 T. I, p. 374.
8 T. I, 377-379.
9 T. I, p. 379-381.
10 Tactique du juge dans les admonitions : Lebrun des Charmettes,
t. IV, p. 75 et 105.
11 Procès, t. I, p. 381-384. — Plus de soixante assesseurs se rendirentà la convocation.
12 T. I, p. 385.
13 Ibid., p. 386-392.
14 A cette séance pourrait se rapporter la déclaration de Marguerie,
qu'il a ouï dire à Jeanne que pour certaines choses elle ne
croirait ni prélat, ni Pape, ni personne, parce qu'elle les tenait de
Dieu (t. III, p. 454). Marguerie, du reste, n'est pas une autorité qui
ajoute beaucoup au procès-verbal : c'est un des assesseurs qui ont
condamné Jeanne (t. I, p. 464). Il peut tenir plus que d'autres (Ladvenu
et Isambard de la Pierre) à justifier le jugement.
15 T. I, p. 392-394. — Note du greffier : dans le ms. 5965, fol,
129, r° (Bibl. nat. Fonds latin).
NDLR : Superba responsio ne signifie pas "réponse superbe" mais "réponse orgueilleuse".
16 T. I, p. 394-395.
17 T. I, p. 395-397.
18 T. I, p. 397-393
19 T. I, p. 399-400. Cf. t. III, p. 185 (Leparmentier, remplissant
l'office de bourreau).
20 T. I, p. 402-403.
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