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Journal d'un Bourgeois de Paris-
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chap.579-80 |
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t celle sepmaine fut prins le plus mauvais et le plus tirant et le mains piteux de tous les cappitaines qui fussent de tous les Arminalx, et estoit nommé pour sa mauvestie La Hire; et fut prins par povres compaignons et fut mis ou chastel de Dourdan.
580 - Item, le jour Sainct Martin le Boullant fut faicte une procession generalle à Sainct-Martin-des-Champs, et fist on une predicacion, et la fist ung frere de l'ordre sainct Dominique qui estoit inquisiteur de la foy (1), maistre en theologie, et prononça de rechief tous les fais de Jehanne la Pucelle. Et disoit qu'elle avoit dit qu'elle estoit fille de tres pouvres gens, et que environ l'aage de XIIII ans elle s'estoit ainsi maintenue en guise de homme, et que son pere et sa mere l'eussent voulentiers faicte des lors mourir, s'ilz eussent peu sans blecer conscience, et pour ce se departy de eulx acompaignée de l'ennemy d'enfer, et depuis vesqui homicide de chrestienté, plaine de feu et de sanc, jusques à tant qu'elle fut arse; et disoit qu'elle se fust revocquée, et que on lui ot baillé penitance, c'est assavoir, IIII ans en prinson à pain et à eaue, dont elle ne fist oncques jour, mais se faisoit servir en la prinson comme une dame, et l'ennemy s'apparu à lui lui III°, c'est assavoir, sainct Michel, saincte Katherine et saincte Marguerite, comme elle disoit, qui moult avoit [grant] paour qui ne la perdist, c'est assavoir, iceulx ennemy ou ennemiz en la fourme de ces III sains, et lui dist : « Meschante creature, qui pour paour de la mort as laissé ton habit, n'aies paour, nous te garderons moult bien de tous. » Par quoy sans attendre se despouilla et se revestit de toutes ses robbes qu'elle vestoit quant elle chevauchoit, que boutées avoit ou feurre de son lict, et se fia en l'ennemy tellement qu'elle dist qu'elle se repantoit de ce que oncques avoit laissé son habit. Quant l'Université ou ceulx de par elle virent ce et qu'elle estoit ainsi obstinée, si fut livrée à la justice laie pour mourir. Quant elle se vit en ce point, elle appella les ennemys qui se apparoient à lui en guise de sains, mais oncques, puis qu'elle fut jugée, nul ne s'apparut à elle pour invocacion qu'elle sceust faire, adong s'avisa, mais ce fut trop tart. Encore dist il en son sermon qu'ilz estoient IIII, dont les III avoient esté prinses, c'est assavoir, ceste Pucelle, et Peronne et sa compaigne, et une qui est avec les Arminalx, nommée Katherine de la Rochelle (2), laquelle dit, que quant on sacre le precieulx corps Nostre Seigneur, que elle veoit merveilles du hault secret de Nostre Seigneur Dieu; et disoit que toutes ces quatre pouvres femmes frère Richart le cordelier, qui après lui avoit si grant suyte quant il prescha à Paris aux Inno-cens et ailleurs, les avoit toutes ainsi gouvernées, car il estoit leur beau pere, et que le jour de Noël en la ville de Jarguiau il bailla à ceste dame Jehanne la Pucelle trois foys le corps Nostre Seigneur, dont il estoit moult à reprandre, et l'avoit baillé à Peronne celui jour deux foys, par le tesmoing de leur confession et d'aucuns qui presens furent aux heures qu'il leur bailla le précieux sacrement.
580 - Le jour de Saint-Martin-le-Bouillant (3), une procession générale fut faite à Saint-Martin-des-Champs ; une prédication y eut lieu, par un frère de l'ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de la foi, maître en théologie. Il repassa de nouveau tous les faits de Jeanne la Pucelle. Il disait qu'elle avait avoué être fille de très pauvres gens ; que depuis l'âge de treize ans, elle s'était maintenue en manière d'homme ; et que dès lors son père et sa mère l'eussent volontiers fait mourir, s'ils l'avaient pu sans blesser la conscience; que pour ce motif elle les quitta possédée par l'ennemi
d'enfer, et que depuis lors elle avait vécu en homicide de la chrétienté,
respirant le feu et le sang, jusqu'au jour où elle fut brûlée. Il disait que
si elle se fût rétractée, on lui eût donné une pénitence, quatre ans de
prison au pain et à l'eau, pénitence dont elle ne fit jamais un jour, se
faisant servir en sa prison comme une dame. L'ennemi lui apparaissait
sous trois formes, à savoir, ainsi qu'elle le disait, sous la forme de saint
Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite ; il avait grand'peur
de la perdre ; il faut entendre l'ennemi ou les ennemis sous la forme de
ces trois saints ; il lui dit : « Méchante créature, qui par peur du feu as
laissé ton habit, n'aie pas peur, nous te garderons fort bien contre tous ».
Par quoi, sans attendre, elle se dépouilla de ses vêtements de femme, et
se revêtit des habits qu'elle portait quand elle chevauchait, habits qu'elle avait mis dans la paille de son lit; elle se fia tellement en l'ennemi qu'elle dit se repentir d'avoir laissé son vêtement. Quand l'Université ou ceux qui la représentaient virent qu'elle était ainsi obstinée, elle fut
livrée à la justice laïque pour la mort. Quand elle se vit en ce point, elle
appela les ennemis qui lui apparaissaient sous la figure de saints, mais
jamais, depuis qu'elle fut condamnée, aucun ne lui apparut, quelque
invocation qu'elle sût leur adresser ; et alors elle se ravisa, mais ce fut
trop tard.
Dans son sermon, le prédicateur disait encore quelles étaient quatre
ces femmes, et que trois avaient été prises, à savoir cette Pucelle, Pierronne
et sa compagne. La quatrième, nommée Catherine de La Rochelle,
est avec les Armagnacs ; elle dit que lorsqu'on consacre le précieux corps
de Notre-Seigneur, elle voit merveilles du haut mystère de Notre-Seigneur
Dieu. Toutes les quatre pauvres femmes ont été ainsi gouvernées
par le Cordelier, Frère Richard, celui qui attira après lui si grande multitude,
quand il prêcha à Paris, aux Innocents et ailleurs. Il était leur beau
Père. Le jour de Noël, à Jargeau, il donna trois fois le corps de Notre-Seigneur à cette dame Jeanne la Pucelle ; ce dont il est fort à reprendre.
Ce même jour, il l'aurait donné deux fois à Pierronne, d'après le témoin
des aveux de ces femmes et d'après quelques-uns qui furent présents
aux heures où il leur donna ainsi le précieux sacrement.
Source : Texte original et notes d'érudition : "Journal d'un bourgeois de Paris" - Alexandre Tuetey - 1881.
Mise en Français plus moderne : J.B.J. Ayroles, "la vraie Jeanne d'Arc", t.III, p.513 à 530.
Notes (A. Tuetey) :
1 Jean Graverent, dominicain, docteur et professeur en théologie, succéda dans l'office de grand inquisiteur de France à Jacques Suzay, que cite du Boulay à l'année 1422; il s'abstint de prendre part au procès de Jeanne d'Arc et délégua ses pouvoirs à Jean Lemaitre. Ce Jean Graverent était l'un des partisans déclarés de la cause anglaise A Paris, comme en témoigne la prestation de serment qu'il fit devant le Parlement le vendredi 26 août 1429, en qualité de prieur des Jacobins; il ne doit pas être confondu avec son homonyme, Jean Graverent, qui remplit les fonctions curiales dans l'église Saint-Christophe de la Cité, de 1437 à 1453, lequel n'était lors de son installation que maître ès-arts et bachelier en théologie.
2 Catherine de la Rochelle s'était rencontrée avec Jeanne d'Arc à Jargeau et à Montfaucon en Berry vers le mois de décembre 1429; après la prise de l'illustre héroïne, cette aventurière vint à Paris, y fut arrêtée et traduite devant l'official qui lui fit subir un interrogatoire; elle déposa contre Jeanne d'Arc, donnant à entendre qu'elle sortirait de prison par le secours du diable, si l'on ne faisait bonne garde. L'autorité ecclésiastique relâcha sa prisonnière, car au mois de juillet 1431 Catherine de la Rochelle se trouvait de nouveau dans les rangs des Armagnacs.
3. Le 5 juillet, fête de la translation des reliques de St-Martin. (Ayroles).
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