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Chronique
d'Enguerrand de Monstrelet
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L.II-39- [Comment les Sarrasins retournèrent en Chipre et eureut bataille aux Chipriens, en laquelle bataille le roy fu prins et mené au Soudant.] |
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n ce temps arrivèrent devers le roy de Cyppre plusieurs chevaliers et escuyers de divers pays, lesquelx par avant avoit mandés pour résister contre l'armée des Sarrasins que chascun jour il attendoit. Et avec ce assambla de son royaume ce qu'il peut avoir de gens, auxquels il pourveut de vivres, logis et argent, au mieulx qu'il peut, chascun selon son estat. Et entretant qu'il attendoit, comme dit est, la venue des Sarrasins, ses gens qui estoient de diverses nacions s'esmeurent par plusieurs fois l'un contre l'autre, par telle manière que le roy avoit assez à faire à mettre paix entre eulx, et ne sçavoit comment il peust ordonner capitaine qui à ceulx fust agréable. Durant lesquelles divisions les Sarrasins arrivèrent ou royaume de Cyppre en très grand multitude, et prinrent port à Lymeçon et assiégièrent la tour, qui estoit très bien réparée et garnie de gens d'armes. Mais non obstant elle fut prinse par force, et le capitaine, nommé Estievene de Buiseuses, mort avec toutes ses gens. Et adonc le roy de Cyppre, sachant les nouvelles de ses ennemis, assambla ceulx de son conseil et leur demanda qu'il en avoit à faire. Et la plus grand partie de ceulx de son pays lui firent responce, qu'il se tenist en sa ville de Nicosie, disant que mieulx valoit pays gasté que perdu. Mais tous les estrangiers furent de contraire opinion et lui conseillèrent qu'il se meist aux champs et qu'il combatist bien et hardiement ses ennemis, lesquels destruisoient ainsy son pays et mettoient à mort cruelle son povre peuple. Le roy ce oyant, délibéra soy mettre aux champs le second jour ensuivant. Et quand le jour vint et qu'il monta à cheval, le premier pas que son destrier fist il s'agenoulla jusques à terre, et le prince de Galilée son frère, en montant à cheval, laissa cheoïr son espée hors du fourrel à terre. Dont plusieurs eurent petite espérance qu'ilz deussent avoir victoire. Et ala, celui jour, le roy loger à trois lieues près de la cité, en une place moult délitable nommée Biau Lieu, et le samedi ensuivant, dont c'estoit le jeudi, chevaulcha en belle ordonnance jusques à une ville nommée Cytocie. Et le dimenche ensuivant VIe jour de jullet, après que le roy ot oy ses messes, il se assist à table, et à celle heure que lui et tous ceulx de son ost disnoient, fut veu en plusieurs lieux grand fumée des feux que les Sarrasins boutoient, et lors furent au roy apportées certaines nouvelles qu'ilz venoient contre luy. Et adonc le Grand commandeur de Cyppre, avec plusieurs frères de Rodes de sa religion, et aussy le seigneur de Varembolois, alemant, et aucuns autres gentilz hommes de la nacion de France, demandèrent au roy congié d'aler descouvrir et veoir leurs ennemis. Lequel leur accorda, moult envis. Si alèrent si avant qu'ilz trouvèrent les Sarrasins, auxquelx ilz escarmuchèrent et en occirent aucuns. Mais en fin, pour la très grande habondance d'yceulx ilz ne porent porter la charge, et en y eut de mors trente ou environ, et les autres se retrayrent envers le roy au mieulx que faire le porrent. Lequel roy chevauchoit grant oire pour trouver ses ennemis. Et ainsi sans faire grande ordonnance chevaucha grande espace, et tant qu'il trouva les Sarrasins assez près d'une ville qui s'appelle Domy. Et estoient au plus près de lui, son frère, prince de Galilée, le connestable de Jhérusalem, deux contes d'Alemaigne et toute la fleur de sa chevalerie. Et adonc le dessusdit roy de Cyppre assailli moult chevaleuresement et soubdainement les Sarrasins, ses adversaires, et tant que de plaine venue leur fist très grand dommage. Mais, ainsy que fortune le volt adverser, le coursier du roy chey des quatre piés à terre, et se desclavèrent les chaingles de sa selle (1). Et après qu'il fut remonté et qu'il volt faire fais d'armes, la selle tourna et le roy chey à terre et son cheval s'enfuy, et fut de nécessité qu'il montast sur ung petit cheval d'un sien escuyer, nommé Antoine Kairy, car tous les petis paiges s'en estoient fuys de fréeur, à tout les grands coursiers. Pour laquelle adventure grant partie des Cypriens cuidèrent certainement que leur roy fust mort, et demourèrent tous esbahis. Et pour ce les Sarrasins, qui jà tournoient en fuie, reprinrent courage. Si vint leur grosse bataille, qui charga sur la gent chrestienne si puissamment, qu'il fut de necessité au roy qu'il se retrayst en la Charcottie dont il s'estoit party. Et quant il vint assez près dudit lieu, ycelui lieu estoit jà environné des Sarrasins, tellement qu'il n'y peut entrer. Et adonc se mirent les Chrestiens en desroy, et commencèrent à fuyr chascun où ilz porent pour le mieulx. Le roy se retraist sur une montaignette assez adventageuse. Et tousjours estoit au plus près de luy son frère le prince de Galilée, lequel lui dist ainsy : « Monseigneur, vous véés clèrement que toutes voz gens vous habandonnent et que vous ne povés résister coptre voz ennemis, veuillez sauver vostre personne, et ayés compacion de vostre royaume. Se vous estes prins, nous sommes tous perdus. Prenés aucuns de voz plus féables serviteurs ; si vous retrayés en aucune seure place, et je demourray cy avec les bannières jusques ad ce que je sentiray que vous serés en lieu seur, et puis feray pour le salut de ma personne ce qu'à Dieu plaira à moy administrer. » Le roy oyant ce le regarda moult doulcement, et lui respondi : « Biau frère, jà Dieu ne plaise que je me parte. Alés reconforter et rassambler mes gens en eulx admonestant qu'à ce besoing se veullent acquiter ou service de leur souverain et naturel seigneur. » Lequel prince de Galilée y ala, à telle heure qu'il fut si durement rencontré de la gent Sarazine que après qu'il eut fait tant de fais d'armes que vaillant prince povoit faire, il fut occis et là demeura mort sur la place. D'aultre part le roy fut si très fort engrossé de ses ennemis, qu'il se parti, tout habandonné de ses gens, et descendit de la montaigne où il estoit, en une petite valée, et là fut tellement assailly qu'il fut enferré en quatre lieux. Si qu'il fut abatu de son cheval à terre, et la gent Sarrasine, non congnoissant que ce fust le roy, de toutes pars commencèrent à férir sur lui pour le mettre à mort, quand ung chevalier de Castelongne du parti d'ycelui roy, nommé Gasserant Savari, se coucha sur le roy, en criant à haulte voix en langage surien : « C'est le Roy ! c'est le Roy ! » Adonc ung capitaine Sarrazin fist ung signe de sa main, auquel tous les autres laissèrent cheoir leurs espées à terre, et le capitaine rebouta la soie ou fourrel (2), et prestement s'en ala devers le roy, en lui disant en langage grec, qu'il avoit pleu à Dieu le délivrer en la main et puissance du Soudant, et lui dit : « Vous venrés pardevers luy, reconfortés vous, car pour certain j'ay bonne espérance qu'il vous fera bonne compaignie. » Le dessusdit chevalier cathelan fut prins avec le roy, et luy respitèrent la vie pour ce qu'il s'estoit si vaillamment maintenu. Ainsy et par ceste manière fut le roy de Cyppre prins de la gent Sarrazine, qui lui mirent une chaîne au col. Et tantost après arrivèrent les gens de pied, qui à toute fin vouloient occire le roy. Mais Dieu par sa doulce miséricorde l'en délivra. Car il estoit homme charitable et de bonne vie envers Dieu. Et brief ensuivant tous ceulx de la partie du roy de Cyppre furent mis à desconfiture, et se sauvèrent ceulx qui sauver se porent, et la plus grand partie par les montaignes où ilz porent le mieulx, et n'en demoura de mors en la place que environ de seize à dix sept cens. Et assez brief ensuivant la gent Sarrasine menèrent le roy de Cyppre à Salmes, où estoit leur navire, et là le mirent en bonne garde. Si furent en celle bataille devant dicte deux contes d'Allemaigne, est assavoir le conte de Hainseberghe et le conte de Noorth, advoué de Coulongne (3), à tout certain nombre de gens. Et si y estoient de Savoie, le seigneur de Varenbon et niessire Jehan de Champaings, seigneur de Gruffy. Lesquelx dessusdiz ne furent, à ladicte bataille, ne mors ne pris.
Item, après ce qu'il fut venu à la congnoissance de par le pays de Cyppre et à Nicossie, de la desconfiture de leurs gens et de la prise de leur roy, messire Gille de Lussegnon (4), frère du roy, et esleu archevesque de Nicossie, avec lui messire Jaques de Caffran, mareschal de Cyppre, qui par l'ordonnance du roy estoient demourés pour la garde de ses enfants, furent adonc moult troublés et desconfortés pour ces piteuses nouvelles, et pour tant, ycelui dimenche, à heure de mie nuit, se départirent de la cité et emmenèrent avec eulx la seur du roy et ses enfants, et si les conduirent en la forteresce de Chermes, qui est située sur la mer à cincq lieues près de Nicossie, et là demourèrent jusques au retour du roy. Et lendemain, qu'il fu le lundi, la communaulté de la ville coururent au palais pour sçavoir aucunes nouvelles du roy. Et quand ilz ne trouvèrent à cuy parler, ilz retournèrent en leurs maisons et prindrent leurs femmes et leurs enfants et aucuns de leurs biens et se départirent de la ville, laissant ycelle du tout habandonnée, si non de povre gent impotente et avugle. Et s'enfuyrent les aucuns devers Famagouce, les autres à Chermes et en autres villes par les montaignes, tant que c'estoit très piteuse chose à les veoir. Et le second jour ensuivant, le capitaine des Sarrasins ala, à tout sa gent, vers la cité de Nicossie, laquelle comme dit est il trouva du tout habandonnée. Si se loga ou palais roial et fist cryer prestement par la cité que tout homme retournast en son propre lieu, est assavoir ceulx de la ville, et on les tendroit paisibles. Pour lequel cry retournèrent dedens ladicte cité, environ de dix à douze mille personnes.
Or est vérité que le roy de Cyppre et le Grand-maistre de Rodes avoient une très grande armée sur la mer, dedens laquelle estoit le bastard de Bourgongne, frère au duc Phelippe, le seigneur de Roubaix et moult d'autres notables seigneurs de diverses marches, lesquelx estoient moult désirans de combatre les Sarrazins. Mais oncques ne peurent avoir vent propice pour eulx monstrer contre lesdiz Sarrasins. Et estoit ledit bastard de Bourgongne arrivé à Vaffe, espérant d'estre à ladicte journée. Et entretant le roy fu prins, comme dit est, et pour ce, ycelui bastard et les siens retournèrent sur mer pour de rechief aler contre yceulx Sarrazins. Et adonc le vent leva tel que les Chrestiens désiroient, et tant qu'en peu d'espace arrivèrent vers l'armée des Sarrazins, et tellement que les parties virent l'un l'autre. Et adonc le capitaine des Sarrasins, qui aussy estoit en mer, voiant les Chrestiens en grand nombre, envoia hastivement ses mesages à l'autre capitaine sarrazin qui estoit à Nicossie. Si lui manda destroitement et sur paine d'estre réputé traytre, qu'il retournast, à tout son ost et ses gens, en son navire. Laquelle chose ledit capitaine acomply. Et, après qu'il eust robé toute la cité de Nicossie et réduict le peuple en chétiveté, il fist bouter les feux ou palais royal et en plusieurs autres lieux, et s'en ala, à tout les siens, à Salmes, où estoit leur navire. Et durant le chemin prinrent plusieurs enfants alaitans leurs mères, et les gectoient sur les espines et sur les hayes, en eulx lapidant très horiblement. Et d'autre part, le capitaine sarrazin, qui tenoit le roy de Cippre prisonnier, luy fist escripre unes lectres à son capitaine général qui estoit sur la mer, contenant, ou en substance, qu'il ne portast nul dommage aux Sarrazins, si chier qu'il avoit la vie dudit roy. Et le porta sur une petite galiotte messire Galleran Savary. Auxquelles lettres le capitaine des Chrestiens obéy, ce que faire ne debvoit seloncq l'opinion de plusieurs. Mais par avant avoient les deux parties fort approchié l'un l'autre, et y avoit eu grand besongne. A laquelle besongne, qui fu de par mer, y eut très dure escarmuche, par espécial de trait, duquel furent, tant d'un party comme d'autre, plusieurs hommes mors et navrés. Et à celle besongne furent fais chevaliers Guy, bastard de Bourgongne, frère au duc Phelippe, Symon de Lalain, Robert, seigneur de Robecque, et aucuns autres de diverses marches, sans conquerre navire l'un sur l'autre, si non la nef des pélerins, dont cy-après est faite mencion. Durant le quel temps se advança une navée chargié de pélerins voulans acquerre honneur. Et espérans pour certain que l'armée des Chrestiens qui estoit sur mer deuist combatre les Sarrasins, alèrent si avant qu'ilz ne porent retourner, et non estans secourus, furent prins, et en la présence du roy de Cyppre, coppés en pièces comme on coppe char au maisiel. Si non aucuns, en très petit nombre, qui furent retenus prisonniers. Et après aucuns peu de jours se remirent à voie, et retournèrent à tout le roy de Cyppre en Surie.
Item, quand lesdiz Sarrasins furent arrivés en Surie à tout leurs prisonniers, ilz menèrent ledit roy de Cypre au Kaire devers le Soudant de Babilonne. Et les autres Chrestiens estoient deux et deux loyés comme bestes (5). Et trainoient les Sarrasins après eulx la bannière Nostre-Dame, le chief en terre, et puis en après le roy de Cyppre chevauchoit sur ung petit mulet sans selle, loyé et enchainé de chaînes de fer. Et en cel estat fu mené en la présence du Soudant, et, constraint ad ce faire, s'agenoulla par neuf fois en enclinant le chief tout bas, baisant la terre à chascune fois. Et quand il fu parvenu jusques au Soudant, qui séoit pompeusement en une gallerie en hault, le fist estre une grosse heure ou environ en bas, en sa présence. Et depuis le fist mener en une grosse tour, où il tint prison tant qu'il fu en la ville du Kaire, où il le fist servir très habondamment, comme roy, de tous vivres, fors de vin. Mais les marchans chrestiens lui en faisoient délivrer secrètement à grand plenté. Et les autres prisonniers chrestiens furent menés en divers lieux.
Item, entretant que ledit roy de Cyppre estoit ainsy en prison au Kaire pardevant le Soudant de Babilone, l'arcevesque de Nicossie, qui estoit frère audit roy, manda messire Pierre de Lussegnen (6), connestable de Jhérusalem, et luy bailla le gouvernement du royaume de Cypre. Lequel fist faire de grans justices, en punissant ceulx qui s'estoient volu rebeller depuis les tribulacions dessusdictes. Et peu de temps après retourna ledit esleu en la cité de Nicossie, laquelle peu après se repeupla. Et brief ensuivant, ung marchant genevois, nommé Benedict Zuessin, commeu de pitié, requist au conseil du Roy qu'ilz envoiassent au Kaire, disant qu'il avoit espérance d'estre occasion de la rédempcion du Roy. Lequel y fu envoyé, et tant y exploita que le Soudant mist le roi de Chippre à finance de deux cent mille ducas, par telle condition que perpetuelment il payeroit pour chascun an trebu de son royaume, de la somme de cinq mille ducas. Et par ainsy fu la paix faite du Soudant avec le Roi de Cyppre. Et fu mis hors des fers, le jour del Assumpcion Nostre Dame. Et depuis ce, le demandoit souvent le Soudant, pour causer avec luy et luy faisoit de merveilleuses questions, en le temptant de habandonner la foy chrestienne. Aux quelles questions le roy respondi à toutes fois si sagement, que le Soudant, non sachant plus que dire, le faisoit prendre avec lui plusieurs réfections de boires et de mengiers, et puis le renvoyoit en prison. Et dedans briefs jours ensuivans qu'il fu mis à finance, le fist ledit Soudant mettre hors de prison et logier dans la ville. Et le faisoit souvent aler eu estat en esbatement sur beaulx chevaulx, noblement acompaignié de la gent Sarrasine. Et depuis fut paiée grand partie de sa finance et bailliée seureté du seurplus. Et après, le jour de Pasques Flouries, fu mis à plaine délivrance. Et fu mis en une galée au port d'Alixandre (7) sur la mer verde. A tout laquelle compaignie de l'amiral de Rodes, il ala descendre à Chermes, et là trouva ses enfans et sa seur et tous les seigneurs et dames de son royaume, avec toute la baronnie et noblesce de son pays, qui tous ensamble le receurent moult révéramment, en regraciant Nostre Seigneur très humblement de sa revenue. Et aucuns jours ensuivans se parti de Chermes; et retourna, acompaignie comme dit est, en sa cite de Nicossie, où il fu de tout son peuple receu joieusement, et se loga en l'ostel du connestable de Jhérusalem. Ouquel hostel il demeura sa vie durant, pour ce que son palais, comme dit est dessus, avoit esté destruict de la gent Sarrazine. Et depuis le trespas de la royne Charlotte (8), ne fut remarié ne eut compaignie à nulle femme, comme ses propres serviteurs le tenoient véritablement. Et vesqui depuis grand espace de temps (9).
Source : La chronique
d'Enguerrand de Monstrelet - Tome IV (L.Douët d'Arcq - 1860)
Notes :
1 Les sangles de sa selle se débouclèrent.
2 La soie ou fourrel, la sienne au fourreau.
3 Cologne.
4
Gilles de Lusignan.
5 Liés comme bêtes.
6 Pierre de Lusignan.
7 Alexandrie.
8 Charlotte de Bourbon, fille de Jean de Bourbon, comte de La Marche.
9 Il mourut le 19 juin 1432, à l'âge de 58 ans.
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