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Chronique
d'Enguerrand de Monstrelet
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L.II-53
- Comment ung praicheur nommé frère Thomas converti plusieurs personnes , et abaty les beubans (1) et les atours des femmes en plusieurs parties. |
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n cest an, ès pays de Flandres, Tournésis, Artois, Cambrésis, Ternois (2), Amiénois, Pontieu, et ès marches environ, régna un prescheur de l'ordre des Carmes, natif de Bretaigne, nommé frère Thomas Couette. Auquel, par toutes les bonnes villes et autres lieux où il vouloit faire ses prédications, les nobles bourgois et autres notables personnes des villes où il estoit, lui faisoient faire ès plus beaux lieux et plentiveux d'ycelles, pour faire assamblée, ung grand eschafault de bois bien planchié, tendu et aourné des plus riches draps de tapisserie et aultres qu'on povoit finer. Sur lequel eschafault estoit préparé ung autel où il disoit sa messe, acompaigné d'aucuns de son ordre et plusieurs autres ses disciples, dont la plus grand partie le suivoient de pied par tout où il aloit ; et il chevauchoit ung petit mulet. Et là, sur celui eschafault, après qu'il avoit dit sa messe, faisoit ses prédicacions, moult longues, en blasmant les vices et péchiez de ung chascun, et par espécial le clergié, est assavoir ceulx qui publiquement tenoient femmes en leur compaignie et enfraingnoient le veu de chasteté. Et pareillement blasmoit et diffamoit très exellentement les femmes de noble lignié et autres, de quelque estat qu'elles fussent, portans sur leurs testes haulx atours ou autres habillemens de parrage, ainsy que ont acoustumé de porter les nobles femmes ès marches et pays dessusdiz. Desquelles nobles femmes, nulles, à tout yceulx atours, de quelque estat qu'elle fust, ne se osoit trouver en sa présence. Car il avoit acoustumé, quand il en voit aucunes, de esmouvoir après ycelles tous les petits enfans, et les admonestoit en donnant certains jours de pardon à ceulx qui ce faisoient, desquelz donner, comme il disoit, avoit puissance, et les faisoit cryer après elles en hault : Au hennin, au hennin ! Et mesmement, quand les dessusdictes femmes de noble lignié se déportoient de devant luy, yceulx enfans en continuant leur cry couroient après, et de fait vouloient tirer jus lesdiz hennins, tant qu'il convenoit que ycelles se sauvassent et missent à seureté en aucun lieu. Pour lesquelz cas et poursuites s'esmeurent, en plusieurs lieux où ilz se faisoient, de grans rumeurs et maltalens entre lesdiz crians au hennin ! et les serviteurs de ycelles dames et damoiselles. Nient mains, le frère Thomas continua tant et fist continuer ès cris et blasphèmes dessusdiz, que toutes les dames et damoiselles et autres femmes portans haulx atours, n'aloient plus à ses prédicacions, sinon en simple estat et descongneu, ainsy et pareillement que les portent femmes de labeur, de petit et povre estat. Et pour lors, la plus grand partie d'ycelles nobles femmes, retournées en leurs propres lieux, ayans grand vergogne des honteuses et injurieuses parolles qu'elles avoient oyes aux diz preschemens, se disposèrent à mettre jus leurs atours et prinrent aultres, tels et assez paraulx que portent femmes de béguinages. Et leur demoura cest estat aucune petite espace de temps. Mais à l'exemple du lymeçon (3), lequel quand on passe près de luy retrait ses cornes par dedens et quand il ne ot plus riens les reboute dehors, ainsy firent ycelles. Car en assez brief terme après que ledit prescheur se fust départy du pays, elles mesmes recommencèrent comme devant et oublièrent sa doctrine, et reprinrent petit à petit leur viel estat, tel ou plus grant qu'elles avoient acoustumé de porter. Pour lesquelz estas ainsy mis jus à l'instance et exortacion d'ycelui frère Thomas, et aussy pour les blasphèmes qu'il disoit communément, en espécial contre les nobles et gens d'église, il acquist grand amour et renommée de tout le peuple par tous les pays où il aloit, et estoit d'yceulx moult honnouré et exaulçié. Et d'autre part, par tous les lieux où il aloit, tant des bonnes villes comme d'ailleurs, les nobles, le clergié, les bourgois et généralement toutes gens, lui faisoient révérence et honneur à leur pooir, aussy grandement et révèremment comme on eust peu faire à ung des apostles de Nostre-Seigneur Jhésucrist, se il fust du ciel descendu sur terre ; ycelui estant acompaigné de grant multitude de peuple, alans loing aux plains champs au-devant de luy. Et de là, par les plus notables, tant de chevaliers comme aultres, se ilz y estoient menés, eulx estant à pied tenans la bride de son mulet jusques à son hostel, qui estoit communément sur le plus riche bourgois de la ville. Et ses disciples, dont y en avoit pluiseurs, se logèrent en plusieurs lieux des plus honnestes maisons des villes. Si se tenoient pour bien eureux ceulx qui, luy ou les siens, povoient avoir à hostes. Et quand ledit frère Thomas estoit, comme dit est, à son logis, il se tenoit en une chambre moult solitairement, sans vouloir souffrir que nulle personne ens repaire avec luy, sinon assez peu, fors tant seulement aulcuns de sa famille (4). Et après qu'il avoit fait ses prédicacions, vers la fin il admonestait moult instamment, tant sur dampnacion d'âme comme sur paine d'excommeniement, que toutes gens qui avoient en leurs maisons tabliers, eschequiers, cartes, quilles, dez et aultres instrumens dont on pouvoit jouer à quelque jeu de plaisance, les apportassent à luy. Et pareillement constraingnoient les femmes qu'elles y apportassent leurs hennins, et là, devant son eschafault, il faisoit allumer grans feus et bouter tout dedens les choses devant dictes. Sy régna en yceulx pays l'espace de cinq ou six mois, et fut en pluiseurs notables cités comme Cambray, Tournay, Aras, Amiens et Terrewane, où il fist, comme dit est, plusieurs prédicacions, à la louenge du menu peuple. Aux quelles se assambloient aulcune fois, seize ou vingt mille personnes, et faisoit mettre les hommes d'un costé et les femmes de l'aultre et tendre une corde entre deux, pour ce qu'il disoit avoir veu entre eulx aucune fausseté, en faisant lesdictes prédicacions. Pour lesquelles faire il ne prenoit point d'argent, ne ne souffrait qu'on le pourchassast, ainsi qu'on suelt faire autres prescheurs. Mais il estoit assez content qu'on luy donnast aulcuns riches aouruemens d'église, et qu'on revestit ses disciples et paiast ses despens. De laquelle chose faire on estoit tout joyeulx. Et pour parfaite affection et espérance que pluiseurs notables personnes avoient en ce qu'il fust homme prudent et de sainte vie, se mirent à le sievir partout où il aloit, et en laissèrent pluiseurs pour ce faire, père et mère, femmes et enfans, et leurs prouchains amis. Entre lesquelz le poursievit et acompaigna par grand espace, le seigneur d'Antoing, et aulcuns aultres nobles. Après lequel temps, sans avoir esté en nul de yceulx pays redargué, ne corrigié par aucuns clercz, se départy à la très louenge et amour du peuple, et au contraire à l'indi-gnacion de plusieurs gens d'église. Et s'en ala monter sur mer au port de Saint Walery pour s'en aler en Bretaigne, dont il estoit nez.
Source
: La chronique
d'Enguerrand de Monstrelet - Tome IV (L.Douët d'Arcq - 1860)
Notes :
1 Vérard met bobans.
2 Région de St-Pol sur Ternoise (Pas de Calais) - comte de St-Pol.
3 Limaçon.
4 De sa famille : c'est à dire de son entourage.
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