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Chronique
d'Enguerrand de Monstrelet
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L.II-57
- Comment une pucelle nommée Jehenne vint devers le roy Charles à Chinon. où il se tenoit, et comment ledit roy la retint avec luy. |
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n l'an dessusdit, vint devant le Roy Charles à Chinon, où il se tenoit grand partie du temps, une pucelle josne fille, éagié de vint ans ou environ, nommée Jehenne, laquelle estoit vestue et habillié en guise d'homme. Et estoit née des parties d'entre Bourgongne et Lorraine, d'une ville nommée Domremy, assez près de Vaucouleur. Laquelle Jehenne fu grand espace de temps meschine (1) en une hostelerie, et estoit hardie de chevaulchier chevaulx et les mener boire, et aussy de faire appertises (2) et aultres habiletez que josnes filles n'ont point acoustumé de faire (3). Et fu mise à voie et envoyée devers le Roy, par ung chevalier nommé messire Robert de Baudricourt, capitaine de par le Roy, de Vaucouleur (4), lequel ly bailla chevaux, et quatre ou six compaignons. Si se disoit estre pucelle, inspirée de la grace divine, et qu'elle estoit envoyée devers yceluy Roy pour le remettre en la possession de son royaume, dont il estoit enchacié et débouté à tort. Et estoit en assez povre estat. Si fut environ deux mois en l'ostel du Roy dessusdit, lequel par pluiseurs fois elle admonestoit par ses parolles, qu'il ly baillast gens et ayde, et elle rebouteroit ses ennemis et exauceroit sa signourie. Durant lequel temps, le Roy, ne son conseil, ne adjoustoient point grand foy à elle, ne à chose qu'elle sceust dire, et le tenoit-on comme une folle, desvoiée de sa santé. Car à si grand princes et aultres nobles hommes, telles ou pareilles parolles sont moult doubtables et périlleuses à croire, tant pour l'yre Nostre Seigneur principalement, comme pour le blasphème qu'on en pourroit avoir des parlers du monde. Nientmains, après qu'elle eust esté en l'estat que dit est une espace, elle fut aidiée, et ly furent bailliés gens et habillemens de guerre. Et esleva ung estendart où elle fist paindre la représentacion de nostre Créateur. Si estoient toutes ses parolles du nom de Dieu, pour quoy grand partie de ceulx qui le veoient et oioient parier, avoient grande crédence et variacion qu'elle fust inspirée de Dieu, comme elle se disoit estre. Et fut par plusieurs fois examinée de notables clercz et autres saiges hommes de grande auctorité, adfin de sçavoir plus à plain son intencion. Mais toujours elle se tenoit en son propos, disant que si le Roy le vouloit croire, elle le remetteroit en sa signourie. Et depuis ce temps, fist aucunes besongnes, dont elle acquist grande renommée. Desquelles sera ci-après plus à plain déclairé. Et lors qu'elle vint devers le Roy, y estoit le duc d'Alençon, le mareschal du roy, et aultres pluiseurs capitaines. Car le Roy avoit tenu grand conseil pour le fait du siége d'Orliens. Et de là, ala à Poitiers, et ycelle pucelle avec luy. Et brief ensuivant fut ordonné que ledit mareschal meneroit vivres et autres besongnes nécessaires audit lieu d'Orliens, à puissance. Si volt Jehenne la pucelle aler avecques, et fist requeste qu'on ly baillast harnois pour ly armer et habillier ; lequel ly fut baillié. Et tost après leva son estendart, et ala à Blois, où l'assamblée se faisoit, et de là à Orliens, avecques les autres. Si estoit tous jours armée de plain harnois. Et en ce mesme voiage se mirent pluiseurs gens de guerre soubz elle. Et quand elle fut venue en ycelle cité d'Orliens, on ly fist très grande chière, et furent moult de gens resjoys de sa venue, si comme vous orrez recorder plus à plain assez briefment.
En l'an dessus dit vint devers le roi Charles de
France, à Chinon, où il se tenait une grande partie du temps, une
pucelle, jeune fille, âgée de vingt ans ou environ, nommée Jeanne,
laquelle était vêtue et habillée en guise d'homme. Elle était née des parties
entre Bourgogne et Lorraine, d'une ville nommée Domrémy,
assez près de Vaucouleurs.
Cette pucelle Jeanne fut, pendant un grand espace de temps, chambrière
en une hôtellerie ; elle était hardie à chevaucher les chevaux et à
les mener boire, et à faire des tours, et autres habiletés que
les jeunes filles n'ont point coutume de faire. Elle fut mise en chemin
et envoyée vers le roi par un chevalier nommé Messire Robert de Baudricourt,
de par le roi capitaine de Vaucouleurs, qui lui prêta des chevaux
et quatre ou six compagnons. Elle disait être pucelle, inspirée de
la grâce divine, et être envoyée vers le roi pour le remettre en possession de son royaume, dont il était chassé et débouté à tort et qui était en fortmauvais état. Elle fut environ deux mois en l'hôtel du roi,
l'admonestant par ses paroles de lui donner gens et aide, et qu'elle
relèverait son royaume.
Durant ce temps, ni le roi ni son conseil n'ajoutaient que peu de foi à
ses promesses, et à chose qu'elle sût dire ; on la tenait pour une folle
dont l'esprit était dévoyé. Pour de si grands princes, en effet, comme
pour tout noble personnage, telles et semblables paroles sont suspectes
et périlleuses à croire, principalement pour ne pas attirer l'ire de Notre-Seigneur, mais aussi pour les dérisions qu'on pourrait s'attirer des parlers
du monde. Néanmoins, après qu'elle fût demeurée quelque temps en
l'état qui vient d'être dit, on lui vint en aide ; on lui donna et gens et équipement de guerre ; et elle arbora un étendard où elle fit peindre la
représentation de notre Créateur. Aussi toutes ses paroles étaient du nom
de Dieu. Ce qui faisait qu'une grande partie de ceux qui la voyaient et
l'entendaient parler, avaient cette confiance et cette inclination à croire
qu'elle était inspirée de Dieu, ainsi qu'elle disait l'être.
Elle fut par plusieurs fois examinée par de notables clercs, par d'autres
hommes sages, de grande autorité, afin de savoir plus à plein son intention
; elle fut toujours constante en son propos, disant que si le roi voulait
la croire, elle le remettrait en sa seigneurie, et depuis ce temps, elle fit
des œuvres dont elle acquit grande renommée, ainsi que ce sera plus à
plein déclaré ci-après.
Lorsqu'elle vint vers le roi, se trouvaient auprès du prince le duc
d'Alençon, le maréchal de Rais, et plusieurs autres capitaines, car le roi
avait tenu un grand conseil pour le fait du siège d'Orléans. De Chinon il
alla à Poitiers, et la Pucelle avec lui.
Bientôt après, il fut ordonné que le maréchal mènerait des vivres et
d'autres approvisionnements nécessaires à Orléans, avec des renforts.
Jeanne la Pucelle voulut faire partie de l'expédition; elle fit requête qu'on
lui donnât ce qui était nécessaire pour s'armer et s'équiper ; ce qui lui
fut donné. Bientôt après, elle arbora son étendard et elle alla à Blois où
se faisait la réunion, et de là à Orléans avec les autres.
Elle était toujours armée de toutes pièces, et en ce même voyage, plusieurs gens de guerre se mirent sous sa conduite. Et quand elle fut
arrivée dans la cité d'Orléans, on lui fit très grand accueil, beaucoup de
gens se réjouirent de sa venue, comme vous entendrez le rappeler plus
longuement sans trop tarder.
Source : La chronique
d'Enguerrand de Monstrelet - Tome IV (L.Douët d'Arcq - 1860)
Mise en Français plus moderne : J.B.J. Ayroles, "La vraie Jeanne d'Arc" - t.III.
Notes :
1 Servante.
2 Apertise : force, agilité, adresse. (Lacurne)
3 Dans le ms. 8346 que nous suivons, on trouve ici (fol 50 v°, en marge et d'une main plus moderne, qui pourrait être de la fin du quinzième siècle ou même du seizième, l'importante variante que voici : « Toute sa vye fut bergière, gardant les berbis, jusques a ce qu'elle fut menée devers le roy, ne jamès n'avoir eu cheval, au moins pour monter dessus. »
4 Ce nom, qui était resté en blanc dans notre manuscrit, y a été ajouté de la même main qui a écrit la note marginale reproduite plus haut.
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