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Chronique
d'Enguerrand de Monstrelet
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L.II-59
- Comment la Pucelle Jehenne et plusieurs autres capitaines François rafreschirent la ville d'Orliens de vivres et de gens d'armes, et depuis levèrent le siège. |
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tem, après que les capitaines anglois dessusdiz, avec leurs gens, eurent, par l'espace de sept mois ou environ, continué leur siège entour la ville d'Orliens et ycelle moult oppressée et travaillée, tant par leurs engiens comme par les fortificacions et bastilles qu'ilz y avoient faites en plusieurs lieux jusques au nombre de soixante, les asségiés, véans que par ycelle coutinuacion estoient en péril d'estre mis en la servitude et obéyssance de leurs ennemis, se conclurent et disposèrent de ad ce résister de tout leur pouvoir et de y remédier par toutes les manières que faire se pourraient. Si envoyèrent devers le roy Charles adfin d'avoir ayde de gens et de vivres. Si leur furent envoyés de quatre à cinq cens combatans, et depuis en viurent bien sept mille (1), avecques aucuns vivres qui estoient en vaisseaulx, conduis parmy l'eaue de Loire d'yceulx gens d'armes. Et avec eulx vint Jehenne la Pucelle, dont dessus est faicte mencion ; et jusques à ce jour avoit encore fait peu de choses dont il fust grand renommée. Et lors, ceulx de l'ost s'efforcèrent de conquerre les dessusdiz vivres. Mais ilz furent bien deffendus par ladicte Pucelle, et furent mis à sauveté. Dont ceulx de la ville firent bonne chière et furent moult joyeux, tant pour la venue d'ycelle Pucelle, comme pour les vivres dessusdiz. Et lendemain, qui fut par un jeudi, Jehenne la Pucelle se leva assez matin, et en parlant à plusieurs capitaines de la ville et aultres gens de guerre, les induist et admonesta moult fort par ses parolles, qu'ilz se armassent et le suivissent. Car elle vouloit aler, ce disoit-elle, assaillir et combatre les ennemis, disant en oultre, que bien sçavoit sans faille que ilz seraient vaincus. Lesquelz capitaines et autres gens de guerre estoient tous esmerveillés de ses parolles. Dont la plus grand partie se mirent en armes, et s'en alèrent avecques elle assaillir la bastille de Saint Leup (2), qui estoit moult forte. Et avoit dedens de trois à quatre cens Anglois, lesquelz assez tost furent conquis, mors et pris, et mis à grand meschief. Et ladicte fortificacion fut toute démolie et mise en feu et en flambe. Si s'en retourna ladicte Pucelle, à tout ses gens d'armes, dedens la cité d'Orliens, où elle fut grandement de toutes gens honnourée. Et lendemain, qui fut le vendredi, yssy ladicte Pucelle de rechief hors de la ville, à tout certain nombre de combattans, et ala assaillir la seconde bastille, plaine d'Anglois. Laquelle pareillement comme la première, fut gaignée et vaincue, et ceulx de dedens mors et mis à l'espée. Et après que ladicte Pucelle eust fait ardoir et embraser ycelle seconde bastille, se retourna dedens la ville d'Orliens, où elle fut plus que devant exaucée et honnourée de tous les habitans d'ycelle. Et le samedi ensuivant, assailly par grand vaillance et de très forte voulenté, la très forte bastille du bout du pont, qui merveilleusement et puissamment estoit fortifiée. Et si estoit dedens la fleur des meilleurs gens d'Angleterre et droites gens d'armes d'eslite ; lesquelz, moult longuement et prudentement se desfendirent. Mais ce ne leur valu gaires, car par vive force et proesce de combatre, furent prins et conquis, et la greigneur partie mis à l'espée. Entre lesquelz fut mort ung très renommé et vaillant capitaine anglois appelle Classedas (3), et avec lui le seigneur de Molins, le bailli d'Evreux, et pluiseurs aultres notables hommes de grand estat. Après laquelle conqueste retournèrent dedens la ville, Jehenne la Pucelle et les François, à petite perte de leurs gens. Et non obstant que de ces trois assaulx la dessusdicte Pucelle en portast la commune renommée, nientmains si y estoient tous les capitaines, ou au mains la plus grand partie, qui durant ledit siège avoient esté dedens ladicte ville d'Orliens, desquelz par dessus est faite mention, aux diz assaulx. Et se y gouvernèrent chascun en droit soy si vaillamment comme gens de guerre doibvent faire en tel cas. Tellement, que en ces trois bastilles furent, que mors que prins, de six à huit cens combatans, et les François ne perdirent que environ cent hommes de tous estas.
Le diemenche ensuivant, les capitaines anglois, est assavoir le conte de Suffort, Talbot, le seigneur d'Escalles et aulcuns aultres, voians la prinse de leurs bastilles et la destruction de leurs gens, prinrent ensemble conclusion qu'ilz se assambleroient et metteroient tous ensemble en une bataille seule, en délaissant leurs logis et fortification, et en cas que les François les vouldroient combatre, ilz les attenderoient, ou se ce non, ils se départiraient en bonne ordonnance et retourneraient ès bonnes villes et forteresces de leur party. Laquelle conclusion, ainsy qu'ilz l'avoient avisée, ilz l'entretinrent. Car ce diemenche, très matin, ilz habandonnèrent toutes leurs autres bastilles, en boutant les feux en aulcunes. Puis se mirent en bataille, comme dit est, où ilz se tinrent assez bon espace, attendant que les François les alassent combatre. Lesquelz n'eurent talent de ce faire, par l'exortacion de la Pucelle. Et adonc, les Anglois qui voyoient leur puissance malement affaiblie et trop diminuée, et qu'il estoit impossible à eulx de là plus demourer se pis ne vouloient faire, se mirent à chemin et retournèrent en ordonnance ès villes et places tenans leur party. Si firent lors par toute la ville d'Orliens grand joie et grand resbaudissement quand ainsy se virent dé livrés de leurs ennemis, et le ramanent en aler à leur confusion; lesquelz par long temps les avoient grande ment tenus en dangier. Si furent envoyés pluiseurs gens de guerre dedens ycelles bastilles, où ils trouvèrent aulcuns vivres et aultres biens très largement, qui tantost par eulx furent portés à sauveté. Si en firent bonne chière, car il ne leur avoit gaires cousté. Et lesdictes bastilles furent prestement arses et démolies jusques en terre, adfin que nulles gens de guerre ne se y peussent plus logier.
Depuis sept mois environ les capitaines anglais avec leurs gens faisaient le siège d'Orléans. La ville était fort oppressée et travaillée tant par
leurs machines de guerre que par les fortifications, bastilles et forteresses
qu'ils avaient élevées en plusieurs lieux, jusques au nombre de
soixante, et les assiégés voyaient bien que la prolongation les mettait
en péril d'être mis en la servitude et obéissance de leurs ennemis. Décidés
et disposés à résister de tout leur pouvoir, et à empêcher pareille extrémité
par tous moyens que trouver ils pourraient, ils envoyèrent vers le
roi Charles, pour en avoir secours de gens et de vivres.
De quatre à cinq cents combattants environ leur furent envoyés ;
depuis il en vint bien sept mille avec des vivres, qui étaient conduits par
ces hommes d'armes par la rivière de la Loire; avec eux vint Jeanne la
Pucelle. Jusques à ce jour elle avait fait peu de choses dont il fût
quelque renommée.
Les assiégeants s'efforcèrent de conquérir ce convoi de vivres ; mais il
fut bien défendu par la Pucelle et par ceux qui étaient avec elle, et il fut
préservé ; les habitants de la ville en furent bien ravitaillés ; et ils furent
très joyeux tant de la venue de la Pucelle que des vivres ainsi introduits.
Le lendemain, qui fut un jeudi 3, Jeanne se leva très matin, et, s'adressant à plusieurs capitaines de la ville et autres gens de guerre, les exhorta
et les pressa très fort par ses paroles de s'armer et de la suivre, car disait-elle, elle voulait assaillir et combattre les ennemis, ajoutant qu'elle savait sans faillir qu'ils seraient vaincus.
Ces capitaines et les autres gens de guerre étaient tous émerveillés de
ses paroles; la plupart se mirent en armes, et s'en allèrent avec elle assaillir la bastille de Saint-Loup, qui était très forte, et que défendaient
de trois à quatre cents Anglais ou environ. Ils furent très promptement
vaincus, morts, pris, et mis en déplorable état ; la fortification fut entièrement
démolie et livrée au feu et à la flamme. Ladite Pucelle s'en
retourna ainsi dans la cité d'Orléans, où elle fut très grandement honorée
et festoyée de toutes gens. Le lendemain, qui fut le vendredi, la Pucelle Jeanne sortit de nouveau
de la ville avec un certain nombre de combattants, et alla assaillir la
seconde bastille pleine d'Anglais. Comme la première, elle fut gagnée et
emportée; et ceux qui y étaient renfermés furent mis à mort et passés
au fil de l'épée. La Pucelle ayant fait mettre en feu et embraser cette
seconde bastille, retourna dans Orléans, où, plus que devant, elle fut
encore exaltée et honorée par tous.
Le lendemain samedi, elle assaillit avec grande vaillance et grande
ardeur la très forte bastille du bout du pont qui était merveilleusement et
puissamment fortifiée. Là se trouvait la fleur des meilleurs gens de
guerre de l'Angleterre, et la véritable élite des hommes d'armes. Ils se
défendirent très longuement et très habilement; mais cela ne leur valut
guère ; de vive force et par prouesse de bataille ils furent pris et
conquis, et la grande partie fut mise à l'épée. Parmi les morts fut un
très renommé et vaillant capitaine anglais, appelé Classidas,
et avec lui le seigneur de Molins, le bailli d'Évreux, et plusieurs autres
nobles hommes de grand état.
Après cette conquête, retournèrent dans la ville Jeanne la Pucelle et
les Français, sans n'avoir perdu que peu de leurs gens. Et quoique,
d'après la commune renommée, la Pucelle passât pour avoir conduit ces
trois attaques, néanmoins tous les capitaines, ou au moins la plus grande
partie d'entre eux, qui durant le siège avaient été dans Orléans, se trouvèrent à ces assauts. Ils s'y comportèrent, chacun de leur côté, aussi
vaillamment que gens de guerre doivent le faire en pareil cas, si bien
qu'en ces trois bastilles de six à huit cents combattants furent tués, ou faits prisonniers, et les Français ne perdirent qu'environ cent hommes
de tous états.
Le lendemain dimanche, les capitaines anglais, à savoir le comte de
Suffolk, Talbot, le seigneur de Scales et plusieurs autres, voyant la prise
de leurs bastilles et la perte de leurs gens résolurent de s'assembler et de se former tous en un seul corps d'armée, en délaissant leurs logis et
leurs fortifications ; si les Français voulaient les combattre, ils les attendraient
; s'ils ne le voulaient pas, ils partiraient en bonne ordonnance et
retourneraient dans les bonnes villes et forteresses de leur parti. Ce qu'ils avaient résolu, ils l'exécutèrent. Ce dimanche, très matin, ils
abandonnèrent les bastilles qui leur restaient, en mettant le feu à plusieurs
d'entre elles ; puis se mirent en ordre de bataille et s'y tinrent un
assez bon espace de temps, attendant que les Français vinssent les
combattre ; ce dont, par l'exhortation de la Pucelle, les Français n'eurent
pas la volonté. Les Anglais, qui voyaient leurs forces très affaiblies et bien
diminuées, comprenant qu'il leur était impossible de prolonger leur
séjour sans encourir pire encore, se mirent en chemin et retournèrent
en bonne ordonnance dans les villes et places qui tenaient leur cause.
Ce fut alors dans tout Orléans grande joie et grande exultation de se voir ainsi délivrés de leurs ennemis, de voir partir à leur confusion ce qui restait de ceux qui, pendant longtemps, les avaient tenus en grand danger. Plusieurs gens de guerre furent envoyés dans les bastilles, où très largement
ils trouvèrent des vivres et d'autres biens qui promptement furent
par eux mis en sûreté. Ils en firent bonne chère ; car ils ne leur avaient
guère coûté. Ces mêmes bastilles furent prestement brûlées et démolies
jusques aux fondements pour que nuls gens de guerre ne pussent
plus s'y loger.
Source : La chronique
d'Enguerrand de Monstrelet - Tome IV (L.Douët d'Arcq - 1860)
Mise en Français plus moderne : J.B.J. Ayroles, "La vraie Jeanne d'Arc" - t.III.
Notes :
1 Ces nombres sont en chiffres dans le ms. 8346, et en toutes lettres dans Vérard.
2 La bastille de Saint Loup.
3 Classidas (Glasdal)
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