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Chronique
de la Pucelle
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- Prise de la bastide de Saint-Loup |
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udict jour, environ midy, aucuns des nobles issirent d'Orléans
avec grand nombre de gens de traict et de commun, qui livrèrent
un fier et merveilleux assault contre Anglois qui tenoient la bastide
Sainct-Loup, laquelle fut moult deffensable et fortifiée
; car elle avoit esté, grandement garnie par le sire de Tallebot,
tant de gens, vivres, comme d'habillemens. François furent
moult grevez en iceluy assault. Et durant iceluy y vint très
hastivement la Pucelle armée, à estendart desployé
parquoy l'assault enforça de plus en plus. (1)
Ceste Pucelle ne sçavoit riens de la sortie desdicts
gens de guerre hors la ville, ny n'en estoit nouvelles en son hostel
ny en son quartier, et s'estoit mise à dormir ; et n'y avoit
audict hostel que son paige et la dame de leans, qui s'esbatoient
à l'huys. Et soudainement elle s'esveilla et leva, et commença
à appeller gens. Alors vint la dame et le paige, auquel elle
dist : "Va quérir mon cheval. En nom Dieu, les gens
de la ville ont affaire devant une bastide, et y en a de blessez."
Si dist qu'on l'armast hastivement, et on luy aydast à s'armer.
Et quand elle fut preste, monta à cheval et courut sur le
pave, tellement que le feu en sailloit ; et alla aussi droict, comme
si elle eust sceu le chemin par avant ; et toutesfois onques n'y
avoit entré. Ladicte Jeanne dist depuis que sa voix l'avoit
esveillée et enseigné le chemin, et que Messires luy
avoit faict sçavoir.
Et depuis sa venue audit lieu, ne fut Anglois qui peust
illec blesser François ; mais bien François
conquirent sur eux la bastide ; et Anglois se retirèrent
au clocher de l'église, et là François recommançèrent l'assault, qui dura longuement. Pendant lequel Tallebot fist issir
Anglois à puissance des autres bastides, pour secourir ses
gens ; mais à ceste mesme heure estoient issus d'Orléans
tous les chefs de guerre, atout leur puissance, qui se misrent aux
champs en batailles ordonnées, entre la bastide assaillie
et les autres bastides angloises, attendans illec Anglois pour les
combattre. Mais le sire de Tallebot, ce voyant, fist retirer Anglois
au dedans de leurs bastides, délaissant en abandon les Anglois
de la bastide Sainct-Loup, qui furent conquis par puissance, environ vespres (2).
Et il y eut là des Anglois audict clocher, qui
prindrent habillemens de prestres ou de gens d'église, lesquels
on voulut tuer ; mais ladicte Jeanne les garda, disant qu'on ne
debvoit rien demander aux gens d'église, et les fist amener
à Orléans.
Dont fut l'occision nombrée à huit vingts
hommes (3), et la bastide fut arse et
démolie ; en laquelle François conquirent très
grand quantité de vivres et autres biens. En après,
la Pucelle, les grans seigneurs et leur puissances rentrèrent
à Orléans ; dont à icelle heure furent rendues
grâces et louanges à Dieu par toutes les églises,
en hymnes et dévotes oraisons, à son de cloches, que
Anglois pouvoient bien ouyr ; lesquels furent fort abaissez de puissance
par ceste partye, et aussi de courage (4).
La Pucelle désiroit fort de faire partir entièrement
Anglois du siège ; et par ce, requist les chefs de guerre
qu'ils ississent à toute puissance, le jour de l'Ascension,
pour assaillir la bastide Sainct-Laurens, où furent tous
les plus grands chefs de guerre et le plus de la puissance des Anglois
; et néanmoins elle ne fist aucun doubte que tantost ne les
deust conquérir ; mais bien se tenoit seure de les avoir,
et disoit ouvertement que l'heure estoit venue, mais les chefs de
guerre ne furent point d'accord d'issir ny besongner ceste journée,
pour la révérence du jour ; et d'autre part furent
d'opinion de, premièrement, tant faire que les bastides et
boulevars du costé de la Soulongne peussent estre conquis
avec le pont, afin que la ville peust recouvrer vivres de Berry
et autres pays. Ainsi la chose print délay ceste journée,
à la grand desplaisance de la Pucelle, qui s'en tint mal
contente des chefs et capitaines de guerre.
Ladicte Pucelle avoit grand désir de sommer elle
mesme ceux qui estoient en la bastille du bout du pont et des Tournelles,
où estoit Glacidas, car on pouvoit parler à eux de
dessus le pont ; si y fut menée. Et quand les Anglois sceurent
qu'elle y estoit, y vindrent en leur garde ; et elle leur dist "que
le plaisir de Dieu estoit qu'ils s'en allassent, ou sinon qu'ils
se trouveroient courroucez." Alors il commencèrent
à se mocquer et y injurier ladicte Jeanne, ainsi que bon
leur sembla. Dont elle ne fut pas contente, et son courage luy en
creut ; si delibéra le lendemain de les aller visiter.
Ce même jour, sur le midi, quelques nobles sortirent d'Orléans avec un grand nombre de gens de trait et d'hommes du peuple, et ils livrèrent un fier et merveilleux assaut contre les Anglais qui tenaient la bastide Saint-Loup, bastide bien défendable et bien fortifiée, le sire de Talbot l'ayant grandement approvisionnée de gens, de vivres et de munitions de guerre. Les Français furent très maltraités en cet assaut, auquel vint très hâtivement la Pucelle, en armes, et étendard déployé; ce qui fit reprendre l'assaut avec plus d'acharnement.
La Pucelle n'avait rien su de la sortie des gens de guerre hors de la ville, et il n'en était pas nouvelles en son hôtel ni en son quartier; elle s'était mise à dormir, et il n'y avait audit hôtel que son page et la dame de céans, qui s'ébattaient à la porte. Soudainement elle s'éveilla, se leva, et commença à appeler ses gens. Alors vint la dame, et avec elle le page auquel elle dit : « Va quérir mon cheval. En nom Dieu, les gens de la ville ont affaire devant une bastide, et il y en a de blessés. » Elle demanda qu'on se hâtât de l'armer, et on lui donna de quoi s'armer. Et quand elle fut prête, elle monta à cheval et courut sur le pavé, tellement que le feu en jaillissait ; elle alla aussi droit que si elle avait su le chemin par avant ; et toutefois jamais elle ne l'avait parcouru. Jeanne a dit depuis que sa voix l'avait éveillée et lui avait enseigné le chemin, et que Messire le lui avait fait savoir.
Depuis sa venue sur les lieux, aucun Anglais ne put y blesser un Français ; mais bien les Français conquirent sur eux la bastide ; les Anglais se retirèrent au clocher, et les Français recommencèrent l'assaut qui dura longuement. Pendant ce temps, Talbot fit sortir les Anglais en force des autres bastides pour secourir ses gens ; mais, à la même heure, étaient sortis d'Orléans tous les chefs de guerre, avec tous leurs hommes, qui se mirent aux champs, ordonnés en bataille entre la bastille assaillie et les autres bastides ennemies, attendant les Anglais pour les combattre. Le sire de Talbot, ce voyant, fit rentrer ses Anglais au dedans de leurs bastides, délaissant en abandon les Anglais de la bastide Saint-Loup, qui furent conquis de vive force, environ l'heure des vêpres.
Il y eut audit clocher des Anglais qui prirent des vêtements de prêtre ou de gens d'Eglise ; on voulut les tuer, mais Jeanne les préserva, en disant qu'on devait ne rien demander aux gens d'Eglise, et elle les fit amener à Orléans.
Les morts pour les Anglais furent nombres huit-vingts hommes; la bastide fut brûlée et démolie ; les Français y conquirent une très grande quantité de vivres et d'autres biens. Par après, la Pucelle, les grands seigneurs, et leurs hommes rentrèrent à Orléans ; sur-le-champ furent rendues grâces et louanges à Dieu dans toutes les églises par hymnes et dévotes oraisons, au son des cloches, que les Anglais pouvaient bien ouïr, lesquels, par ce coup, furent fort abaissés de puissance et aussi de courage.
La Pucelle désirait ardemment faire lever entièrement le siège aux Anglais ; et, pour ce, elle requit les chefs de guerre de sortir avec toutes leurs forces, le jour de l'Ascension, afin d'assaillir la bastide Saint-Laurent, où se trouvaient les plus grands chefs de guerre avec les meilleures forces des Anglais ; elle ne faisait, nonobstant, le moindre doute qu'elle ne dût les vaincre, et se tenait sûre de les avoir; elle disait ouvertement que l'heure était venue ; mais les chefs ne furent point d'accord de sortir et de combattre ce jour, pour la révérence de la fête; et, d'autre part, leur avis fut qu'il fallait premièrement s'efforcer de conquérir les boulevards et les bastides du côté de la Sologne, ainsi que le pont, pour que la ville pût recevoir des vivres du Berry et des autres pays. Ainsi la chose prit délai cette journée à la grande déplaisance de la Pucelle, qui se tint mal contente des chefs et des capitaines de guerre (4).
La Pucelle avait grand désir de sommer par elle-même ceux qui étaient en la bastille du bout du pont et des Tournelles où était Glacidas, car on pouvait leur parler de l'extrémité de la partie du pont occupée par les assiégés; aussi y fut-elle menée. Quand les Anglais surent qu'elle y était, ils vinrent en leur lieu de garde, et elle leur dit que le plaisir de Dieu était qu'ils s'en allassent; sans quoi ils s'en trouveraient mal. Alors ils commencèrent à se moquer d'elle, et à l'injurier, ainsi que bon leur sembla; ce dont elle ne fut pas contente, mais son courage s'en accrut; et elle arrêta d'aller le lendemain les visiter.
Source : édition Vallet de Viriville - 1859
Notes :
1 Chapitre repris de la geste des nobles François
2 Vêpres : de 6 heures à 9 heures du soir.
3 Cent-soixante hommes (160).
4 D'autres disent que la Pucelle ne voulut pas combattre par révérence pour la fête.
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