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Chronique
de la Pucelle
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- Le
Roy touche les écrouelles à Saint-Marcoul -
Il se dirige par la Picardie vers l'Île de France |
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e roy séjourna,en ladite cité par trois jours. Or
est vray que de tous temps les rois de France, après leurs
sacres, avoient accoustumé d'aller en un prieuré qui
est de l'église Sainct-Remy, nommé Corbigny, assis
et situé à environ six lieues de Rheims, auquel est
un glorieux sainct qui est du sang de France, nommé sainct
Marcoul, auquel tous les ans a grande affluence de peuple pour la
maladie des écrouelles, par le mérite duquel on dit
que les roys en guarissent. Et pour ce s'en alla audit lieu de Sainct-Marcoul
et y fit bien et dévotement ses oraisons et offrandes. Et
de ladite église il print son chemin à aller en une
petite ville fermée, appartenant à l'archevesque de
Rheims, nommée Vailly, qui est à quatre lieues de
Soissons et aussi quatre lieues de Laon. Et les habitans de ladite
ville luy fisrent pleine obéyssance et le
receurent grandement bien selon leur pouvoir, et se logea pour le
jour, luy et son ost, audist pays et de là envoya à
Laon, qui est une notable et forte cité, les sommer qu'ils
se missent en son obéyssance, ce qu'ils firent très
bien et volontiers. Et
pareillement fisrent ceux de la cité de Soissons, en laquelle
il alla droict de Vailly et y fut receu à grande joye. Il
y séjourna trois jours et son ost, tant en la ville comme
és environs. Et pendant qu'il y estoit, luy vint nouvelles
que ChasteauThierry, Provins, Coulommiers, Crécy en Brye
et plusieurs autres se rendirent françoises et en son obéyssance
; dans ce temps y mit officiers, et les habitants y laissoient entrer
sans aucune contradiction ses gens et serviteurs.
Quand le roy sceut que Chasteau-Thierry estoit en son
obéissance, et qu'il eut séjourné par aucun
temps en la ville et cité de Soissons, il se mit à
chemin et alla audit lieu de Chasteau-Thierry, et dudit lieu s'en
alla à Provins et y séjourna deux ou trois jours.
Lesquelles choses vinrent à Paris en la congnoissance du
duc de Betfort, qui se disoit régent du royaume de France
pour le roy d'Angleterre, et dit qu'il viendroit combattre le roy.
Si assembla gens de toutes parts à bien grande puissance
et vint à Corbeil et à Melun, et assembla bien dix
mille combatans qui estoit grande chose.
Quand le roy sceut que le duc de Betfort le vouloit
combatre, luy et les gens de son ost en furent bien joyeux, et se
partit de ladicte ville de Provins et tint les champs, et rassembla
son ost près d'un chasteau nommé La Motte de Nangis,
qui est en Brye, et là les batailles furent ordonnées
bien notablement et prudemment. Et c'estoit gente chose de voir
le maintien de Jeanne la Pucelle et les diligences qu'elle faisoit.
Et tousjours venoient nouvelles que le duc de Betfort venoit pour
combattre. Et pour ce, le roy se tinst tout le jour en son ost emmy
les champs, cuidant que ledit duc de Betfort deust venir ; mais
il mua conseil et s'en retourna à Paris, combien qu'il eût
bien en sa compaignée dix ou douze mille combattans comme
dit est, et le roy en avoit bien autant, et la Pucelle et les seigneurs
et gens de guerre estans avec elle, y avoient grand désir
et volonté de combattre.
Il y avoit aucuns en la compaignée du roy qui
avoient grand désir qu'il retournast vers la rivière
de Loire et luy conseillèrent fort ; auquel conseil il adhéra
fort, et estoit de leur opinion et conclud qu'il s'en iroit, et
luy fit-on sçavoir qu'il passeroit la rivière de Seine,
par une ville nommé Bray, dans le pays de Champaigne, où
il y avoit bon pont (1) et luy fut promis
obéyssance et passage par les habitants d'icelle.
Mais la nuict dont il devoit passer le matin, y arriva
certaine quantité d'Anglois auxquels on ouvrit la porte et
entrèrent dedans, et y eut des gens du roy lesquels s'avancèrent
pour cuider passer des premiers dont les aucuns furent prins et
les autres destroussez, et par ce moyen ce passage fut rompu et
empesché , dont les ducs d'Alençon, de Bourbon et
de Bar, et les comtes de Vendosme et de Laval et tous les capitaines
furent bien joyeux et contents, pour ce que ladite conclusion de
passer fut contre leur gré et volonté ; et estoient
d'opinion que le roy devoit passer oultre pour tousjours conquester,
veue la puissance qu'il avoit et que ses ennemis ne l'avoient osé
combatre.
La vigille de la Nostre-Dame my-aoust, le roy, par le
conseil desdits seigneurs et capitaines, s'en retourna à
Chasteau-Thierry et passa outre avec son tout ost vers Crespy en
Valois, et se vint loger aux champs, assez près de Dampmartin
; et le pauvre peuple du pays crioit : Noël ! et pleuroient
de joie et de liesse. Laquelle chose la Pucelle considérant,
et qu'ils venoient au-devant du roy en chantant Te Deum laudamus,
et aucuns respons et antiennes, dit audits chancelier de France
et au comte de Dunois : "En nom Dieu, voicy un bon peuple
et dévot, et quand je devray mourir, je voudrois bien que
ce fût en ce pays." Et lors ledit comte de Dunois
luy demanda : "Jeanne, savez-vous quand vous mourrez et en
quel lieu ?" Et elle respondit qu'elle ne sçavoit et
qu'elle en estoit à la volonté de Dieu. Et si dit
oultre auxdits seigneurs : "J'ay accomply ce que Messire
m'a commandé de lever le siège d'Orléans et
faire sacrer le gentil roy ; je voudrois bien qu'il voulut me faire
ramener auprès mes père et mère, et garder
leurs brebis et bestail, et faire ce que je soulois (2)
faire." Et quand lesdits seigneurs ouyrent ladite Jeanne
ainsi parler, et que les yeux au ciel remercioit Dieu, ils creurent
mieulx que c'estoit chose venue de par Dieu qu'autrement.
Le roi séjourna en la cité de Reims durant trois jours. Or il est vrai
que de tout temps les rois de France, après leur sacre, avaient accoutumé
d'aller en un prieuré dépendant de l'église de Saint-Rémy, nommé
Corbigny, assis et situé à environ six lieues de Reims. Là est un glorieux
saint qui est du sang de France, nommé Saint-Marcoul, vers lequel
se rend tous les ans une grand affluence de peuple pour la maladie des
écrouelles, par les mérites duquel l'on dit que les rois en guérissent. Et
pour cela le roi s'en alla audit lieu de Saint-Marcoul, et y fit bien
dévotement ses oraisons et ses offrandes.
De ladite église, il prit son chemin pour aller en une petite ville
fermée, nommé Vailly, appartenant à l'archevêque de Reims, à quatre
lieues de Soissons et aussi à quatre lieues de Laon. Les habitants lui
firent pleine obéissance et le reçurent grandement bien, selon leur
pouvoir. Il se logea durant un jour, lui et son armée, en ce lieu, et de
là il envoya à Laon, qui est une notable et forte cité, sommer les habitants
de se mettre en son obéissance; ce qu'ils firent très bien et
volontiers. C'est ce que firent pareillement ceux de Soissons, où il alla
droit de Vailly, et où il fut reçu à grande joie. Il y séjourna trois jours
avec son armée qui se logea soit dans la ville, soit dans les environs.
Pendant qu'il y était, lui vinrent les nouvelles que Château-Thierry,
Provins, Coulommiers, Crécy-en-Brie, et plusieurs autres cités, s'étaient
rendues françaises et mises en son obéissance ; il y nomma des officiers ;
et les habitants y laissaient entrer sans aucune contradiction ses gens et
ses serviteurs. Quand le roi sut que Château-Thierry était en son
obéissance, après avoir séjourné quelques jours en la ville et cité de
Soissons il se mit en chemin et alla audit lieu de Château-Thierry,
d'où il s'en vint à Provins, et y passa deux ou trois jours.
Ces choses vinrent à Paris en la connaissance du duc de Bedford qui
se disait régent du royaume de France pour le roi d'Angleterre, et il annonça qu'il irait combattre le roi. Il assembla donc des gens de toutes
parts à grande puissance, vint à Corbeil et à Melun, et réunit bien dix
mille combattants; ce qui était grande force.
Quand le roi sut que le duc de Bedford voulait le combattre, lui et les
gens de son armée en furent bien joyeux; il partit de Provins, tint les
champs et rassembla son armée près d'un château nommé La Mothe de
Nangis, qui est en Brie; là les corps de l'armée furent ordonnés très
notablement et prudemment; et c'était gentille chose de voirie maintien
de la Pucelle et les diligences qu'elle faisait. Et toujours arrivaient des
nouvelles que le duc de Bedford s'avançait pour combattre; et pour ce,
le roi se tint tout le jour en plein champ, pensant que le duc de Bedford
dut venir; mais il changea d'avis, et s'en retourna à Paris, quoiqu'il eût
en sa compagnie dix ou douze mille combattants, ainsi qu'il a été dit ;
le roi en avait bien autant ; et la Pucelle, ainsi que les seigneurs et gens
de guerre étant avec elle, avaient grand désir et grande volonté de
combattre.
Quelques-uns de la compagnie du roi avaient grande envie qu'il
retournât vers la rivière de Loire, et le lui conseillaient fort, conseil
auquel il adhéra très volontiers lui-même. Étant de leur sentiment, il
conclut qu'il s'en retournerait. Or on lui fit savoir qu'il pourrait passer
la rivière de la Seine par une ville nommée Bray-en-Champagne, où se
trouvait un bon pont. L'obéissance et le passage lui étaient promis par
les habitants. Mais la nuit du matin où il devait passer, vinrent un certain
nombre d'Anglais auxquels on ouvrit les portes et qui s'établirent dans
la ville ; et parmi les gens du roi qui s'avancèrent, croyant passer les
premiers, quelques-uns furent pris et les autres détroussés, et par là le
passage fut rompu et empêché ; ce dont les ducs d'Alençon, de Bourbon et de Bar, les comtes de Vendôme et de Laval, tous les capitaines, furent bien joyeux et contents ; car la résolution de se retirer allait contre leur
gré et volonté; ils étaient d'avis que le roi devait aller de l'avant pour
faire toujours des conquêtes, vu les forces qu'il avait à sa disposition et
que ses ennemis n'avaient pas osé le combattre.
La vigile de Notre-Dame de la mi-août, le roi, par le conseil de ces
seigneurs et capitaines, retourna à Château-Thierry, passa outre, et avec
toute son armée, se dirigea vers Crépy-en-Valois, et vint camper en rase
campagne assez près de Dammartin.
Le pauvre peuple du pays criait Noël et pleurait de joie et d'allégresse ;
la Pucelle, considérant ce spectacle, et qu'ils venaient au-devant du roi
en chantant Te Deum laudamus et certains répons et antiennes, dit au
chancelier de France et au comte de Dunois : « En nom Dieu, voici un bon peuple, bien dévôt, et quand je devrai mourir, je voudrais que ce fut en ce pays ». Le comte de Dunois lui demanda : « Jeanne, savez-vous quand vous mourrez et en quel lieu ? » et elle répondit qu'elle n'en savait rien, et qu'elle était à la volonté de Dieu, et ajouta : « J'ai accompli ce que Messire m'a commandé, de lever le siège d'Orléans, et de faire sacrer le gentil roi; je voudrais bien qu'il voulût me faire ramener auprès de mon père et de ma mère et garder leurs brebis et leur bétail, et faire ce que j'avais coutume de faire ». Quand lesdits seigneurs virent Jeanne ainsi parler, et les yeux au ciel remercier Dieu, ils crurent plus que jamais que c'était chose venue de par Dieu.
Source : édition Vallet de Viriville - 1859
Illustration :
- Eglise de Vailly ("La
grande histoire illustrée de Jeanne d'Arc" - H.Debout
- 4° éd.1922)
Notes :
1 On s'explique la valeur de ce trait, si l'on se reporte au portrait
moral que Georges Chastelain nous fait de Charles VII : "N'étoit
nulle part sûr, nulle part fort ; craignoit toujours mourir
par le glaive par jugement de Dieu, parce que présent fut
en la mort du duc Jehan. Ne s'osoit loger sur un plancher, ni
passer un pont de bois à cheval, tant fût bon."
2 Que je soulois faire : que j'avais l'habitude de faire.
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