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Chronique
de la Pucelle
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- Le duc de Bedford rejoint le Roy vers Mitry - Beauvais se
rend français - Soumission de Compiègne
- Rencontre des deux armées près de Senlis. |
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e duc de Betfort estoit à Paris avec grande quantité
d'Anglois et autres gens ennemis et adversaires du roy. Si vint
à sa connoissance que le roy estoit sur les champs vers Dampmartin,
et partit de Paris à bien grande et grosse compaignée
et s'achemina vers Mitry en France, soubs ledit lieu de Dampmartin,
et prit une place bien advantageuse ou il ordonna ses batailles.
Le roy fist pareillement mettre ses gens en belle, ordonnance
prests d'attendre la bataille si l'autre le venoit assaillir, voire
d'aller à luy si ils se trouvoient en pareil champ. Et pour
sçavoir de leur estat et commune , il fut conclu qu'on y
envoyeroit des gens par manière de coureurs ; spécialement
y fut envoyé Estienne de Vignoles, dit la Hire, vaillant
homme d'armes, comme les autres, et y eut de grandes escarmouches
qui durèrent presque tout le jour, et n'y eut comme point
de perte ou dommage de costé et d'autre. Si fut rapporté
au roy par gens eulx congnoissans bien en faict de guerre, comme
ledict duc de Betfort estoit en place advantageuse et que les Anglois
s'estoient fortifiez, et pour ce le roy ne fut pas conseillé
d'aller plus avant assaillir ses ennemis, et le lendemain ledict
duc de Beaufort, avec tout son ost, s'en retourna d Paris, et le
roy tira vers Crespy en Valois.
Le roy envoya certains hérauts à ceux
de Compiègne les sommer qu'ils se missent en son obéyssance,
lesquels respondirent qu'ils estoient prests et appareillez de le
recevoir et luy obéir comme il leur souverain seigneur. Pareillement
aussi allèrent des hauts seigneurs en la ville et cité
de Beauvais, dont estoit évesque et seigneur un nommé
Maistre Pierre Cauchon (1) extrême
Anglois, combien qu'il fut de la nation emprès Rheims, et
aussitost qu'ils virent des hérauts qui avoient les armes
de France, ils crièrent : Vive Charles, roy de France, et
se mirent en son obéyssance ; et, ceux qui ne voulurent aller
en ladite obéyssance, les laissèrent aller avec leurs
biens.
Le roy délibéra de venir en la ville de
Compiègne, laquelle luy avoit fait obéyssance. Si tira vers Senlis et
se logea en un village à deux lieues de Senlis, nommé
Barron, laquelle ville de Senlis estoit en l'obéyssance des
Anglois et Bourguignons. Et au matin vinrent nouvelles au roy que
le duc de Betfort partoit de Paris à tout son ost pour venir
à Senlis, et que luy estoient venus de nouveau quatre mille
Anglois que le cardinal d'Angleterre, son oncle, avoit admenez,
et ledict cardinal les devoit mener contre les Bohesmes hérétiques
en la foy ; mais il les fist descendre pour guerroyer les vrais
catholiques françois, et estoient souldoyez, comme on disoit,
de l'argent du Pape, et en intention que il allast contre lesdits
Boesmes.
Lesquelles choses vinrent à la connoissance du
roy, et il fut ordonné que Messire Ambroise de Loré
et le seigneur de Sainte-Traille (2),
monteroient à cheval et iroient vers Paris et ailleurs, où
bon leur sembleroit, et ainsi qu'ils adviseroient, pour sçavoir
véritablement le fait du duc de Betfort et de son ost ; lesquels
montèrent diligemment à cheval, et prirent seulement
vingt de leurs gens des mieux montez. Puis partirent et chevauchèrent
tant qu'ils approchèrent l'ost des Anglois ; si virent et
aperceurent sur le grand chemin de Senlis grandes pouldres qui venoient
et procédoient de la compaignée du duc, et diligemment
envoyèrent un chevaucheur devers le roy pour luy faire sçavoir
: si approchèrent encore plus près tant qu'ils veirent
ledict ost des Anglois qui tiroit vers Senlis, et derechef, envoyèrent
un autre chevaucheur vers le roy luy signifier ce que dit est.
Alors le roy, avec son ost, se tirèrent très
diligemment emmy les champs ; si furent ordonnées les batailles
et commencèrent à chevaucher entre la rivière
qui passe à Barron et Montespillouer, en tirant droit à
Senlis. Et le duc de Belfort et son ost arriva environ l'heure de
vespres (3) près de Senlis. Et
se, mit à passer une petite rivière qui vient de ladicte
ville de Senlis, au susdit village nommé Barron ; et estoit
le passage si estroit qu'ils ne pouvoient passer que deux chevaux
à la fois. Et aussi tost que lesdits de Loré et Sainte-Traille
virent que lesdicts Andlois commencèrent à passer,
ils se en retournèrent hâtivement devers le roy et
luy acertainèrent que ledit de Betfort et son ost passoient
au susdict passage ; et celle heure (4) le roy fit tirer les batailles audict lieu tout droit, cuidant les
combatre audict passage ; mais la plus part, et comme tous estoient
desjà passez, et les deux osts s'entreveirent ; aussi n'estoient-ils
qu'à une bien petite lieue l'un de l'autre ; et y eut de
grandes esçarmouches entre lesdites compaignées, et
de belles armes faites.
A ceste heure il estoit comme le soleil couchant, et
lesdicts Anqlois se logèrent sur le bord et au bout de ladicte
rivière, et les François se campèrent à
Montespillouer. L'endemain au matin, le roy et son ost se misrent
sur les champs, et fist ordonner ses batailles, de la plus grande
desquelles le duc d'Alençon et le comte de Vendosme avoient
le gouvernement. De la seconde, les ducs de Bar et de Lorraine avoient
la charge. De la tierce, qui estoit en manière d'une aille,
les seigneurs de Rais et de Boussac, mareschaux de France, avoient
aussi la charge. Et d'une autre bataille qui souvent se délaissoit
pour escarmoucher et guerroyer lesdits Anglois, avoient le gouyernement
le seigneur d'Albret, le bastard d'Orléans, Jeanne la Pucelle,
la Hire et plusieurs autres capitaines. Et à la conduite
et gouvernement des archers estoit le seigneur de Graville, maistre
des arbalestriers de France et un chevalier de Limosin, nommé
Maistre Jean Foucault.
Et se tenoit le roy assez près de ses batailles,
et avoit pour sa personne et en sa compaignée le duc de Bourbon,
le seigneur de la Trémouille, et grand foison de chevaliers
et escuyers ; et plusieurs fois chevaucha le roy par devant la bataille
d'iceluy duc de Betfort, en la compaignée duquel estoit le
bastard de Sainct-Pol, et plusieurs Bourguignons, et estoient en
bataille près d'un village et avoient au dos un grand estang
et ladicte rivière ; et ne cessèrent toute la nuit
de se fortifier très diligemment de pieux, de taudis et de
fossez. Et le roy et les seigneurs estant avec luy avoient prins
conclusion et estoient tous délibérez de combatre
le duc de Betfort, et les Anglois et les Bourguignons.
Quand les capitaines estans avec le roy eurent veu et
considéré la place que tenoient lesdicts Anglois et
leur fortification, ils apperceurent et cogneurent qu'il n'y avoit
aucune apparence de combatre ledict duc de Betfort en ladicte place.
Toutefois les batailles des François s'approchèrent
à deux traicts d'arbaleste desdits Anglois ou environ ; et
leur firent sçavoir que s'ils vouloient saillir hors de leur
parc qu'on les combatroit, mais ils ne voulurent oncques saillir
et desloger de leur parc.
Il y eut grandes et merveilleuses escarmouches, tellement
que les François alloient souvent à pied et à
cheval jusques à la fortification des Anglois ; et aucunes
fois les Anglois sailloient à puissance et reboutoient les
François ; et y en eut d'un costé et d'autre de tuez
et de prins, et tout le jour se passa en faisant les dites escarmouches,
jusques à environ le soleil couchant. Le seigneur de la Trimouille,
qui estoit bien joly, et monté sur un grand coursier, voulut
venir aux escarmouches, et de fait print sa lance et vint jusques
au frapper ; mais son cheval cheut, et s'il n'eut eu bien tost secours
il eut esté prins ou tué, et fut remonté à
grand'peine (5) et y eut à ceste
heure une grande escarmouche, et environ ladite heure de soleil
couchant se joingnirent ensemble grand nombre de François
et vinrent vaillamment jusques près du parc des Anglois combatre
main à main et escarmoucher, et à cette heure saillirent
grand foison d'Anglois et pied et à cheval, et aussi les
François se renforcèrent et à cette fois y
eut plus grande et rude escarmouche qu'il n'y avoit en tout le jour,
et y avoit tant de pouldre qu'on ne cognaissoit ny François
ny Anglois ; tellement que combien que les batailles fussent bien
près les unes des autres, toutefois ne s'entre pouvoient-ils
voir.
Ladicte escarmouche dura tant qu'il fut nuict serrée
et obscure, et les Anglois se retirèrent tous ensemble et
serrèrent en leur parc ; et aussi les François se
retirèrent à leurs batailles. Lesdicts Anglois se
logèrent en leur parc et les François se logèrent
là où ils avoient logé la nuict de devant,
environ demie lieue desdicts Anglois, emprès Montespillouer
; et les Anglois se deslogèrent le lendemain bien matin et
s'en retournèrent à Paris ; et le roy et ses gens
s'en allèrent à Crespy en Valois.
Le duc de Bedford était à Paris avec grand nombre d'Anglais et autres
gens ennemis et adversaires du roi. Étant venu à sa connaissance que
le roi était sur les champs vers Dammartin, il partit de Paris avec une
bien grande et grosse armée, et s'achemina vers Mitry-en-France, sous
Dammartin, et il prit une place bien avantageuse où il ordonna ses
troupes.
Le roi fît pareillement mettre ses gens en belle ordonnance, prêts à
livrer bataille si l'autre venait l'assaillir, ou même d'aller à lui s'il se
mettait lui aussi en rase campagne. Et pour savoir leur état et contenance,
il fut décidé qu'on y enverrait des gens par manière de coureurs;
y fut spécialement envoyé Etienne de Vignoles, dit La Hire, vaillant
homme d'armes, ainsi que ceux qui marchaient avec lui. Il y eut de
grandes escarmouches qui durèrent presque tout le jour, sans presque
aucune perte ni dommage d'un côté ni de l'autre. Cependant il fut
rapporté au roi par des gens bien entendus au fait de la guerre que le
duc de Bedford était en place avantageuse et que les Anglais s'étaient
fortifiés, et c'est pourquoi le roi ne fut pas conseillé d'aller plus avant
assaillir ses ennemis, et le lendemain le duc de Bedford avec toute son
armée s'en retourna à Paris, et le roi tira vers Crépy-en-Valois.
Le roi envoya des hérauts aux habitants de Compiègne les sommer de
se mettre en son obéissance ; à quoi ils répondirent qu'ils étaient prêts et
disposés à le recevoir et à lui obéir comme à leur souverain seigneur.
De hauts seigneurs allèrent pareillement en la ville et cité de Beauvais,
dont était évêque et seigneur un nommé maître Pierre Cauchon, Anglais
extrême, quoique Français de nation, né emprès Reims. Aussitôt que les habitants virent les hérauts revêtus des armes de France, ils crièrent
Vive Charles, roi de France! et ils se mirent en son obéissance. Quant
à ceux qui ne voulurent accepter pareille obéissance, ils les laissèrent
aller avec leurs biens.
Le roi songea alors à venir en la ville de Compiègne, qui lui avait fait
soumission. Il se dirigea vers Senlis, et s'arrêta en un village nommé
Baron, à deux lieues de Senlis, ville qui obéissait aux Anglais et aux
Bourguignons. Le matin les nouvelles lui vinrent que le duc de Bedford
partait de Paris avec toute son armée pour venir à Senlis, et que de
nouveau quatre mille Anglais lui étaient arrivés, conduits par son oncle
le cardinal d'Angleterre. Ledit Cardinal devait les conduire contre les
Bohémiens hérétiques en la foi; mais il les détourna pour
guerroyer contre les Français, de vrais catholiques; et, comme on disait,
ils étaient soudoyés de l'argent du Pape, dans le but qu'ils fussent conduits
contre lesdits Bohêmes.
Ces choses venues à la connaissance du roi, ordre fut donné à
Ambroise de Loré et au seigneur de Xaintrailles de monter à cheval, et
d'aller vers Paris ou ailleurs, ainsi qu'il leur semblerait bon et meilleur,
pour savoir véritablement ce qu'il en était du duc de Bedford et de son
armée. Ils montèrent diligemment à cheval, et prirent seulement une
vingtaine de leurs gens des mieux montés, puis partirent et chevauchèrent
si bien qu'ils approchèrent de l'armée anglaise. Ils aperçurent sur le
grand chemin de Senlis grands tourbillons de poussière qui s'avançaient
et procédaient de la suite du duc, et ils envoyèrent diligemment un
chevaucheur devers le roi pour le lui faire savoir; ils approchèrent
encore de plus près, si bien qu'ils virent l'armée anglaise tirant vers
Senlis, et derechef ils envoyèrent un autre chevaucheur vers le roi pour
lui dire ce qui en était.
Le roi alors et son armée se dirigèrent très diligemment au milieu des
champs ; et s'ordonnèrent en ordre de bataille, chevauchant entre la
rivière qui passe à Baron et Montépilloy, en tirant droit à Senlis. Le duc
de Bedford et son armée arrivèrent à l'heure de vêpres près de Senlis, et
se mirent à passer une rivière qui vient de cette ville à Baron; le passage
était si étroit qu'il ne pouvait y aller que deux chevaux de front. Aussitôt que
Loré et Xaintrailles virent les Anglais s'engager dans ce passage, ils retournèrent
en hâte vers le roi, et lui en donnèrent l'assurance ; sur-le-champ
le roi fit marcher ses corps d'armée directement vers ce lieu, pour les
combattre au moment dudit passage ; mais la plupart des Anglais et comme tous, étaient déjà sur l'autre rive; et les deux armées s'entrevirent
l'une l'autre; il y eut de grandes escarmouches, et de belles passes d'armes
furent faites. A cette heure, c'était comme le soleil couchant. Les Anglais se logèrent
sur le bord et au bout de cette rivière, et les Français établirent leur
camp à Montépilloy. Le lendemain au matin, le roi et son armée se
mirent aux champs, et l'on ordonna les diverses parties de l'armée. Le
duc d'Alençon et le comte de Vendôme gouvernaient le corps le plus
nombreux ; les ducs de Bar et de Lorraine (5) avaient la charge du second. Le
troisième, qui était en manière d'aile, était sous la conduite de Rais et de
Boussac, maréchaux de France. Un autre corps, qui souvent se mettait en
mouvement pour escarmoucher et guerroyer les Anglais, était sous le
gouvernement du seigneur d'Albret, du bâtard d'Orléans, de Jeanne la
Pucelle, de La Hire et de plusieurs autres capitaines. A la conduite et au
gouvernement des archers étaient préposés le seigneur de Graville, maître
des arbalétriers de France, et un chevalier limousin, nommé maître Jean
Foucault. Le roi se tenait assez près de ses corps d'armée, ayant autour
de sa personne et en sa compagnie le duc de Bourbon, le seigneur de
La Trémoille, et grande foison de chevaliers et d'écuyers.
Par plusieurs fois, le roi chevaucha par devant l'armée du duc de
Bedford, auprès duquel étaient le bâtard de Saint-Polet plusieurs Bourguignons,
avec les troupes rangées près d'un village, ayant au dos un grand
étang et la susdite rivière ; ils n'avaient cessé toute la nuit de se fortifier
très diligemment avec des pieux, des taudis et des fossés.
Le roi et les seigneurs de sa suite avaient délibéré et conclu qu'il fallait
combattre le duc de Bedford avec ses Anglais et Bourguignons ; mais
quand ils eurent vu et considéré la place qu'ils occupaient, leurs fortifications,
ils virent et connurent qu'il n'y avait nulle apparence de les
combattre avec succès, en la place qu'ils occupaient. Toutefois les Français
s'approchèrent à environ deux traits d'arbalète des Anglais, et leur firent
savoir que s'ils voulaient sortir de leur parc, on les combattrait; ils ne
voulurent jamais sortir ni déloger de leur enclos.
Il y eut de grandes et merveilleuses escarmouches, tellement que les
Français allaient souventtant à pied qu'à cheval jusques aux fortifications
des Anglais ; et quelquefois les Anglais saillaient en force et repoussaient
les Français ; il y eut de côté et d'autre des morts et des prisonniers, et
toute la journée se passa ainsi en escarmouches jusques à environ le soleil
couchant.
Le seigneur de La Trémoille, qui était bien joli et monté sur un grand
coursier, voulut y prendre part. De fait il prit sa lance et vint jusqu'au frapper; mais son cheval s'abattit, et si le cavalier n'eût eu bientôt secours,
il eût été pris ou tué ; il fut remonté à grand'peine.
Il y eut à cette heure une grande escarmouche ; vers le soleil couchant
grand nombre de Français se joignirent ensemble, et vinrent vaillamment
jusque près du parc des Anglais combattre main à main et les provoquer;
les Anglais saillirent en grande foison, à pied et à cheval; les Français
se renforcèrent, et à cette heure l'escarmouche fut plus vive et plus rude
qu'elle n'avait été en tout le jour ; il y avait tant de poussière qu'on ne
connaissait ni Français, ni Anglais, tellement que, quoique les armées
fussent bien près les unes des autres, cependant elles ne pouvaient s'entrevoir.
Ledit engagement dura jusqu'à ce qu'il fût nuit serrée et obscure.
Les Anglais se retirèrent tous ensemble et se serrèrent dans leur parc,
et les Français aussi se retirèrent dans leur campement ; les Anglais s'établirent
dans leur clos, et les Français là où ils avaient passé la nuit précédente,
à environ demi-lieue des Anglais, près de Montépilloy. Les
Anglais le lendemain partirent bien matin et s'en retournèrent à Paris ; et
le roi et ses gens s'en allèrent à Crépy-en-Valois.
Source : édition Vallet de Viriville - 1859
Notes :
1 Juge de Jeanne.
2 Poton de Xaintrailles.
3 C'est à dire vers 6 heures de l'après-midi.
4 Heure de vêpres.
5 Si le chroniqueur entend faire deux personnages différents du duc de Bar et de Lorraine, il se trompe. René avait, il est vrai, rejoint l'armée le 3 août à Provins, mais son beau-père, le duc de Lorraine, inclinait toujours pour le parti anglo-bourguignon. (Ayroles)
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