|
Chronique
de Jean de Wavrin du Forestel
-
index
Livre IV - Chap. X . |
|
es compaignons d'Orlyens doncques, voians eulz très fort par la dilligence des assegans oppresser, tant par leurs engiens comme par les bastilles qu'ilz avoient fait autour de la ville jusques au nombre de XXII (1), et que par ycelle continuation estoient en péril d'estre mis en la servitude et obéissance de leurs ennemis les
Anglois, se disposèrent à tous périlz et conclurent de
resister de tout leur povoir et par toutes les manières
que bonnement faire pourraient ; sic que, pour au
mieulz y remedier, envoièrent devers le roy Charles
adfin d'avoir ayde de gens et de vivres. Si leur fut lors
envoié de quatre à cincq cens combatans, et aprez
leur en fut envoié bien VII mille avec aulcuns bateaulz
chargiés de vivres, venans au long de la rivière, soubz
la guide et conduite d'iceulz gens d'armes. En laquelle
compaignie fut Jehanne la Pucelle, dont dessus est
faite mention, quy encores n'avoit fait choses dont
guères feust recommandée.
Lors les capittainnes anglois tenans le siége, sachans
la venue desditz bateaulz et ceulz qui les guidoient,
tost et hastivement s'efforcèrent à puissance de résister
adfin de leur deffendre de aborder en la ville
d'Orlyens. Et d'autre part les François s'esvigouroient
de, par force d'armes, les y bouter. A l'aborder des
vaisseaulx pour passer, y eut mainte lance rompue, mainte flesche traicte et maint cop d'engien gecté ; et
y ot si grant noise faite tant par les assegiés comme
par les assegans, et deffendans et assaillans, que horreur
estoit à les oyr ; mais quelque force ou resistence
que sceussent illec faire les Anglois, tout malgré eulx,
les François misrent leurs bateaulz à sauveté dedens la
ville. De quoy lesdis Anglois furent moult troublez et les François joyeux de leur bonne adventure. Si s'en entrèrent aussi en ladite ville où ilz furent bien venuz, tant pour les vivres qu'ilz amenoient comme pour la Pucelle qu'ilz, avec eulz, avoient ramenée ; faisans de toutes pars très joieuse chiere pour le beau secours que le roy Charles leur envoioit : à quoy ilz parchevoient
plainement la bienveillance qu'il avoit vers
eulz, dont grandement s'esjoissoient les habitans de la
cité en menant tel glay, que tout plainement estoient
oys des assegans.
Puis quant ce vint l'endemain qu'il estoit joeudy (2),
que chascun estoit rasseurisié, la Pucelle Jehanne,
assez matin levée, parla en conseil à aulcuns capittaines
et chiefz de chambres (3), ausquelz elle remoustra
par vives raisons comment ilz estoient illec voirement
venuz pour deffendre ceste cité à l'encontre
des anchiens ennemis du roiaulme de France, qui fort
l'opressoient ; et telement qu'elle le véoit en grant
dangier, se bonne provision n'y estoit briefvement
administrée. Si les admonestoit d'aller eulz armer, et
tant fist par ses parolles qu'elle les induisi à ce faire.
Et leur dist que, se ilz le voulloient sievyr, elle ne
doubtoit point que tel dommage ne leur portast, que à
tousjours en seroit mémoire et mauldiroient les ennemis
le jour de sa venue.
Tant les prescha la Pucelle, que tous se allèrent
armer avec elle. Si s'en issirent en moult belle ordonnance
hors de la ville ; et au partir, dist auz capittaines
: « Seigneurs, prenez corage et bon espoir. Avant qu'il soit quatre jours passez, vos annemis seront vaincus. » Si ne se povoient les capittaines et gens de guerre quy là estoient assez esmerveillier de
ses parolles, *dont la plus
grand partie se mist en armes, et s'en alèrent avoecq elle assalir la bastille de Saint-Leup, qui estoit moult
forte, et avoit dedens de trois à quatre cens Angloix
ou environ. Lesquelx assés tost furent conquis, mors
et pris, et mis à grand meschief ; et ladicte fortificacion
fut toute demolie et mise en feu et en flambe. Si s'en
retourna ladicte Pucelle Jehenne, atout ses gens
d'armes, dedens la cité d'Orliens, où elle fut moult grandement et de toutes gens honnourée et festoyée.
Et l'endemain, qui fut le vendredi, yssy ladicte Pucelle
Jehenne de rechief hors de la ville, atout certain
nombre de combatans, et ala assaillir la seconde bastille
plaine d'Angloix, laquelle pareillement comme
la première, fut gagnée et vaincue, et ceulx de dedans
mors et mis à l'espée. Et après que ladicte Pucelle Jehenne
heubt fait ardoir et embraser icelle seconde
bastille, elle s'en retourna dedans la ville d'Orliens,
où elle fu plus que devant exauchée et honnourée de
tous les habitans d'ycelle. Et le samedi ensievant, assailly
par grand vaillance et de grand voulenté la trefforte
bastille du bout du pont, qui mervilleusement et
poissamment estoit fortifiée, et si estoit dedans la fleur
des railleurs gens de guerre d'Angleterre, et droittes
gens d'armes d'eslite, lesquelx moult longuement et
prudentement se deffendirent ; mais che ne leur valy
gaires, car par vive force et proesce de combatre, furent prins et conquis, et la grineur partie mis à l'espée.
Entre lesquelx y fu mort ung très renommé et vaillant
capitainne angloix, appelé Classedas, et avoecq lui le
seigneur de Molins, le bailly d'Evreux, et pluiseurs
aultres nobles hommes de grand estat.
Après laquelle conqueste retournèrent dedens la
ville Jehenne la Pucelle et les Franchoix, à petite perte de leurs gens.
*Et non obstant qu'à ches trois
assaulx la dessusdicte Pucelle enportast la commune renommée
d'en avoir esté conduiteresse, nienmains si
y estoient tous les capitainnes, ou au mains la plus
grand partie, qui, durant ledit siége, avoient esté dedans
ladicte ville d'Orliens, desquelx pardesus est faite mencion, auxdiz assaulx. Et se y gouvernèrent chacun
endroit soy si vaillamment comme gens de guerre
doibvent faire en tel cas, tellement que en ches trois
bastilles furent, que mors, que prins, de six à huit
cens combatans, et les Franchoix ne perdirent que
environ cent hommes de tous estas.
Le dimenche ensievant, les capitainnes Angloix,
est assavoir le conte de Suffort, Talebot, le segneur
d'Escalles et aulcuns aultres, voians la prinse de leurs
bastilles et la destruction de leurs gens, prinrent ensamble
conclusion qu'ils se assambleroient et meteroient
tous en une bataille seulle, en delaissant leur
logis et fortificacion ; et, en cas que les Franchoix les
vouldroient combatre, ilz les attenderoient, ou se che
non, ilz se departiroient en bonne ordonnance et retourneroient ès bonnes villes et forteresces de leur
party.
Laquelle conclusion, ainsy qu'ilz l'avoient avisée,
ilz l'entretinrent. Car che diemence, très matin, ilz
habandonnèrent toutes leurs aultres bastilles, et en
boutant les feux en aulcunes ; puis se mirent en bataille,
comme dit est, où ilz se tinrent assés bonne
espace, attendant que les Franchoix. les alassent combatre
; lesquelx Franchoix n'eubrent talent de che faire par l'exortacion de la Pucelle. Et adont les Angloix,
qui véoient leur puissance malement affoiblie et trop
diminuée, et aussi qu'il étoit impossible à eulx de là
plus demourer, se pis ne vouloient faire, se mirent à
chemin, et retournèrent en ordonnance ès villes et
plaches tenans leur party. Si firent lors par toute la
ville d'Orliens grand joie et grand esbaudissement,
quand ainsy se veirent delivrés de leurs ennemis, et le
remanant en aler à leur confusion ; lesquelx par long
temps les avoient grandement tenus en dangier. Sy
furent envoyés pluiseurs gens de guerre dedans ycelles
bastilles, où ilz trouvèrent aulcuns vivres et autres
biens très largement, qui tantost par eulx furent portésà sauveté. Si en firent bonne chière, car il ne leur
avoit gaire cousté. Et lesdites bastilles furent prestement
arses et demolies jusques en terre, adfin que
nulles gens de guerre ne se y pussent plus logier.
Tantost après le siege d'Orlyens levé, lesdis François
estans dedens Orlyens, especialement les capittaines
et Jehanne la Pucelle ; tout d'un accord commun envoièrent
leurs messages pardevers le roy Charles luy
nunchier les victorieuses besongnes par eulz achevées ;
et comment enfin les Anglois, ses annemis, avoient
honteusement habandonné le siege de devant Orlyens ;
si s'en estoient retrais parray leurs garnisons.
De ces nouvelles fut le roy Charles moult joyeux ;
si en regracia humblement son Créateur. Et puis tost
aprez, lesdiz capittaines estans audit lieu d'Orlyens,
escripvirent au roy conjoinctement par leurs lettres,
que le plus grant nombre de gens d'armes et de trait
qu'il porroit finer, il envoiast dilligamment devers
eulz et, avec, aulcuns grans seigneurs pour les conduire,
adfin qu'ilz peussent grever leurs annemis quy
de ceste heure fort les doublaient ; mesmement par le
bruit de la Pucelle dont il estoit grant renommée
desjà parmy le pays ; et mesmes en la chambre du roy
s'en faisoient de grans devises, disant les aulcuns que
tout l'exploit se faisoit par ses consaulz et emprinses.
Si ne sçavoient les plus sages que penser d'elle. Et
escripvoient, avec tout ce, lesdis capittaines au roy que
luy mesmes en personne tyrast avant ou pays, disant
que sa présence, quant au peuple ratraire, vauldroit
grant nombre d'autres hommes.
** Finablement, environ le my may, que le siége avoit esté levé de
devant la cité d'Orlyens à l'entrée d'ycelluy mois, les
François se misrent auz champz environ de V à VI mil bons combatans, tous gens esleuz très expertz et duitz
en fait de guerre ; lesquelz tous ensamble tyrèrent vers
Baugensy, séant à deux lieues de Meun sur Loire ; si
y misrent le siége. En laquelle place estoient en garnison
ung Anglois gascon (4), nommé Mathago, messire
Richard Guettin (5) et ung autre anchien chevallier anglois.
Si povoient estre illec gens de garnison environ
V ou VI cenz hommes anglois, lesquelz se laissèrent
laians assegier et enclore : où ilz furent forment
mollestez et leurs murs durement batus de
canons et engiens à pierre quy, nuit et jour, ne cessoient
de bondir. Et pareillement estoient ilz servis
d'autres divers engiens de guerre et habillemens soubtilz,
telement que impossible leur estoit de longuement
durer sans avoir secours. Si boutèrent hors de
la place, à une saillie qu'ilz firent sur leurs annemiz,
ung messagier, lequel par grant dilligence de chevaulchier
fist tant qu'il vint devers le seigneur de
Thalbot (6), auquel il portoit lettres de crédence. Si luy
exposa la charge qu'il avoit de par les assegiés. Lequel
oyant le messagier parler, lui dist qu'il y pourverroit
le plus brief que faire porroit et qu'il le recommandast
auz compaignons qui l'envoioient ; disant
qu'ilz feissent bonne chiere et bon debvoir d'eulz
deffendre, et qu'ilz orroient briefment bonnes nouvelles
de luy, car à la vérité il desiroit moult de les
secourre, ainsi que bien estoit raison, comme ilz feussent
de ses gens.
Le seigneur de Thalleboth doncques, tout le plutost
qu'il peult, noncha ces nouvelles au duc de Bethfort, régent, qui prestement fist gens appareillier ès parties
tenans la querelle du roy Henry. Si y vindrent ceulz
quy mandez y furent. Et moy mesmes acteur dessusdit,
quy pour ce tempz estoie nouvellement retournez
avec Philippe d'Aigreville (7) des marches d'Orlyennois,
où, par le commandement du régent, estions
allez adfin de destourner vivres à ceulx d'Orlyens,
que le duc de Bourbon et le seigneur de La Fayette
leur voulloient mener durant le siége que les Anglois
y tenoient : ouquel voyage feismes assez petit exploit,
par les communaultez du pays qui s'eslevèrent contre
nous pour nous destourner les passages. Si nous convint
retourner sans rien faire, et alasmes moy et le
seigneur d'Aigreville à Nemour, dont il estoit capittaine,
et de là m'en vins à Paris devers le régent, à
tout environ VIxx combatans ; lequel me retint lors
de tous poins au service du roy Henry, desoubz messire
Jehan Fastre (8), grant maistre d'hostel dudit régent,
auquel il ordonna aller ou pays de Beausse
pour baillier secours aux dessusdis assegiés dedens
Beaugensy.
Et partismes en la compaignie dudit Fastre à ceste
fois, environ V mil combatans, aussi bien prins que
j'eusse oncques veu ou pays de France. En laquelle
brigade estoient messire Thomas de Rameston (9), Anglois,
et pluiseurs autres chevalliers et escuyers natifz
du royaulme d'Angleterre ; qui tous ensamble partismes
de Paris et allasmes gesir à Estampes où nous feusmes trois jours ; puis partismes au IIIIe jour et
cheminasmes parmy la Beausse, tant, que nous vinsmes à Jenville, qui est assez bonne petite ville, où, par
dedens, a une grosse tour à manière de donjon ; la quelle tour, n'avoit guères de tempz, avoit esté prinse
par le conte de Salisbery (10). Dedens laquelle ville
feusmes quatre jours atendans ancores plus grant
puissance quy par le duc de Bethfort nous devoit estre
envoiée, car en Angleterre, en Northmandie et à tous
costez, il avoit mandé secours et ayde.
Or dirons aussi un peu de l'estat des Francois quy tenoient le dit siege devant Baugensy.
Les compagnons qui la défendaient se voyaient très fort oppressés par
la diligence des assiégeants, par leurs engins, et par les bastilles qu'ils
avaient faites autour de la ville jusqu'au nombre de vingt-deux. Par icelle
continuation ils étaient en péril d'être mis en la servitude et obéissance
de leurs ennemis les Anglais. Ils se disposèrent à tous les périls et
conclurent de résister de tout leur pouvoir et par toutes les manières que
bonnement employer ils pourraient. Pour mieux y réussir, ils envoyèrent
devers le roi Charles afin d'avoir aide de gens et de vivres; de
quatre à cinq cents combattants leur furent alors envoyés ; et bientôt
après il leur en fut bien envoyé sept mille avec plusieurs bateaux
chargés de vivres, venant le long de la rivière sous la guide et conduite
de ces mêmes gens d'armes, en la compagnie desquels fut Jeanne la
Pucelle, dont mention a été faite ci-dessus, qui n'avait pas encore fait
grand'chose qui la recommandât.
Les capitaines anglais tenant le siège, sachant la venue des bateaux et
de ceux qui les guidaient, s'efforcèrent aussitôt et à la hâte de résister
fortement pour les empêcher d'aborder en la ville d'Orléans ; et d'autre
part les Français s'évigouraient par force d'armes pour les y bouter.
A l'aborder des vaisseaux pour passer, il y eut mainte lance rompue,
mainte flèche décochée, et main coup d'engin jeté ; il y
eut si grande mêlée faite tant par les assiégés que par les assiégeants,
tant par les défendants que par les assaillants, que c'était horreur
de l'ouïr ; mais quelque force ou résistance que sussent faire les Anglais, les Français tout malgré eux mirent leurs bateaux en sécurité
dedans la ville : ce dont les Anglais furent moult troublés, et les Français
bien joyeux de leur bonne aventure. Des Français, plusieurs
entrèrent aussi en la ville, où ils furent les bienvenus tant pour les
vivres qu'ils amenaient, comme pour la Pucelle qu'ils avaient ramenée avec eux, et ils firent de toutes parts très joyeuse chère pour le beau secours que Charles leur envoyait, à quoi ils voyaient clairement la bienveillance qu'il avait pour eux; ce dont les habitants se réjouissaient grandement, faisant éclater telle allégresse qu'ils étaient clairement entendus des assiégeants.
Puis quand ce vint le lendemain qui était un jeudi, Jeanne, levée de
fort matin, parla en conseil à quelques capitaines et chefs de chambre,
leur remontrant par vives raisons, comment ils étaient venus en cette
cité uniquement pour la défendre à l'encontre des anciens ennemis du
royaume de France qui fort l'oppressaient, au point qu'elle la voyait en
grand danger, si bonne provision n'y était promptement apportée ; qu'elle
les pressait d'aller s'armer. Elle fit tant par ses paroles qu'elle leur persuada
de ce faire, et leur dit que s'ils voulaient la suivre, elle ne doutait
pas de porter aux ennemis tel dommage qu'à toujours il en serait mémoire,
et que ces ennemis maudiraient le jour de sa venue.
Tant les prêcha la Pucelle que tous allèrent s'armer avec elle, et qu'ils
sortirent ainsi en bonne ordonnance de la ville ; et au partir elle dit aux
capitaines : « Seigneurs, prenez courage et bon courage ; avant qu'il soit
passé quatre jours, vos ennemis seront vaincus ». Et les capitaines et
gens de guerre présents ne pouvaient assez s'émerveiller de ces paroles. Ils marchèrent alors en avant, et moult fièrement vinrent aborder une des
bastilles de leur ennemis que l'on appelait la bastille Saint-Loup. Elle était moult forte ; il s'y trouvait de trois à quatre cents combattants ; en
fort brief terme ils furent conquis, pris et tués, et la bastille brûlée et
démolie. Cela fait la Pucelle et les siens s'en retournèrent joyeusement
en la cité d'Orléans, où elle fut universellement honorée et louée de
toutes manières de gens. Derechef le lendemain qui fut vendredi, elle et ses gens sortirent de la ville, et elle alla envahir la seconde bastille qui fut aussi prise de bel assaut, et ceux qui la défendaient furent tous morts ou pris. Après qu'elle eut fait abattre, brûler et entièrement mettre à néant ladite bastille, elle se retira en la ville, ou plus qu'auparavant, elle fut honorée et exaltée par tous les habitants.
Le samedi suivant, la Pucelle sortit derechef et s'en alla envahir la bastille du bout du pont, laquelle était forte et grande à merveille, et
avec cela garnie de grande quantité de combattants, des meilleurs et des plus éprouvés parmi les assiégeants. Ils se défendirent longuement et
vaillamment, mais rien ne leur valut ; à la fin ils furent comme les
autres déconfits, pris et morts. Parmi les morts furent le seigneur de
Molins, Glacidas un moult vaillant écuyer, le bailli d'Évreux et plusieurs
autres hommes nobles et de haut état. Après cette belle conquête, les
Français retournèrent joyeusement en la ville avec de faibles pertes.
Nonobstant que dans les trois assauts dessusdits, la Pucelle, d'après le bruit commun, emportât la renommée et l'honneur d'en avoir été la principale conductrice, néanmoins s'y trouvèrent la plupart des capitaines français qui durant le siège avaient conduit les affaires de la ville, et dont il a été fait mention ci-dessus. Aux assauts et conquêtes des bastilles, ils se gouvernèrent hautement chacun de leur côté, ainsi qu'en
pareil cas doivent faire des gens de guerre tels qu'ils étaient, si bien
qu'en ces bastilles il y eut de sept à huit cents Anglais pris ou tués, et
que les Français y perdirent environ cent hommes de tous états.
Le dimanche suivant, les capitaines anglais, à savoir le comte de
Suffolk, le seigneur de Talbot, le seigneur de Scales et les autres, voyant
la prise et la destruction de leurs bastilles et de leurs gens, prirent conclusion
que tous s'en iraient en un seul corps d'armée, laissant le siège,
logis et fortifications, et au cas où les assiégés les poursuivraient pour
les combattre, il les attendraient et les recevraient; sinon ils s'en iraient
en bonne ordonnance, chacun d'eux ès bonnes villes, châteaux et forteresses
qui tenaient pour lors le parti d'Angleterre :
Cette conclusion, qui
sembla à tous la plus profitable qu'on pouvait élire en la présente conjoncture,
fut arrêtée, accordée et tenue. En exécutant ce plan, le dimanche, bien matin, ils abandonnèrent
toutes les bastilles, logis et fortifications où ils s'étaient tenus durant le
siège, mirent le feu en certains lieux, puis se mirent en ordre de bataille,
ainsi qu'il a été dit, et qu'ils l'avaient tous résolu ; ils s'y tinrent un long
espace, attendant que les Français vinssent les combattre ; ceux-ci ne
montrèrent aucun semblant de ce faire.
J'ai été informé qu'ils retardèrent
et s'abstinrent par le conseil et exhortation de la Pucelle Jeanne, à laquelle
ils ajoutaient grande créance. Les Anglais donc, voyant et sachant alors de combien en vérité leur puissance était affaiblie, virent bien que continuer à séjourner en ce lieu ne serait pas pour eux chose de grand sens ; ils se mirent en chemin, s'éloignant de la ville en belle et bonne ordonnance, et quand ils se virent hors de la poursuite de leurs adversaires, ils se séparèrent prenant congé les uns des autres, et s'en allèrent chacun dans les garnisons de leur obéissance, à l'exception des grands seigneurs et des capitaines qui s'en allèrent à Paris, vers le régent pour lui conter leurs aventures, et avoir ordre et conseil sur leurs affaires. Le régent et tous ceux tenant le parti d'Angleterre furent moult dolents de cette perte, mais pour cette heure, ils ne le pouvaient amender, et il leur convint de souffrir. Les Français qui étaient dedans Orléans furent moult joyeux du départ
des Anglais leurs ennemis, de se voir eux et la cité délivrés à leur très
grand honneur du dangereux péril où ils étaient ; et pour ce qui est des
bourgeois, bourgeoises, manants et habitants de la cité, chacun de son
côté se réjouit, louant et remerciant Notre-Seigneur Jésus-Christ de ce
qu'il les avait ainsi préservés du malheur et des mains de leurs ennemis,
qui s'étaient retirés à leur confusion, après les avoir tenus en sujétion
un si grand espace de temps.
Plusieurs gens de guerre furent alors envoyés en quelques bastilles qui
n'avaient pas été atteintes par le feu ; ils y trouvèrent très grande abondance
de biens et de vivres, qu'ils mirent en sûreté, et ces mêmes bastilles
furent prestement démolies et brûlées, pour que les Anglais ne pussent
plus s'y loger.
Après la levée du siège, les Français qui étaient dans Orléans, spécialement les capitaines et Jeanne la Pucelle, d'un commun accord
envoyèrent leurs messages devers le roi Charles, annoncer les victorieuses
besognes ci-dessus racontées et, par eux accomplies, comment à la fin
les Anglais ses ennemis avaient abandonné le siège de devant Orléans
et s'étaient retirés dans leurs garnisons.
De ces nouvelles, le roi fut joyeux et en remercia moult humblement
son Créateur. Bientôt après les capitaines qui se trouvaient à Orléans écrivirent conjointement au roi, lui demandant que le plus grand nombre
de gens d'armes et de trait qu'il pourrait trouver, il les envoyât diligemment
vers eux, avec quelques grands seigneurs pour les conduire, afin
qu'ils pussent aller charger leurs ennemis qui en ce moment les redoutaient
fort, surtout à cause du bruit de la Pucelle dont il était déjà grande
renommée par le pays. On en faisait grandes devises en la chambre du
roi, quelques-uns disant que tous les exploits se faisaient par ses
conseils et entreprises, les plus sages ne sachant que penser d'elle.
Les capitaines écrivaient encore au roi que lui-même en personne tirât
en avant dans le pays, que, pour attirer le peuple, sa présence vaudrait
plus que celle d'un grand nombre d'autres hommes.
Finalement de la mi-mai que le siège avait été levé de devant Orléans,à l'entrée du présent mois, les Français se mirent aux champs au
nombre d'environ cinq à six mille combattants, tous gens d'élite, très
experts et habiles en fait de guerre. Tous ensemble, ils tirèrent vers
Baugency (11), séant à deux lieues de Meung-sur-Loire, et ils y mirent le
siège. En cette place étaient en garnison un Anglais-Gascon nommé Mathago, Messire Richard Guettin et un autre ancien chevalier anglais. Ils
se laissèrent enclore et assiéger là dedans ; ils y furent fortement molestés
et leurs murs durement battus de canons et engins à pierres, qui, nuit
et jour, ne cessaient de rebondir. Ils étaient pareillement servis d'autres
divers engins de guerre et subtils moyens d'attaque, en sorte qu'il était
impossible aux assiégés de tenir longtemps s'ils ne recevaient pas de
secours.
Dans une saillie qu'ils firent sur les ennemis, ils mirent hors de la
place un messager qui, chevauchant avec grande diligence, arriva jusqu'au
seigneur Talbot, pour lequel il portait des lettres de créance.
Il lui exposa la charge qu'il avait de par les assiégés, et celui-ci l'oyant
parler lui dit qu'il y pourvoirait le plus bref que faire il le pourrait ; qu'il
recommandait aux compagnons qui l'envoyaient de faire bonne diligence et bon devoir, de se défendre, que brièvement ils auraient bonnes
nouvelles de lui, car à la vérité il désirait moult les secourir, ainsi qu'il
en était bien raison, vu qu'ils étaient de ses gens.
Le seigneur de Talbot annonça donc le plus tôt qu'il pût toutes ces
nouvelles au duc de Bedford qui fit promptement appareiller des gens
dans les contrées tenant la querelle du roi Henri. Vinrent ceux qui
furent mandés, et moi-même acteur dessus dit, qui en ce temps étais
nouvellement revenu des marches de l'Orléanais avec Philippe d'Aigreville, où, par le commandement du régent, étions allés afin d'empêcher le ravitaillement que le duc de Bourbon et le seigneur de la Fayette voulaient mener durant le siège tenu par les Anglais. Durant ce voyage, nous fîmes petite besogne en raison des habitants du pays qui s'élevèrent contre nous pour nous empêcher le passage. Nous dûmes rebrousser chemin sans rien faire; et allâmes le seigneur d'Aigreville et moi à Nemours, dont il était Capitaine, et de là je viens à Paris.
De retour à Paris vers
le régent avec environ 120 combattants, il me retint dès lors de tout point au service du roi Henri sous messire Jean Fastolf, grand
maître d'hôtel dudit régent, auquel il ordonna d'aller au pays de Beauce
porter secours à ceux qui étaient assiégés dedans Baugency.
Nous partîmes en la compagnie dudit Fastolf, cette fois environ cinq
cents combattants, aussi bien pris que j'en eusse jamais vus au pays de
France. En cette brigade étaient Messire Thomas de Rampston, Anglais,
et plusieurs autres chevaliers et écuyers natifs du royaume d'Angleterre.
Nous partîmes tous ensemble de Paris et allâmes coucher à Étampes, où
nous fûmes trois jours ; nous partîmes le quatrième et nous cheminâmes
par la Beauce, tant que nous arrivâmes à Janville. C'est une très bonne
petite ville, ayant à l'intérieur une grosse tour à manière de donjon, qui
naguère avait été prise par le comte de Salisbury. Nous fûmes durant quatre jours dans cette ville, attendant encore de plus grandes forces que le duc de Bedford nous devait envoyer; car il avait demandé secours et
aide en Angleterre, en Normandie, et de tous côtés.
Or, nous dirons un peu l'état des Français qui tenaient le siège de Baugency.
Source : Jules Quicherat, "Procès de Jeanne d'Arc - t.IV, p.406.
Mise en Français modernisé, J.B.J. Ayroles, "La vraie Jeanne d'Arc", t.III, p.487.
Quelques compléments par l'auteur du site.
Notes :
* reprise paragraphe de Monstrelet pour compléter le texte de Quicherat (marqué etc, etc...)
** paragraphe propre à Wavrin.
1 C'est XII qu'il faut lire, et encore en comprenant dans ce nombre les boulevards, qui n'étaient que des enceintes fermées de palissades et de fossés.
2 Il est suffisamment établi par les autres témoignages que le jeudi, qui était le jour de l'Ascension , il n'y eut pas de sortie.
3 Les chefs de chambre étaient les officiers inférieurs dans les compagnies.
Ils avaient une vingtaine d'hommes sous leur commandement. Rien n'est plus
rare que de trouver la mention de ce grade dans les auteurs.
4 Erreur de Wavrin ; Mathe Gough était Gallois.
Mathieu Gough, communément nommé Matagon, « capitaine gallois » (Bercy, 427). Il est désigné dans une montre passée en la ville de Baieux, le 1er juin 1443, ainsi qu'il suit : « Noble homme, Mathieu Goth, escuier, capitaine de ladite place » (Bib. imp., Mss., Monstres, Originaux, t. II, G-H, cabinet des titres). Mort en 1450. Voy. ci-après, au tome II, le chapitre vii du livre III de la VIe partie, n° 1169. Note de Mlle Dupont (1858)
5 « Richard Ghetin, escuier, capitaine de Exmes, fait ses premieres monstres le xv octobre 1424 ». (Bib. imp., Mss., n° 94366 fol. 151.) Il figure dans une autre montre, passée à Mante le 2 janvier 1432 (v. s.), conduisant des hommes d'armes « establiz soubz noble homme, messire Richard Guethin, chevalier, bailli et cappitaine de Mante, à lui ordonnez pour sa seurté et exercite de son dit office de bailli. » (Bib. imp., Mss., Monstres de 1400-1469, t. III, cabinet des titres.) Note de Mlle Dupont (1858)
6 Jean, sire Talbot et de Fournival, créé comte de Shrewbury, le 20 mars 1442. Tué à la bataille de Châtillon le 20 juillet 1453 (Dugdale, I, 328-330). Note de Mlle Dupont (1858)
7 Philippe d'Esgreville, capitaine de Château-Landon dès le 26 novembre 1426 (Bib. imp., Mss., n° 94363.a., fol. 155 verso), nommé par Henri VI, le 26 août 1428, à la garde de la ville et chastel de Moret (Id., ib., 164), écuyer, institué de nouveau dans l'office de maître des eaux et forêts de France, Champagne et Brie, au lieu de sire Guy de Pontaillier, par lettres de Charles VII, en date du 13 février 1431, v. s. (Bib. imp., Mss., fonds Gaignières, n° 771, fol. 97) était capitaine de Nemours et servait dans l'armée de Charles VII, au siége de Rouen, en 1449, où il fut fait chevalier (Chronique de la Pucelle, t; X, 187, 190). Capitaine de Montargis en 1461 (Chronique scandaleuse. Voy. Lenglet, II, 7.) Note de Mlle Dupont (1858)
8 John Fastoff, chevalier, banneret, gouverneur du Maine et de l'Anjou. Capitaine très-renommé sous les rois Henri IV, V et VI. Mort le 6 novembre 1459 (Biographia Britannica, III, 1899-1909). C'est une biographie complète de ce personnage.
9 Thomas Rampston , chevalier, capitaine d'Argentan dès 1424 (Bib imp., Mss., n° 94366, fol. 155). Fait prisonnier au siège de Saint-Sever, en 1442 (Monstrelet, VII, 199). Était eucore'détenu par Raoul de Gau-court le 1er mars 1447 (La Thaumassière, p. 588).
10 Le 29 août 1428.
11 C'est une erreur. Wavrin fait venir deux fois la Pucelle au siège de Baugency, et prolonge le siège de cette place bien plus qu'il ne le fut en réalité. Le 11 juin, l'armée française vint assiéger Jargeau, le 17 Baugency. Il est vraisemblable que le messager, qu'il dit être parti de Baugency, partit en réalité de Jargeau. (Ayroles)
|