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Procès
de condamnation
- procès d'office
Deuxième
interrogatoire privé - 12 mars 1431. |
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tem,
le lundi suivant, douzième jour du mois de mars (1),
comparut dans notre maison d'habitation à Rouen, religieuse
et discrète personne frère Jean Le Maistre, de l'ordre
des frères Prêcheurs, ci-dessus nommé, vicaire
dudit seigneur inquisiteur de la perversité hérétique
au royaume de France ; présents vénérables
et discrètes personnes seigneurs et maîtres Thomas
Fiesvet, Pasquier Vaulx, docteurs en décret, Nicolas de Hubent,
secrétaire apostolique, et frère Ysambard de La Pierre,
de l'ordre des frères Prêcheurs. Et nous, évêque
susdit, avons exposé à notre vicaire que jadis, au
début du procès par nous commencé en matière
de foi contre cette femme vulgairement nommée la Pucelle,
nous avions sommé et requis ledit vicaire de s'adjoindre
au présent procès, offrant de lui communiquer les
actes, les preuves et autres choses quelconques que nous possédions
concernant cette matière et le procès. Mais ledit
vicaire avait fait quelques difficultés de s'adjoindre au
procès, étant seulement délégué
pour la ville et le diocèse de Rouen ; et le procès
était conduit devant nous à raison de notre juridiction
de Beauvais, en territoire concédé. C'est, pourquoi
pour plus grande sûreté en cette besogne, pour plus
de précaution sur le conseil de gens experts, nous avons
conclu d'écrire au seigneur inquisiteur lui-même, lui
requérant de se rendre en cette cité de Rouen, ou
au moins de députer spécialement son vicaire en cette
affaire, qui aurait toute puissance de par le seigneur inquisiteur
pour conduire et terminer ce procès, ainsi que ces choses
sont rapportées plus haut et plus longuement. Or, après
que ledit seigneur inquisiteur eut nos lettres, déférant
bénignement à notre réquisition, pour l'honneur
et l'exaltation de la foi orthodoxe, il commit et députa
spécialement ledit frère Jean Le Maistre, pour conduire
et mener à fin cette cause, par ses lettres patentes, munies
et fortifiées de son sceau, dont la teneur suit :
Suit la teneur de la lettre de commission adressée
par le seigneur inquisiteur et mentionnée plus haut,
"A son cher fils en Christ frère Jean
Le Maistre, de l'ordre des frères Prêcheurs, frère
Jean Graverent, du même ordre, humble professeur en théologie
sacrée et inquisiteur de la perversité hérétique,
député au royaume de France par l'autorité
apostolique, salut en l'auteur et consommateur de la foi, notre
Seigneur Jésus-Christ. Comme révérend père
en Christ et seigneur, monseigneur l'évêque de Beauvais,
nous avait écrit sur le fait d'une certaine femme du nom
de Jeanne, vulgairement nommée La Pucelle, par ses lettres
patentes dans les termes qui suivent : "Pierre, par la miséricorde
divine évêque du Beauvais, à vénérable
frère, maitre Jean Graverent, etc..." Et comme,
légitimement empêché, nous ne pouvons présentement
nous rendre commodément à Rouen, confiant dans votre
zèle et discrétion en tout ce qui concerne notre office,
ainsi que dans le fait et affaire de ladite femme jusqu'à
sentence définitive inclusivement, nous vous avons commis
spécialement et nous vous commettons par la teneur des présentes,
espérant qu'à la louange de Dieu, à l'exaltation
de la foi et édification du peuple, vous y procéderez
justement et saintement. En témoignage de quoi le sceau dont
nous usons en cet office est apposé à ces présentes.
Donné à Coutances, l'an du seigneur 1431, le quatrième
jour du mois de mars. Ainsi signé : N. OGIER (2)."
C'est pourquoi nous sommions et requérions ledit frère
Jean Le Maistre, suivant la teneur de sa commission, de s'adjoindre
à nous dans ce dit procès.
A quoi ledit frère nous répondit qu'il
verrait volontiers ladite commission à lui adressée,
le procès signé des seings des notaires, et tout ce
que nous voudrions lui communiquer ; ces documents vus et considérés,
il nous donnerait réponse, et ferait son devoir pour l'office
de la sainte inquisition. Mais nous lui dîmes alors qu'il
avait été présent à une grande partie
du procès, où il avait pu ouïr bien des réponses
de ladite Jeanne ; et que d'ailleurs nous étions consentant
et tout disposé à lui communiquer le procès,
et tout ce qui s'était fait en cette matière, afin
qu'il les vît et en prît connaissance.
Ce même lundi :
Item, ce même jour de lundi au matin, nous, évêque
susdit nous rendîmes dans la chambre
assignée pour geôle à ladite Jeanne, au château
de Rouen, où pareillement se trouvèrent en même
temps que nous, vénérables et discrètes personnes
seigneurs et maîtres de La Fontaine, député
notre commissaire, comme il a été dit ; Nicolas Midi
et Gérard Feuillet, docteurs en théologie sacrée
; présents Thomas Fiesvet et Pasquier de Vaulx, docteurs
en droit canon, et Nicolas de Hubent, secrétaire apostolique,
nommés ci-dessus.
*
* *
En leur présence nous avons requis ladite Jeanne de
jurer de dire la vérité sur ce qui lui serait demandé.
Elle a répondu :
- De ce qui touchera votre procès, comme autrefois vous
ai dit, je dirai volontiers vérité ; et ainsi
jura.
In quorum præsentia, prædictam
Johannam requisivimus quatenus juraret dicere veritatem, super his
quæ peterentur ab ea. Quæ quidem sic respondit quod
:
- de hoc quod vestrum processum tangebat, quemadmodum alias dixerat,
libenter diceret veritatem. Et sic juravit.
Ladicte Jehenne fut requise par
monseigneur de Beauvoys de dire verité de ce qui luy seroit
demandé, respond :
- De ce qui touchera vostre procez, comme autresfoys vous ay
dict, je dirai voluntiers verité. Et ainsy le jura.
Ensuite elle
fut interrogée sur notre commandement par ledit maître
Jean de La Fontaine : et premièrement si l'ange qui apporta
le signe à son roi, dont il a été fait mention
plus haut, ne parla point ; répondit que oui, et qu'il dit
à son roi qu'on la mît en besogne et que le pays serait
aussitôt allégé.
Deinceps, interrogata, de mandato
nostro, per supradictum magistrum Johannem de Fonte, et primo, utrum
angelus qui detulit signum ad regem suum, de quo superius
fit mentio, fueritne locutus, respondit quod sic, et dixit regi
suo quod ipsa Johanna poneretur ad opus, et patria statim esset
alleviata.
Et apprez fut interroguee par
le commandement de mondit seigneur l'evesque de Beauvoys, par Maistre
Jehan de la Fontaine. Et premierement, se l'ange, qui apporta le
signe, parla point a elle, respond que ouy. Et qu'il dist a son
roy que on la mist en besongne. Et que apprez seroit tantost alegee.
Interrogée si l'ange qui apporta ledit signe
à son roi fut l'ange qui premièrement lui apparut,
ou si ce fut un autre, répondit que c'est toujours tout un,
et onques ne lui faillit.
Interrogata utrum angelus qui
apportavit signum regi suo fuerit ille idem angelus qui primo apparuerat
ipsi Johannæ, respondit quod semper est unus et idem, et nunquam
sibi defecit.
Interroguee se l'ange, qui apporta
ledit signe, fut l'ange qui premierement apparut a elle, ou se ce
fut ung aultre,
[respond] :
- C'est tousiours tout ung. Et oncques ne luy faillit.
Interrogée si l'ange ne lui a point failli, quant
aux biens de fortune, quand elle a été prise, répondit
qu'elle croit, puisqu'il plut à notre Sire, que c'est le
mieux qu'elle fût prise.
Interrogée si, dans les biens de grâce,
l'ange ne lui a point failli, répondit :
- Comment me faillirait-il, quand il me réconforte tous
les jours ?
Et entend, à ce qu'elle dit, que ce réconfort
vient de sainte Catherine et de sainte Marguerite.
Interrogata utrum ille angelus
defeceritne sibi, quatum ad bona fortunæ, in hoc quod capta
fuit, respondit quod credit, postquam illud placuit Deo, quod est
pro meliori quod ipsa sit capta.
Interrogata utrum, in bonis gratiæ, ille angelus
defeceritne sibi, respondit :
- Qualiter mihi deficeret, quando quotidie me confortat ?
Et intelligit, ut dicit, quod ista confortatio est sanctis
Katharina et Margareta.
Interroguee
se l'ange luy a point failly, de ce qu'elle a esté prinse,
aux biens de fortune, respond qu'elle croit, puisqu' il plaist a
nostre Seigneur, c'est le mieulx qu'elle soit prinse.
Interroguee
se, es biens de grace, l'ange luy a point failly, espond :
- Et comme me fauldroit il, quand il me conforte tous les jours.
Et entend cest confort, que c'est de saincte Katherine
et saincte Margueritte.
Interrogée si elle appelle ces saintes Catherine
ou Marguerite, ou si elles viennent sans qu'elle les appelle, répondit
qu'elles viennent souvent sans être appelées ; et parfois,
si elles ne venaient bientôt, elle requérait Notre
Seigneur qu'il les lui envoyât.
Interrogée si parfois lesdites saintes ne vinrent
pas quand elle les a appelées, répondit qu'elle n'en
eut jamais besoin qu'elle ne les eût.
Interrogata utrum ipsa vocat illas
sanctas Katbarinam et Margaretam, vel utrum veniant sine vocando,
respondit quod sæpe veniunt sine vocando ; et aliis vicibus,
nisi venirent, bene cito ipsa requiseret a Deo quod eas mitteret.
Interrogata utrum aliquando prædictæ Sanctæ
non venerint, quando vocabat eas, respondit quod nunquam indiguit
ipsis, quin eas aberet.
Interroguee
se elle les appelle, ou se ilz viennent sans appeller, respond :
- Ilz viennent souvent sans appeller. Et aultres foys, se
ilz ne venoyent bien tost, elle requerroit nostre Seigneur qu'il
les envoyast.
Interroguee se elle les a aulcunes foys appellees, et ilz
ne estoyent point venues, respond qu'elle n'eust oncques besoing,
que elle ne les ait.
Interrogée si saint Denis (3),
lui apparut, répondit que non, à ce qu'elle sache.
Interrogata utrum sanctus Dionysius
apparuit unquam sibi, respondit quod non, quod ipsa sciat.
Interroguee se sainct Denis apparut oncques a elle, respond que
non, qu'elle saiche.
Interrogée si elle parla à Notre Seigneur,
quand elle lui promit de garder sa virginité, répondit
qu'il devait bien suffire de le promettre à celles qui étaient
envoyées de par lui, c'est à savoir à sainte
Catherine et à sainte Marguerite.
Interrogata utrum ipsa loquebatur
Deo, quando sibi promisit servare virginitatem suam, respondit quod
bene debebat sufficere hoc promittere illis qui erant missi ex parte
ipsius Dei, videlicet sanctis Katharinæ et Margaretæ.
Interroguee
se, quand elle promist a nostre Seigneur de garder sa virginité,
s'elle parloit a luy, respond :
- Il debvoit bien suffire de promettre a ceulx qui estoyent envoyez
de par luy, c'est assavoir a saincte Katherine et a saincte Margueritte.
Interrogée qui la poussa à faire citer
un homme à Toul, en cause matrimoniale (4),
répondit :
- Je ne le fis pas citer ; mais ce fut lui qui me fit citer
; et là je jurai devant le juge de dire vérité.
Et enfin elle dit qu'elle n'avait pas fait de promesse
à cet homme.
Interrogata quid movit eam de
faciendo citari quemdam hominem ad civitatem Tullensem, in causa
matrimonii, respondit :
- Ego non feci citari, sed ipse fuit qui fecit ibi me citari
; et ibi juravi coram
judice dicere veritatem.
Et finaliter dixit quod illi homini nullam promissionem
fecerat.
Interroguee qui la meut de faire
citer ung homme a Tou (5), en cause
de mariage, respond
:
- Je ne le feis pas cyter. Mais ce fut luy qui me feist cyter.
Et la, jura devant le juge dire verité ; et en fin
qu'elle ne luy avoit faict promesse.
Item dit que la première fois qu'elle ouït
sa voix, elle fit voeu de garder sa virginité, tant qu'il
plairait à Dieu ; et était en l'âge de treize
ans, ou environ. Item dit que ses voix lui assurèrent qu'elle
gagnerait son procès à Toul.
Item dicit quod, prima vice qua
audivit vocem suam, ipsa vovit servare virginitatem suam, tamdiu
quamdiu placuit Deo ; et erat in ætate XIII annorum, vel circiter.
Item dicit quod voces suæ assecuraverunt eam de lucrando suum
processum prædictum in civitate Tullensi.
Item, dit
que, la premiere foys qu'elle ouyt sa voix, elle voua sa virginité,
tant qu'il plairoit a Dieu. Et estoit en l'aage de XIII ans, ou
environ.
Item, dit que ses voix l'assurerent de gaigner son procez.
Interrogée si de ces visions, qu'elle dit avoir,
elle n'a point parlé à son curé ou à
un autre homme d'église, répondit que non (6),
mais seulement à Robert de Baudricourt et à son roi.
Et dit en outre qu'elle ne fut pas contrainte par ses voix à
les céler ; mais redoutait beaucoup de les révéler,
par crainte des Bourguignons et qu'ils n'empêchassent son
voyage ; et spécialement redoutait fort que son père
ne l'empêchat de faire son voyage.
Interrogata an de istis visionibus,
quas dicit se habere, feceritne verbum curato suo vel alteri homini
ecclesiastico, respondit quod non, sed soli Roberto de Baudricuria
et suo regi. Dicit ultra quod voces suæ non compulerunt eam
ad hoc celandum, sed multum formidabat revelare pro timore Burgundorum,
ne impedirent eam a suo voiagio ; et specialiter multum timebat
patrem suum, quin impediret eam de faciendo suum voiagium.
Interroguee si, de ses visions
elle a point parlé a son curé ou aultre homme d'Eglise,
respond que non ; mais seulement a Robert de Baudricourt et a son
[roy]. Et dit oultre qu'elle ne fut point contraincte de ses voix
a le celer. Mais doubtoit moult le reveler, pour doubte des Bourguygnons,
que ilz ne l'empeschassent de son voyage ; et par especial doubtoit
moult son pere, que il ne l'empeschast de fere son voyage.
Interrogée si elle croyait bien faire de partir
sans le congé de père et mère puisqu'on doit
honorer père et mère, répondit qu'en toutes
autres choses elle leur a bien obéi, excepté en ce
départ ; mais depuis leur en a écrit et ils lui ont
pardonné.
Interrogée si, quand elle partit de chez ses
père et mère, elle ne crut point pécher, répondit
que puisque Dieu le commandait, il convenait de le faire. Et dit
en outre, puisque Dieu le commandait, si elle eût cent pères
et cent mères, si elle eût été fille
de roi, ainsi serait-elle partie.
Interrogata an credebat bene agere
in recedendo sine licenca patris et matris, cum patri et matri debeat
honor exhiberi, respondit quod, in cunctis aliis, bene obedivit
patri et matri, præterquam de illo recessu ; sed postea de
hoc eisdem scripsit, et ipsi dederunt ei veniam.
Interrogata
utrum, quando recessit a patre et a matre, ipsa credidit peccare,
respondit quod, postquam Deus præcipiebat, oportebat hoc fieri.
Dicit ultra quod, postquam Deus præcipiebat, si habuisset
centum patres et matres, et ipsa fuisset filia regis, nihilominus
ipsa recessisset.
Interroguee se elle cuidoit bien faire de partir sans le congé
de pere ou mere, comme il soit ainsy que on doibt honnorer pere
et mere, respond que, en toutes autres choses, elle a bien obay
a eulx, excepté de ce partement ; mais deppuis leur a escript,
et luy ont pardonné.
Interroguee
se, quand elle partist de ses pere et mere, elle cuidoit point pecher,
respond :
- Puisque Dieu le commandoit, il le convenoit faire.
Et dit oultre, puisque Dieu le commandoit, se elle eust eu
cent peres et cent meres, et si elle east esté fille du roy,
elle fut partye.
Interrogée si elle demanda à ses voix
si devait dire à son père et à sa mère
son départ, répondit qu'en ce qui concerne son père
et sa mère, les voix étaient assez contentes qu'elle
leur dit, n'eût été la peine qu'ils lui eussent
fait, si elle leur avait dit ; mais, quand à elle, elle ne
leur eût pas dit pour cause quelconque.
Item dit que ses voix s'en rapportaient à elle
de le dire à son père ou à sa mère,
ou de leur taire.
Interrogata
utrum ipsa petivit a vocibus suis an ipsa diceret patri et matri
recessum suum, respondit quod, quantum de patre et matre, voces
erant bene contentæ quod diceret eis, nisi fuisset pœna
quam sibi intulissent, si eis recessum suum dixisset ; et, quantum
est de ipsa, non dixisset eis pro quacumque re.
Item dicit quod voces se referebant ei de hoc dicendo patri
et matri, vel de tacendo.
Interroguee
se elle demanda a ses voix qu'ilz le dyent a son pere et a sa mere
son partement, respond : quand est de pere et de mere, ilz estoyent
assez contens qu'elle leur dise, se n'eust esté la peine
qu'ilz luy eussent faict, se elle leur eust dist. Et quand est de
elle, elle ne leur eust dit, pour chose quelquonque.
Item,
dit que ses voix se rapporterent a elle de dire a pere ou a mere,
ou de s'en taire.
Interrogée si elle faisait sa révérence
à saint Michel et aux anges quand elle les voyait, répondit
que oui ; et baisait la terre après leur départ, là
où ils avaient reposé.
Interrogata
utrum faciebat reverentiam sancto Michaeli et angelis, quando eos
videbat, respondit quod sic ; et osculabatur terram super quam transierant,
post recessum eorum.
Interroguee
se, quand elle veist sainct Michel et les angelz, se elle leur faisoit
reverence, respond que ouy ; et baisoit la terre apprez leur partement,
ou ilz avoyent reposé, en leur faisant reverence.
Interrogée si les anges demeuraient longuement
avec elle, répondit qu'ils viennent beaucoup de fois entre
les chrétiens, qu'on ne les voit pas ; et les a bien des
fois vus parmi les chrétiens.
Interrogata
utrum præfati angeli erant diu cam ipsa, respondit quod multotiens
veniunt inter christianos, et non videntur ; et ipsa eos sæpe
vidit inter christianos.
Interroguee
se ilz estoyent longuement avecq elle, [respond] : ilz viennent
beaucoup de foys entre les chrestiens, que on ne les voit point.
Et les a beaucoup de foys veuz entre les chrestiens.
Interrogée si de saint Michel ou de ses voix
elle n'a pas eu de lettres, répondit :
- Je n'ai point congé de vous le dire, et d'ici à
huit jours j'en répondrai volontiers ce que je saurai.
Interrogata utrum habuerit litteras
a sancto Michaele, vel a suis vocibus, respondit :
- Ego non habeo licentiam de hoc dicendo vobis ; et inter hinc
et octo dies, libenter de hoc respondebo vobis illud quod sciam.
Interroguee
si de sainct Michel ou de ses voix, elle a point eu de lectres,
respond :
- Je n'en ay point eu de congié de le vous dire. Et entre
cy et huit jours, je vous en respondray voluntiers ce que j'en sçauray.
Interrogée
si ses voix ne font pas appelée fille de Dieu, fille
de l'Église, la fille au grand coeur, répondit
qu'avant le siège d'Orléans levé, et tous les
jours depuis, quand elles lui parlent, l'ont plusieurs fois appelée
Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.
Interrogée, puisqu'elle se dit fille de Dieu,
pourquoi elle ne dit Pater noster, répondit qu'elle
le dit volontiers ; et autrefois quand elle refusa de le dire, c'était
dans l'intention que monseigneur de Beauvais la confessât.
Interrogata utrum voces suæ
vocaveruntne ipsam filiam Dei, filiam Ecclesiæ,
filiam cum magno corde, respondit quod, ante levationem obsidionis
Aurelianensis, et deinceps omnibus diebus, quando allocutæ
sunt eam, frequenter vocaverunt eam, Johannam Puellam, filliam
Dei.
Interrogata, ex quo se dicit filiam Dei, cur non libenter
dicit Pater Noster, respondit quod libenter diceret ; et
alias, quando recusavit dicere, fecit sub hac intentione, quod nos,
episcopus prædictus, audiremus eam in confessione.
Interroguee
se ses voix l'ont point appellee : fille de Dieu, fille
de l'Église, la fille au grand cueur, respond
que, au devant du siege d'Orleans levé, et depuis, tous les
jours, quand ilz parlent a elle, l'ont plusieurs foys appellee :
Jhenne la Pucelle, fille de Dieu.
Interroguee, puisqu'elle se dit : Fille de Dieu,
pourquoy elle ne dit voluntiers : Pater Noster, respond qu'elle
la dit voluntiers. Et autresfoys, quand elle recusa la dire, c'estoit
en intencion que monseigneur de Beauvoys la confessast.
Même jour, lundi après-midi :
Item, ce même jour, lundi après-midi, comparurent
au lieu de ladite prison de
Jeanne, les susnommés seigneurs et maîtres, Jean de
La Fontaine, notre commissaire, Nicolas Midi et Gérard Feuillet,
docteurs en théologie sacrée ; Thomas Fiesvet et Pasquier
de Vaulx, docteurs en droit canon ; et Nicolas de Hubent, notaire
apostolique.
Ladite Jeanne fut interrogée par ledit de La
Fontaine, sur notre commandement.
*
* *
Et premièrement sur les songes qu'on disait que son
père avait avant qu'elle quittât sa maison. A quoi
elle répondit que, tandis qu'elle était encore avec
ses père et
mère, lui fut dit par plusieurs fois que son père
disait avoir rêvé que ladite Jeanne sa fille s'en irait
avec les gens d'armes ; et avaient grand soin ses pères et
mère de la bien garder, et la tenaient en grande sujétion.
Et elle leur obéissait en tout, sinon au cas de mariage au
procès de Toul.
Et
primo de somniis quæ pater suus dicebatur habuisse de ipsa,
antequam recederet a domo ejus. Quæ quidemad respondit quod,
dum adhuc esset in domo patris et matris, fuit ei pluries dictum
per matrem ejus quod pater suus dicebat se somniasse quod ipsa Johanna
filia sua itura erat cum gentibus armorum ; et inde habebant magnam
curam prædicti pater et mater de custodiendo eam, et ipsam
tenebant in magna subjectione ; et ipsa obediebat in omnibus, præterquam
in processu quam habuit in civitate Tullensi, pro causa matrimonii.
Interroguee des songes de son pere, respond
que, quand elle estoit encoires avecques ses pere et mere, luy fut
dict par plusieurs foys par sa mere que son pere disoit qu'il avoit
songé que avecques les gens d'armes s'en yroit ladicte Jhenne
sa fille ; et en avoyent grand cure ses pere et mere de la bien
garder; et la tenoyent en grand subiection ; et elle obaissoit a
tout, synon au procez de Tou, au cas de mariage.
Interrogée dit qu'elle a ouï dire à
sa mère que son père disait à ses frères
: "Si je croyais que la chose advint que j'ai songé
d'elle, je voudrais que vous la noyassiez ; et si vous ne le faites,
je la noierais moi-même !" ; Et s'en fallut de peu
que ses père et mère perdissent le sens quand elle
partit pour aller à Vaucouleurs.
Item dicit quod audivit dici a matre quod pater suus
dicebat fratribus suis : "Vere, si ego crederem quod illa
res eveniret, quam timeo de ipsa filia mea, ego vellem quod submergeretis
eam ; et si non faceretis hoc, egomet submergerem eam."
Et prædicti pater et mater fere perdiderunt sensum, quando
ipsa recessit pro eundo ad oppidum de Vallecoloris
Item, dit qu'elle a ouy dire a sa mere que son pere disoit
a ses freres : "Se je cuidoye que la chose advint, que j'ay
songé de elle, je vouldroye que la noyssiez ; et si vous
ne le faisiez, je la noiroye moy mesme". Et a bien peu
qu'ilz ne perdirent le sens, quand elle fut partye a aller a Vaucouleur.
Interrogée si ces pensées ou songes vinrent
à son père depuis qu'elle eût ces visions, répondit
que oui, depuis plus de deux ans qu'elle eût ses voix.
Interrogata utrum istæ cogitationes
aut somma acccidebant patri, postquam ipsa habuit istas visiones
suas, respondit quod sic, plus quam per duos annos posteaquam habuit
voces.
Interroguee
se ses pensees ou songes venoyent a son pere puis qu'elle eut ses
visions, respond : Ouy, plus de deux ans puis qu'elle eut les premieres
voix.
Interrogée si ce fut à la requête
de Robert de Baudricourt ou d'elle qu'elle prit habit d'homme, répondit
que ce fut d'elle-même, et non à la requête d'homme
au monde.
Interrogée si la voix lui commanda qu'elle prît
habit d'homme, répondit :
- Tout ce que j'ai fait de bien, je l'ai fait par le commandement
de mes voix ; et quant à l'habit, j'en répondrai autre
fois ; de présent n'en suis point avisée ; mais demain
en répondrai.
Interrogée si, en prenant habit d'homme, elle
ne pensait mal faire, répondit que non ; et encore à
présent, si elle était en l'autre parti en habit d'homme,
lui semble que ce serait un des grands biens de France de faire
comme elle faisait avant sa prise.
Interrogata utrum hoc fuit ad
requestam Roberti de Baudricuria vel ipsiusmet Johannæ quod
ipsa cepit habitum virilem, respondit quod hoc fuit per ipsammet
Johannam, et non ad requestam cujuscumque hominis viventis.
Interrogata utrum vox sibi præceperit quod acciperet
habitum, respondit :
- Totum quod feci de bono, ego foci per præceptum vocum
mearum ; et, quantum ad habitum, alias respondebo ; non sum de præsenti
advisata ; sed cras respondebo de hoc.
Interrogata an capiendo habitum virilem, ipsa credebatne
male facere, respondit quod non ; et adhuc de præsenti, si
esset apud illos de alia parte in isto habitu virili, videtur ei
quod esset unum de magnis bonis Franciæ, de faciendo quemadmodum
ipsa per prius faciebat, ante captionem suam.
Interroguee
si ce fut a la requeste de Robert ou d'elle qu'elle print habit
d'homme, respond que ce fut par elle, et non a la requeste de homme
du monde.
Interroguee se la voix luy commanda qu'elle print habit
d'homme, respond :
- Tout ce que j'ay faict de bien, je l'ay faict par le commandement
des voix.
Et dit oultre, quand a cest habit, en respondra aultresfoys
; que, de present, n'en est advisee. Mais demain en respondra.
Interroguee
si, en prenant habit d'homme, elle pensoit mal faire, respond que
non ; et encoires de present, si elle estoit en l'autre party et
en cest habit d'homme, luy semble que se seroit un des grands biens
de France, de faire comme elle faisoit au devant de sa prinse.
Interrogée comment elle eût délivré
le duc d'Orléans, répondit qu'elle eût assez
pris d'Anglais outre mer pour le ravoir ; et si elle n'eût
fait assez de prise par deçà, elle eût passé
la mer pour l'aller quérir par puissance, en Angleterre.
Interrogata qualiter ipsa liberasset
ducem Aurelianensem, respondit quod ipsa cepisset satis multos Anglicos
citra mare, pro rehabendo ipsum ; et, si non cepisset satis citra,
ipsa transiisset mare, pro eundo ipsum quæsitum in Angliam,
cum potentia.
Interroguee
comme elle eut delivré le duc d'Orleans, respond que elle
eust assez prins de sa prinse des Angloys pour le ravoir ; et se
elle n'eust prins assez de sa prinse de ça, elle eust passé
la mer, pour le aller querir a puissance en Engleterre.
Interrogée si sainte Marguerite et sainte Catherine
lui avaient dit, sans condition et absolument, qu'elle prendrait
gens suffisamment pour avoir le duc d'Orléans qui était
en Angleterre, ou autrement qu'elle passerait la mer pour l'aller
quérir, répondit que oui ; et qu'elle dit à
son roi qu'il la laissât faire au sujet des seigneurs anglais
qui étaient alors prisonniers.
Dit en outre que, si elle avait duré trois ans sans
empêchement, elle eût délivré ledit duc.
Item dit que pour ce faire il y avait plus bref terme
que de trois ans et plus long que d'un an ; mais de présent
n'en a pas mémoire.
Interrogata utrum sanctæ
Katharina et Margareta dixerant sibi, absolute et sine conditione,
quod ipsa caperet sufficientes homines pro habendo ducem Aurelianensem
existentem in Anglia, vel alias transiret mare pro eundo quæsitum
ipsum, respondit quod sic, et quod ipsa dixit hoc regi suo, et quod
ipse dimitteret eam agere de illis dominis Angliæ, qui tunc
erant prisionarii.
Dicit ultra quod, si ipsa durasset per tres annos, sine
habendo impedimentum, ipsa liberasset præfatum ducem.
Item dicit quod, pro faciendo illud, erat brevior terminus
quam de tribus annis, et longior quam de uno ; sed non habet de
illo memoriam.
Interroguee se saincte Marguerite
et saincte Katherine luy avoyent dit sans condicion et absolutement
qu'elle prendroit gens suffisans pour avoir le duc d'Orleans, qui
estoit en Engleterre, ou aultrement qu'elle passeroit la mer pour
le aller querir a puissance en Engleterre, et admener dedens troys
ans, respond que ouy. Et qu'elle dist a son roy, et qu'il la laissast
faire des prisonniers (7).
Dit oultre de elle que, se elle eust duré troys
ans sans empeschement elle l'eust delivré.
Item, dit qu'il avoit plus bref terme que de troys ans,
et plus long que d'ung an ; mais n'en a pas de present memoire.
Interrogée sur le signe qu'elle bailla a son
roi, répondit que sur ce, elle aura conseil de sainte Catherine.
Interrogata quod erat signum quod
ipsa dedit regi suo, respondit quod de hoc ipsa habebit consilium
a sancta Katharina.
Interroguee
du signe baillé a son roy, respond que elle en aura conseil
a saincte Katherine.
Sources
: "Condamnation de Jeanne d'Arc" de Pierre Champion
(1921), "Procès de Jeanne d'Arc" - E.O'Reilly
(1868), "La minute française des interrogatoires de
La Pucelle" - P.Doncoeur (1952)
Notes :
1 "apprez Letare Jherusalem" comme il est dit dans la
minute française, ce qui nous rappelle le "dimanche
des Fontaines" cher aux enfants de Domrémy. (ndlr)
2 On voit un OGIER signer souvent comme notaire de la chancellerie
des lettres de Henri VI.
Jean Graverent, inquisiteur de France, résidait en général
à Paris mais, pendant les longs débats du procès
de Rouen, il s'en tint complètement à l'écart
et se consacra à une obscure affaire, celle de Jean Le
Couvreur, bourgeois de St Lô suspecté d'hérésie.
Il tenait ses assises à Coutances non loin de Rouen. Son
désintérêt pour le procès de Rouen
et l'extrême répugnance de Jean Lemaître à
obéir aux injonctions de Cauchon posent un curieux problème
non résolu à ce jour (E.Bourassin)
3 Saint Denis, patron des rois de France. Les Anglais l'ont mis
dans leur parti en s'emparant de l'abbaye et de l'oriflamme de
la ville de St Denis depuis 1419. Cette question est à
rapprocher des questions relatives à l'amour de Dieu pour
les Anglais (P.Champion).
4 Procès en promesse de mariage. C'était assez fréquent
si on considère les archives des officialités de
l'époque (P.Champion).
5 Ecrit "Tou" au lieu de "Toul" dans la minute
française c'est à dire prononcé à
la Lorraine comme Jeanne devait le dire.
6 Voir la lettre
de Perceval de Boulainvilliers à ce sujet.
7 Fin de phrase modifiée de manière significative
dans le procès officiel.
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