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La chronique de Lorraine

om Calmet a le premier publié cette chronique parmi ses preuves à l' Histoire de Lorraine (t. III , col. vj). Il conjecture qu'elle fut composée par un serviteur du duc René II, acteur dans plusieurs des evénemens qu'il relate. Ce personnage anonyme, aurait écrit , au jugement du savant bénédictin, en 1475, pendant la guerre de Charles le Téméraire contre René ; mais c'est là une erreur, dont, sans aller bien loin, on trouvera la preuve ; car à la fin du fragment publié ci-après, il est dit que Charles VII eut des fils et des filles de quoy le dernier roy Loys en estoit ung. Or ces expressions nous transportent sous le règne de Charles VIII.
  La Chronique de Lorraine ne mérite pas d'être consultée comme témoignage historique sur Jeanne d'Arc ; mais elle est un curieux et unique monument du merveilleux que l'imagination populaire avait ajouté à la vie de cette étonnante fille, dans son propre pays. Tous les exploits du règne de Charles VII y sont mis sur son compte : elle figure là comme le Charlemagne des romans qui avait absorbé à lui seul toute la gloire de sa race. On lui fait assiéger et prendre tour à tour Bordeaux, Bayonne, Dieppe, Paris, Honfleur, Harfleur, Caen, toutes les villes de Normandie, moins Rouen sous les murs duquel elle disparaît sans laisser de trace. Deux autres opinions sur sa fin, données à la suite de celle-là, ont tout l'air d'être une addition postérieure.
  Le style de cette histoire n'est pas moins étrange que le fond. Il est rempli d'assonnances et de constructions qui rappellent la facture des anciennes chansons de geste. C'est à tel point qu'il est permis de croire que le récit était primitivement en vers et que le chroniqueur de là cour de René II, voulant se l'approprier, en aura tout simplement brisé le mètre. Il n'est pas impossible que sous Louis XI on ait fait une geste en l'honneur des Lorrains illustres et particulièrement de la Pucelle. Le sire de Croy dans son Art et science de rhétorique , cite des vers qui ne peuvent appartenu qu'à un poème de ce genre sur Charles le Téméraire :


                    Puis que le duc perdit de Nansi la journée ,
                    Justice trespassa, forte guerre fut née ;
                    L'église en a perdu ses rentes ceste année ;
                    Noblesse en a esté durement fortunée ;
                    Et poures gens en ont très dure destinée.

  Chose singulière, on dirait que le poëme d'où sont tirés ces vers, fut la contre-partie de celui qui servit à faire la Chronique de Lorraine.

                                                         

  En l'an mil quatre cens dix-sept, au lieu de Don-Remys sur Meuse, y eust une jeune fille nommée la Pucelle, en l'aage de dix-huicte ans inspirée de Dieu. Et estoit de grande force et puissance : dont ceste fille disoit à tous que, si elle estoit à Bourges vers le roy, qu'elle garderoit bien les Angloys d'ainsy cruellement persécuter le royaulme. Messire Robert de Baudrecourt, qui pour lors estoit cappitaine de Vaucouleur, ladicte fille vers luy alla, et lui dict : « Cappitaine, pour vostre honneur et proffict, je vous prie que me menie à Bourges vers le roy ; je vous promect par tous que je tiens de Dieu, premier qu'il soit un an, tous les Angloys hors du royaume les mettray ; et vous certiffie que la puissance en moy est. » Ledit Baudrecourt voyant la hardiesse de la fille (elle estoit haulte et puissante), luy demanda si elle feroit ce qu'elle disoit. Elle disoit tousjours : « Ouy. »
  Quant monseigneur de Beaudrecourt veit ce, luy dict : « Ma fille, à Nancy vous veux mener vers le duc Charles, qui est vostre souverain seigneur, et de luy congié prendre pour vous en venir et emmener. » Ladicte fille bien joyeuse fut. Quant ledit Baudrecourt
avec la fille à Nancy veint vers le duc Charles, ledit Baudrecourt la présenta au duc, en luy disant comment elle desiroit d'aller vers le roy Charles, pour le remettre en France, et chasser les Angloys hors. Le duc luy demanda si elle avoit celle volonté. Elle respondit que ouy. « Monseigneur, je vous promest qu'il me targe beaucoup que je n'y suis. — Comment! » dit le duc; « tu ne portas jamais armes, ne à cheval ne fus ! » La fille respondit que, quant elle auroit un arnois et un cheval, « dessus je monteray ; la verra on si je ne le sçay guider. » Le duc (pour lors son escurie estoit où les Piedz-Deschaulx sont à présent), le duc luy donna un arnois et cheval, et la fit armer. Elle estoit legère ; on amena le cheval et des meilleurs, tout sellez, bridez ; en présence de tous, sans mettre le pied en l'estrier, dedans la selle se rua. On luy donna une lance ; elle veint en la place du chasteau ; elle la couru. Jamais hommes d'armes mieux ne la couru. Toute la noblesse esbahy estoient. On en fit le rapport au duc ; bien congneut qu'elle avoit vertu. Le duc dict à messire Robert : « Or, l'enmenayz ; Dieu luy veuille accomplir ses desirs. »
  Ledit Baudrecourt, sans s'arrester, droit à Bourges l'en mena. Par le chemin, ledit Baudrecourt avec elle devisoit. Elle luy disoit : « N'ayez souci de moy ; au « roy me présenteray ; je sçay ce que luy diray ; il congnoistra que bon service luy feray ; jamais je ne le vis ; mais qu'entre dix mille seroit, je le congnoistroit. »
  Quant ledict Baudrecourt à une lieue de Bourges approche, le fit sçavoir au roy comment elle promettoit de dechasser les Anglois ; et que si elle voyoit le roy, elle le congnoistroit. Le roy et son conseil envoyèrent au devant d'elle trois bandes. En la première un semblable au roy ; en la seconde un pareil ; en la troisiesme estoit le roy. Vinrent les uns après les autres : chacun la regardoit. Elle dict ainsy : « Icy n'est pas le roy, ne icy aussi. » Mais quant ça veint à la troisiesme bande, elle congneut le roy : dont tous esbahys furent.
  Elle dict au roy : « Faictes que tous vos gens d'armes soient tous à moy, et leur faictes promectre que nul deshonneur ne me requerront. Et faictes que j'aye une espée qui est à Nostre-Dame de Chartres. » Le roy luy fit tout avoir. Elle dict au roy : « Il est temps que nous partions; ceulx d'Orléans sont en grant dangier. » Le roy fit incontinant apprester son armée fournie d'artillerie, avec autres instrumens. Et quand tous furent près, leur commande en général que, sur leurs
vies, il ne fisse ne die chose à la fille pucelle, par quoy il luy despleist ; et la recommandoit moult affectueusement ès plus grans seigneurs, Chacun promit au roy de bien faire à tous ces commandement. Tous, grand et petit [se] commandèrent à Dieu, au roy, et tous se mirent au chemin. La Pucelle leur dict : « Messeigneurs, diligentons en aller. Il me targe que je ne suis dès jay devant Orléans. Je vous promest que je vous feray tous gens de bien ; j'ay bon vouloir bien charger sus ces Angloys qu'en ce royaulme font grand maulx. »
  Tant chevauchèrent par journée qu'auprès d'Orléans sont venu. La Pucelle estoit tousjours dès première ; elle sçavoit par tout où il failloit aller. Elle leur fist passer un guest de la rivière de Loir, laquelle passa la première, et toutte l'armée ensuivant. Quant tous furent passez, leur dict : « Messeigneurs, ne vous doutez, ayez courage ; bien près les approchons ; icy nous faut tout mettre en ordonnance. » Laquelle les assortissoit chacun en son endroict ; moult bien le sçavoit faire. Leur dict : « Chacun soit vaillant ; moy, je veux estre la première à donner dedans les Angloys. » S'aperçurent que gens en armes venoient contre eulx ; se mirent en bataille forte et puissante. Devant Orléans une bastille avoient faicte ; mirent gens dedans pour la bien garder. La Pucelle quand elle apperceut l'armée, dict : « Recommandons nous à Dieu et à la Vierge Marie ; or, frappons dedans. » Elle toutte la première coucha sa lance, et tous les autres aussi chargèrent dedans de force et de courages ; tout ce qu'ils attaindoient, s'en alloyent par terre. Après son coup de lance, tira son espée ; des coups qu'elle donnoit tous les mettoit à mort. Quant un homme d'arme sur son heaulme [frappoit], une paulme dedans l'enfourroit. Voyant les Anglois que si asprement furent assaillys, se cuydèrent mettre en deffense ; riens ne leur peut servir ; mais prirent la fuitte, et eulx de fuir. La Pucelle et toutte l'armée la bataille leur vinrent assaillir. Leur deffence rien ne valut, qu'ils ne fussent prins et confus. Le siége leur faut abandonner, et l'artillerie laissier. Tentes et pavillons, tout y demeura. Ceulx d'Orléans se prindrent à louer Dieu de leur victoire que l'armée leur avait donnez. Ne congnoissant la Pucelle, jamais n'en avoient ouy parler ; moult furent esbahys quant ilz l'ouyrent conter. Alors quant la victoire fut accomplie, toutte l'armée et la signeurie congneurent bien qu'en la Pucelle avoit grande vertu. Ceulx d'Orléans cloches sonnèrent, prebtre revestuz, et tous les habitans viendrent ouvrir leur porte ; toutte l'armée, si les mirent dedans.
  La Pucelle estoit joyeuse, bien accoustrée en arme ; beau la faisoit voire. Tous ceulx d'Orléans fort la regardoient ; elle fut prisée et redoutée ; dedans Orléans fut très bien logée, comme ce fust esté le roy. Ceulx d'Orléans de grans dons luy firent, en la remerciant de les avoir mis hors du danger ; chacun venoit en son logis ; elle avoit court ouvert ; tous y estoient receu. Quant le roy ouyt les nouvelles, moult joyeulx en fut. Il loua Dieu de ceste Pucelle, qui en son service estoit venue. « Je crois que Dieu l'a inspirée pour mon royaulme recouvrer. » La Pucelle qui un jour avoit resposée, dict à toute l'armée : « Or que chacun s'appreste, en guerre il nous fault aller. »
  Tout du long de la rivière de Loire, en Touraine sont arrivez. Tous les Anglois que d'eulx estoient treuvez, ilz estoient prins ou tuez. Tant chevauchèrent, qu'il vient en guerre devant Bordeaux ; et sont arrivé, tous d'un bon vouloir si l'ont assiégée ; moult asprement d'artillerie et d'aproche se sont serrez. Les Anglois dedans en furent tous esbahys, de voire un si grant nombre de gens. Au bout de six semaines à eulx se sont rendus, un baton en leurs mains. La ont tout laissez, chevaulx et arnois ; s'en sont allez. La Pucelle a entré dedans, a mis garnison pour la bien garder.
  Devant Bayonne tout s'en sont allez, l'ont asssiégée ; à grant coup d'artillerie contre ont tirez, disans : « Anglois rendez vous, ou vous mourrez tous. « Les Anglois ont bien considérez que si longuement ilz tenoient, que mal leur en prandroient. Ilz se sont mis à parlementer, demendant tous congez, saulf leurs corps et leurs bagues. Tout leur fut octroyé ; si les ont prins et s'en sont tous allez. La Pucelle, par sa puissance de guerre, tous les Angloys hors les a jectez ; tout le pays se l'ont fort louez, ont Dieu remercié de ce qu'au roy ont tous retournez. Ceulx de Paris oyant ces victoires, ont mis hors les Angloys, les remirent dedans tous pour un jour, et oudict jour les remirent dehors. Le plus de la ville estoient pour le roy ; plusieurs ne voulurent permettre qu'ilz fussent Anglois.
  La Pucelle voyant qu'elle avoit guerroyé toute la campaigne, Paris conquestez, manda que vers elle se voulut transporter, et qu'à Reims seurement le menroit sacrer, et à Paris le feroit couronner. Le roy ces nouvelles ouyt, se print à Dieu louer : « Puisque elle me mande, vers elle m'en faut aller. » Le roy s'est préparez luy et ses gens ; au chemin sont miz ; droict à Bourdeaux sont arrivez. La Pucelle et toute la noblesse se l'ont salué. La Pucelle se luy a dict : « Sire, à Reims vous veux mener, y serés sacré ; puis à Paris vous menrons couronner. » Le roy des nouvelles fut moult joyeux, dict : « Pucelle, vostre plaisir soit faict ; mettons nous au chemin, et bien vous menrayz. » Ont mandez à Reims vers monseigneur l'abbé que le roy Charles s'alloit faire sacrer. Quant l'abbé l'ouyt, moult joyeulx il fut, toutte l'église a préparé. Le roy a tant chevauché, qu'à Reims il a arrivez. L'abbé et tous le couvent, et tous de la ville si l'ont salué. La Pucelle ont fort regardez ; toutes provisions au roy ont abandonnez ; devant le roy honnorablement en l'église messe ilz ont chanté ; le roy noblement a esté sacré ; toutes les ordonnances des roys passé il a receu, sans en nulle passer. La Pucelle voyant tout accomply, a dit au roy : « Or, allons à Paris ; là vous serez couronné. »
  Droict à Paris au chemin sont mis. Quant à Paris se sont présentez, touttes gens d'églises et nobles gens à luy se sont présentez, l'ont receu dedans et se l'ont boutez, les petits enfans crianz : « Vive le roy! » La Pucelle quant et quant auprès de luy, de ceulx de Paris fort regardée estoit, disant : « Voici une Pucelle ; elle est fort à louer. Dieu luy a faict grant graces de soy faire douter. » Toute la noblesse le roy à son logiz ont menez ; auprès de luy la Pucelle ont logez, de servir Dieu et faire bonne chère n'ont mie faillis. Le lendemain tous les princes Bourbons, d'Orléans, Nemours et Alençons ont prins la couronne, sur le chef du roy se luy ont mis, disans : « Vive le roy ! » Sy l'ont menez à Sainct-Denys. Huict jours durant joustes, tournois et grant esbatement, dames et damoiselles faire danser, c'estoit grant plaisir.
  Après cela faict, la Pucelle dict au roy : « Sire, puisque ces Anglois se sont tous en Normandie retiré, or fault que toutte l'armée soit preste ; il fault entreprendre de les chasser et que leur retour soit en Angleterre. » Dict le roy : « Ma fille, puisqu'avez faict un bon commencement, fault faire un bon finement. » Le roy ordonna à toute l'armée qu'ils fussent prest, et leur remercia l'obéissance et le service qu'à la Pucelle avoit faict. « J'ay fiance en vous que la Pucelle vous perseverayz ; en Normandie elle vous en veult mener. » Toutte l'armée lui promirent de tousjours obéir, sy sont tous apprestez. Le roy à Dieu ont commandez ; au chemin ils sont mis.
  La Pucelle devant monter sur son coursier, faisant les fringues devant ceulx de Paris, moult bien elle sçavoit faire ; on y prenoit grant plaisir : « Voilà une gentille Pucelle ; Dieu luy doient bonne vie, et luy face la grace de bien tost conquester la haulte et basse Normandie. » La Pucelle les a commandez à Dieu, à tous, puis s'en sont allez ; devant Diepe sont arrivez, l'ont assiégé en ferme terre, se l'ont guerroyé, la bataille ont gaignée. Voyans les Anglois, ont prins barques à planté ; par la mer en Angleterre s'en sont allez. Le conté d'Eu et tous à l'environs, la Pucelle à puissance d'armes les a mis en subjestion. Dict à ceulx de l'armée : « Honnefleur, Herflour, Cam, Licieux, Averance, Sainct-Michel, Alençon et tous le pays, tous il nous fault avoir ; au retour devant Rouan sera nostre retour. Or, est-ce bien dire, allons y tous. » Au chemin se sont mis à puissances d'armes, tous a conquestez ; n'est à Sainct-Michel, se les en a chassez. Elle estoit sage et bien advisée ; elle depescha l'environ de Rouan : « Au moing quant le siége sera devant, on ne nous fera nul empeschement. » Viendrent mettre le siége pour la toutte environner. Grande puissance falloit avoir; la rivière de Seine court tout par devant ; à peine la peurent assiéger qu'ils perdissent beaucoup de gens. Elle est grande et puissante : dedans il y avoit plus de six mille Anglois, sans ceulx qui estoient au mont Saincte-Katherine, qui leur faisoient beaucoup de maulx. La Pucelle mettoit tout en ordre ; elle y fit faire grande tranchié jusques sur les fossez. Ceulx de Rouan voyant les effort, saillirent dehorz ; grande escarmouche y eut. La Pucelle qui vaillante estoit, et qu'en l'escarmouche comme provée et hardie estoit, au milieu se bouta. Là fut perdue ; on ne sceut qu'elle devint. Plusieurs disoient que les Angloiz la prirent : dedans Rouan fut menée, les Angloiz
se la firent brusler. D'autres disoient qu'aucuns de l'armée l'avoient faict mourir, pour cause qu'elle attribuoit tous ses honneurs des faicts d'armes à elle.
  Quant le roy sceut les nouvelles que la Pucelle estoit morte, il feust moult courroucé. Se vers luy elle feust esté enmenée, en saincte terre l'eust faict enterrer, et luy eust faict faire une sepulture riche et honneste ; à tous jamais l'église en eust faict mémoire ; grand proufict en eussent eu les prebtres. Le roy et toutte son armée mirent longtemps à avoir ladicte Rouan. Elle cousta moult à avoir, tant en gens comme en avoir. A la fin les Angloys eurent appoinctement ; sauve leurs corps et biens, en Angleterre s'en retournèrent franchement. Le roy voyant son royaulme en paix, se maria à une fille, notable fille au duc d'Anjou, sœur au roy Louys, frère à ladicte dame le conte de Guise, le conte du Maine, tout frère à ladicte ; lequel frère Louys avoit le royaulme de Cecile, Anjou et Provence.
Lequel roy Charles en eut filz et fille, de quoy le dernier roy Louys en estoit ung.

                                                 


Sources : J. Quicherat - t.IV, p.329 à 338.

Notes :
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