Le registre de la chambre des comptes de Brabant
|
urant les quatre mois que Jeanne avait dû employer à triompher de
l'incrédulité de Baudricourt et de la cour de Chinon, l'attention avait
déjà commencé à être attirée sur sa mission et ses promesses, même en
dehors des partis directement intéressés à la querelle. On peut en voir la
preuve à la Bibliothèque royale de Bruxelles, au tome X des registres de la chambre des comptes de Brabant, le premier des volumes connus sous le nom de Registres noirs, de la couleur de la couverture. Le R. P. de Smet a bien voulu m'envoyer une copie faite par le R. P. Kieckens, d'un passage qui, pour être connu et publié, n'enlève rien à la gratitude que
je dois à ces deux savants confrères.
Ce passage se trouve tout à la fois et dans les registres cités (f° 390 v°), et dans la Chronique d'Edmond de Dynther, éditée en 1855 par le docteur Ram dans les Chroniques belges (Chap. 234, livre sixième, p. 493). A part quelques variantes orthographiques, la seule différence des deux textes, ainsi que le marque le R. P. Kieckens, c'est que le greffier écrit de la Pucelle equitat, et du roi et de la cour habent, tandis que le chroniqueur écrit equitavit, habuerunt. C'est une preuve d'authenticité : le
greffier écrivait au moment où la Pucelle était sur la scène, et le chroniqueur
alors qu'elle en avait disparu.
Personne mieux qu'Edmond de Dynther n'était au courant des secrets
de la cour des ducs de Brabant; il fut pendant quarante ans secrétaire
des quatre ducs qui s'y succédèrent, d'Antoine fils de Philippe le Hardi,
frère de Jean sans Peur, tué à Azincourt en 1415, de son fils et successeur
Jean IV mari de la trop fameuse Jacqueline, mort en 1427, du frère
de Jean, Philippe, mort le 4 août 1430. après lequel le duché passa à
Philippe de Bourgogne, qui quitta le siège de Compiègne pour aller
recueillir cette succession contestée. Edmond de Dynther, conservé
d'abord dans ses fonctions, ne tarda pas à demander sa retraite. Il profita
de son veuvage pour entrer dans les Ordres sacrés, fut pourvu d'un canonicat à Saint-Pierre de Louvain, et consacra ses loisirs à écrire en
latin une Chronique des rois de France, et des ducs de Lorraine et de
Brabant.
Il nous dit par qui et à quelle occasion fut transmise à Bruxelles la
prophétie que le greffier consigna dans ses livres de comptes, et que
Dynther a reproduite dans sa Chronique. Le duc de Brabant avait, dans
les premiers mois de 1429, envoyé en France une ambassade pour
demander la main d'une fille d'Yolande. A la tête se trouvait un des
conseillers du duc, le sire de Rosethlaer. Or voici ce qu'écrivait ce seigneur, à la date du 22 avril 1429, et ce que le chroniqueur transcrit sous
ce titre : Sequitur incidens de Puella.
« Le sire de Rosethlaer, que nous venons de nommer, étant à Lyon sur le Rhône, écrivit à quelques seigneurs du conseil du duc de Brabant des nouvelles qu'il tenait d'un chevalier, conseiller de Charles de Bourbon, et maître de son hôtel. Il disait que le roi de France, secondé par ledit seigneur Charles de Bourbon, d'autres princes, et par ses partisans, avait fait une grande convocation d'hommes d'armes qui devaient se trouver à Blois le dernier jour d'avril de la présente année 1429, dans le but de
partir pour Orléans, et de forcer les Anglais à en lever le siège.
« Postérieurement il écrit, sur la relation du même chevalier qu'une jeune fille, originaire de Lorraine, du nom de Jeanne, âgée de dix-huit ans ou à peu près, se trouve auprès dudit roi, et qu'elle lui a dit qu'elle délivrerait Orléans, et mettra en fuite les Anglais qui l'assiègent ; qu'elle-même
sera blessée d'un trait devant Orléans, et qu'elle n'en mourra pas; que cet été prochain le roi sera couronné à Reims ; elle lui a dit plusieurs autres choses dont le roi garde le secret.
Cette Pucelle chevauche chaque jour en armes, la lance au poing, comme les autres hommes d'armes qui sont autour du roi. Le roi et ses
partisans ont grande confiance dans cette Pucelle, ainsi que cela est plus
longuement exposé dans la lettre du sire de Rosethlaer, qui fut écrite de
Lyon-sur-Rhône le 22 du même mois d'avril.
Tout ce qui est dit de cette Pucelle, ce qu'elle a prédit, s'est réalisé.
Le siège d'Orléans fut levé, et les Anglais qui s'y trouvaient furent ou
pris, ou tués, ou mis en fuite; dans l'été indiqué, le roi fut couronné à
Reims, et presque toutes les cités, châteaux, villes et forteresses de cette
contrée furent par elle ramenés à son obéissance, les Anglais en ayant été chassés. C'est ce qui a donné lieu aux vers suivants :
Virgo puellares artus induta viriles, etc. (1)
Veste, Dei monitu, properat relevare jacentem, etc., etc.
Quelle a été la fin de cette Pucelle, le lecteur pourra le savoir par la note suivante, dont voici la teneur:
« Il est vrai qu'une nommée Jeanne, soi-disant Pucelle, depuis deux ans passés, était venue en la compagnie des Armagnacs et de ceux qui tenaient le parti du Dauphin : en laquelle ledit Dauphin et ceux de son parti ajoutaient grande foi, et faisaient entendre au peuple que Dieu l'avait envoyée par devers eux pour la recouvrance du royaume de France ; et combien que ladite Jeanne Pucelle portât les armes et tous les harnais de guerre tout comme les plus hardis et meilleurs chevaliers de la compagnie, et
qu'elle tirât et frappât de l'épée les gens d'armes et autres ; ce nonobstant, la meilleure partie du peuple de France et autres gens d'état croyaient et ajoutaient pleine foi et créance en icelle Pucelle, estimant et maintenant fermement que ce fût une chose de par Dieu ; et tellement qu'elle était capitaine et chef de guerre de la meilleure partie des grands seigneurs
et autres chefs de guerre de la compagnie dudit Dauphin ; et avec
eux elle fit plusieurs campagnes par l'espace d'un an et demi ou
environ. Finalement Mgr le duc de Bourgogne à toute puissance s'en
alla, au mois de mai 1430, assiéger la ville de Compiègne, en laquelle
cette Pucelle était avec plusieurs autres capitaines tenant le parti dudit
Dauphin. Dans le temps qu'il était à mettre et à asseoir le siège devant
ladite ville de Compiègne, cette Pucelle montée et armée notablement,
une huque de velours vermeil sur son harnais, accompagnée de plusieurs
autres hommes d'armes et gens de trait de son parti, fit une sortie hors
de Compiègne, pour escarmoucher à l'entour de l'avant-garde de mondit
seigneur, qui se logeait devant la ville, dans l'espérance
de mettre en déroute icelle avant-garde; mais la besogne se passa de sorte que la Pucelle fut prise par les gens
de Mgr de Bourgogne. Celui-ci, après plusieurs interrogatoires, la bailla en
garde à Messire Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir ; et peu de
temps après le roi de France et d'Angleterre envoya devers mondit seigneur
ses ambassadeurs pour avoir ladite Pucelle, afin de l'envoyer à
Paris, pour là faire son procès par l'Université de Paris; laquelle
chose mondit seigneur de Bourgogne a libéralement fait. » (2)
Sequitur incidens de Puella.
ITEM, verum est quod supradictus dominus de
Rotselaer existens in civitate Lugdunensi supra Rhodanum,
ex relatione sibi facta per quemdam militem,
consiliarium et magistrum hospitii domini Karoli Borbonio, scripsit aliquibus dominis de consilio domini
ducis Brabantiæ prælibati (3), pro novis, quod
rex Francorum cum prædicto domino Karolo et aliis principibus et amicis suis, fecit magnam congregationem
gentium, qui pariter convenire deberent, die ultima
mensis aprilis præsentis anni M CCCC XXIX , animo
et intentione proficiscendi versus civitatem Aurelianensem, et ipsam de obsidione Anglorum liberandi.
Scripsit ulterius, ex ejusdem militis relatione, quod
quædam Puella oriunda ex Lotharingia, ætatis XVIII annorum vel circiter, est penes prædictum regem ;
quæ sibi dixit quod Aurelianenses salvabit et Anglicos
ab obsidione effugabit, et quod ipsa ante Aureliam
in conflictu telo vulnerabitur, sed inde non morietur ;
quodque ipse rex in ipsa æstate futura coronabitur in
civitate Remensi ; et plura alia quæ rex penes se tenet
secrete. Quæ quidem Puella quotidie equitat armata cum lancea in pugno, sicut alii homines armorum
juxta regem existentes. In eadem siquidem Puella prædictus rex et amici sui magnam habent confidentiam,
prout in littera prædicti domini de Rotselaer
plenius continetur, quæ fuit scripta Lugduni supra
Rhodanum, supradicti mensis aprilis die XXII.
Et quidquid dicitur de prædicta Puella, ea quæ
prædixit ita evenerunt ; nam obsidio ante Aureliam
fuit levata et Anglici ibidem vel capti, vel occisi, vel effugati ; rex fuit Remis coronatus et fere omnes civitates,
castra, villas et munitiones ejus regionis, fugatis Anglicis, ad suam obedientiam reduxit in æstate supradicta. Unde de eadem Puella habentur versus sequentes
:
Virgo puellares artus induta virili
Veste, Dei monitu, properat relevare jacentem, etc., etc.
Qualiter autem finem prædicta Puella habuit, poterit
lector videre in schedula sequenti cujus tenor est talis :
« Vray est que une nommée Jehanne, soy disant Pucelle, qui depuis deux ans en ça estoit venue en la compaigne des Armignas et de ceulx qui tenoient le party du daulphin ; en laquelle ledit daulphin et ceulx de son dit party adjoustoyent grant foy, et faisoient entendre au peuple que Dieu l'avoit envoyée par devers eulx pour la recouvrance du royaulme de France ; et combien que ladicte Jehanne Pucelle portast armes et tous hernoiz de guerre pareillement comme les plus hardis et meilleurs chevaliers de la compaigne, et qu'elle tuast et frappast d'espée les gens d'armes et autres : ce non obstant, la greigneur partie du peuple de France et autres gens d'estat creoyent et adjoustoient plaine foy et créance en icelle Pucelle, cuidans et maintenans fermement que ce feust une chose de par Dieu ; et tellement qu'elle estoit cappitaine et chief de guerre de la greigneur partie des plus grans seigneurs et autres chiefz de guerre de la compaigne dudit daulphin ; et avec eulx fist plusieurs armées par l'espace d'un an et demi ou environ.
Finablement monseigneur le duc de Bourgongne à toute puissance, s'en ala, ou mois de may, l'an mil quatre cens et trente, assegier la ville de Compiengne, en laquelle ville icelle Pucelle estoit avec plusieurs autres cappitaines tenans le party dudit daulphin ; et tant que à mettre et asseoir ledit siége devant ladicte ville de Compiengne, icelle Pucelle, montée et armée notatablement, et une hucque de velours vermeil sur son harnoiz, accompaigniée de plusieurs hommes d'armes et gens de trait de son party, sailli hors d'icelle ville de Compiengne pour escarmoucher à l'encontre de l'avant-garde de mondit seigneur qui se logoit devant laditte ville, cuidant icelle avant-garde ruer juz ; mais la besoingne se porta tellement que laditte Pucelle fut prinse par les gens de mondit seigneur de Bourgongne, qui, après plusieurs interrogacions, la bailla en garde à messire Jehan de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir. Et peu de temps après, le roy de France et d'Angleterre envoya devers mondit seigneur des ambassadeurs pour avoir ladicte Pucelle, afin de l'envoier à Paris, pour illec faire son procès par l'université de Paris. Laquelle chose mondit seigneur de Bourgogne a liberalement fait. »
Source
: Présentation du témoignage et mise en Français moderne "La vraie Jeanne d'Arc - t.III : La libératrice" - J.-B.-J. Ayroles - 1897, p.538.
Texte original latin : Quicherat - Procès t.IV p.425.
Notes :
1
Voir le texte dans la chronique de Thomassin.
2 Dans le manuscrit on lit à la marge : Ponatur hic modus mortis suæ
(Écrire ici son genre de mort). Le vide n'a pas été rempli...
D'après la note, le duc de Bourgogne a fait subir plusieurs
interrogatoires à la prisonnière ; c'est de toute vraisemblance ; Monstrelet,
qui était présent, dépose qu'il l'interrogea après la prise, ce qui montre
de plus en plus l'inanité de la déclamation de Jouffroy affirmant qu'il dédaigna de la regarder. (Ayroles)
3 Philippe , alors duc de Brabant, était cousin germain du duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui lui succéda après sa mort, arrivée le 15 août 1430. (Quicherat).
|