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La historia de la Poncella d'Orliens |
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' auteur commence par décrire l'heureuse situation de la France :
la cour était brillante, le royaume était en paix, mais, en 1428, à cette
prospérité succédèrent d'épouvantables troubles. La première cause
en fut l'amour que la duchesse de Bourgogne inspira au duc d'Orléans
et l'assassinat de celui-ci, ordonné par un mari jaloux. Cet assassinat,
comme on se le rappellera, eut lieu bien avant la date donnée
par l'auteur espagnol, en 1407. Le roi — il n'est jamais désigné par
son nom— fit appeler le duc de Bourgogne et l'interrogea à ce sujet; le
prince ne nia pas sa participation et répondit : « Il est fait et bien
fait et l'ay fait faire. » (Ces paroles sont en français dans le texte.)
Le roi, de son côté, eut recours au meurtre et fit poignarder son cousin.
Après cet événement, la France fut bouleversée. Le fils du duc de
Bourgogne, âgé de 17 ans à peine, implora le secours du roi d'Angleterre
: ce souverain envahit la France, et après une série de victoires
se fît couronner à Saint-Denis.
« Le roi de France, battu dans toutes les rencontres, fuyait devant les Anglais et bientôt il ne lui resta plus qu'une ville, Orléans, où il se
réfugia et dont ses ennemis commencèrent le siège. Après avoir narré
tous ces désastres, l'auteur parle ainsi de celle qui devait apporter la
délivrance.« Dans le Dauphiné de France, dans un village, une bien jeune bergère dès son enfance fut accoutumée à garder les troupeaux, laquelle fit cet office jusqu'en l'âge de XIX ans. Et l'on dit que son père était un hôtelier chez lequel les voyageurs logeaient. » (On se rappellera
Monstrelet avançant que Jeanne avait été servante d'auberge.)
« Et elle lorsque les soirs elle revenait de garder les moutons et rentrait au logis, elle apprenait par ceux qui logaient là le malheur et le danger où était le roi. Et comme il est propre aux femmes d'être pitoyables et d'avoir grand courage, cette bergère on la trouvait souventes fois pleurant amèrement sur la détresse de son roi, et par son père et par sa mère elle était réputée insensée, et son affliction était traitée de folie (1).
La Pucelle passait ses nuits sans sommeil, ou si elle parvenait à
dormir, elle était troublée par des songes étranges. Plusieurs fois elle
rêva qu'elle sauvait le royaume de France ; et en même temps qu'elle était de la sorte perturbée par ces visions, ses forces s'accroissaient
d'une manière extraordinaire, tellement qu'elle pensa que l'heure était venue d'accomplir ce qui lui semblait ordonné. Sans prendre
l'avis de ses parents, elle décida en elle-même qu'elle s'en irait trouver
le roi et partit avec un de ses frères. »
Jusqu'ici on rencontre quelques vestiges de la donnée historique;
mais l'auteur espagnol va maintenant se livrer complètement à son
imagination et négliger d'admirables et réels épisodes pour des conceptions
romanesques de mince valeur. On a pu être surpris du peu
de parti tire des traditions relatives à l'enfance de Jeanne ; les voix
célestes, les apparitions de saints se sont transformées en des rêves; le
côté religieux de la mission de la Pucelle a presque disparu, et pour ne
pas se montrer plus tard : l'auteur se borne à remarquer que les jours
de bataille la Pucelle (jamais il ne la nomme Jeanne) entendait pieusement
la messe. La Pucelle avait emporté avec elle des fruits fort
beaux et qui mûrissaient prématurément dans son village. Arrivée au camp anglais, elle en donna une partie à un capitaine, posté tout prés
des remparts d'Orléans et dont elle avait intérêt à se faire bien accueillir
pour réaliser ses projets. Elle mit les autres fruits dans une
corbeille, et profita du tumulte d'une sortie pour se mêler aux assiégés
et parmi eux pénétrer dans la ville. Dès qu'elle s'y fut introduite,
elle demanda à être présentée au roi et lui offrit les primeurs qu'elle
lui destinait. Le roi fut enchanté d'un tel cadeau, qui venait bien à
propos dans une place depuis longtemps assiégée ; il fit le meilleur
accueil à la bergère et ajouta foi à toutes ses promesses de délivrance
et de victoire. La Pucelle ne voulut pas tarder à justifier la bonne opinion
qu'on avait conçue d'elle, et d'abord ne dédaigna pas de recourir à la ruse. Elle s'en fut trouver le duc de Galdes, l'un des principaux
chefs anglais. Elle lui persuada de se rendre à une porte d'Orléans
qu'elle promit de lui livrer. Le duc, trop confiant, fut fait prisonnier.
Une autre fois la Pucelle se fit suivre par un gentilhomme anglais, charmé
de sa beauté. Elle l'attira dans un endroit écarté et le poignarda en
lui arrachant sa propre dague; imitant ainsi le dénouement de la vieille
romance de Rico Franco l'Aragonais. Elle aurait bien voulu rapporter
au roi la tête du chevalier, mais elle pensa qu'un tel objet pourrait
la gêner pour traverser le camp ennemi, et elle se borna, comme témoignage
de sa victoire, à couper un pouce au crédule anglais.
Nous citons ces épisodes pour montrer à quel point la physionomie
de Jeanne d'Arc a été altérée par l'écrivain espagnol. Viennent ensuite
des récits de batailles où la Pucelle a un plus beau rôle. Le roi,
reprenant courage, apprend par missives à plusieurs grands vassaux
les exploits de la bergère, il s'adresse entre autres au duc de Bretagne
: c'est peut-être un souvenir de la réconciliation avec Richemont.
Orléans est délivré. La Pucelle s'empare de Tours et de Poitiers, les
traîtres viennent demander pardon au roi, ceux qui étaient hésitants
accourent lui prêter leur appui. La gloire de la Pucelle est à son comble
et l'auteur renonce à raconter toutes ses prouesses : il craint qu'on
n'ajoute pas foi à ses paroles.
Il ne veut cependant passer sous silence, ni la glorieuse prise de
Rouen, ni quelques autres épisodes, puis il fait une halte au milieu de
tous ces faits belliqueux pour dépeindre la Pucelle, telle qu'il prétend
l'avoir vue représentée en France par un merveilleux peintre (2). « Et au dire de tous ceux qui la connurent, elle était très ressemblante, et son visage et sa personne comme elle était, tellement qu'elle semblait vivante, et encore que cela sorte du propos que je traite il est bon que vous connaissiez ses véritables traits. Elle était très grande de corps, plus qu'autre femme, et tous ses membres très forts et robustes. Le visage plutôt viril que de dame, elle avait les yeux jaunes et beaux et de très gaie expression. Le nez et la bouche en son visage bien placés. Elle paraissait en tout bien conformée
et les cheveux très longs et blonds, avec lesquels elle faisait divers noeuds et dans les batailles elle les portait en dehors de ses armes bien qu'il y eut à cela du péril. Et par ce signe des siens elle était reconnue parce que souventes fois elle les portait répandus sous l'armure de tête comme les houppes d'un chapeau. »
Il parait certain que notre auteur est venu en France. Il se peut
donc que véritablement il y ait vu un portrait de Jeanne d'Arc, et
c'est ce qui m'a engagé à donner ce passage, car les détails iconographiques
sur la Pucelle sont si rares qu'on ne doit négliger aucun
renseignement à ce sujet. Il y a, ce me semble, quelque analogie entre
ce que dit le romancier espagnol et ce que nous a conservé la tradition. « Elle était belle et bien formée... bien composée de membres et
forte... de grande force et puissance. Elle avait sous ses habits
d'homme une forme mâle et en même temps assez élégante (3). »
Quant aux cheveux de la Pucelle, que l'auteur nous dit longs, c'est
un détail qu'il n'a sans doute pas inventé et que l'on retrouve dans
le grossier dessin à la plume du greffier du parlement de Paris,
dans la gravure de La Mer des histoires, datant de 1491, dans la
bannière donnée par Louis XII à la ville d'Orléans, dans tous les anciens
portraits de Jeanne d'Arc (4). La statue que l'on voit encore à
Domremy, dans l'illustre maisonnette, représente la Pucelle avec une
chevelure abondante et descendant sur son dos. Or, MM. de Bouteiller
et de Braux considèrent cette statue comme étant en partie la
reproduction de celle qui fut élevée à Orléans en 1458 et qui devait
offrir quelques garanties de ressemblance (5). D'après leurs intéressantes
recherches, cette dernière fut copiée dans une sculpture que possédait la cathédrale de Toul et qui à son tour servit de modèle à
l'effigie de Domremy. Non seulement, dans les plus anciens portraits
de Jeanne d'Arc, la chevelure est blonde, mais elle était dorée sur les
deux dernières statues dont nous venons de parler et qui étaient
polychromes.
Il paraît cependant que Jeanne était brune. On l'avait pensé par la
découverte d'un de ses cheveux, passé suivant un ancien usage, dans
le sceau d'une lettre envoyée par elle (6). Un document récemment
publié par M. Quicherat, un extrait fait au XVIe siècle d'un ancien
registre de l'hôtel de ville de La Rochelle, ne semble plus laisser de
doute sur ce point : « Item le 23e jour dudit mois de febvrier vint
devers le roi qui estoit à Chinon une Pucelle de l'aage de XVI à XVXI
ans, née à Vaucouleur, en la duché de Laurraine, laquelle avoit nom
Jehanne et estoit en habit d'homme, c'est assavoir qu'elle avoit
pourpoint noir, chausses estachées, robe courte de gros gris noir,
cheveux ronds et noirs et un chapeau noir (7). » D'après ce document, non seulement les cheveux de Jeanne n'avaient
pas la nuance que leur attribuent d'anciennes peintures, mais
loin de flotter sur ses épaules, ils étaient coupés suivant le mode du
XVe siècle et avaient l'aspect disgracieux d'une calotte. Peut-être
expliquera-t-on ces contradictions en pensant que la tradition a conservé
la mémoire d'une Jeanne idéalisée et blonde comme toutes les
belles que chantaient alors les poètes. Il se peut donc très bien que
notre auteur ait vu un portrait fait sur cette donnée et c'est ce que
rend très probable la mention des cabellos muy largos é rucios.
Après avoir parlé de cette peinture, l'anonyme reprend le récit des
aventures imaginaires de la Pucelle. Il raconte comment par trahison
elle fut faite prisonnière par le duc de Savoie, comment ce prince
fit voeu de lui rendre la liberté s'il recouvrait la santé, et comment
immédiatement guéri, il tint sa promesse, à la grande joie de la
France. La prise de la Pucelle avait causé une consternation générale
et les mauvais jours semblaient revenus. Aussitôt que l'héroïne
reparut, elle ramena la victoire. Pour la rendre fidèle, la Pucelle demanda
qu'on allât chercher l'oriflamme qui, depuis le temps de saint
Louis (Sant Leonis) était conservée dans la chapelle de l'ermitage de
Sainte Catherine de Fierbois (Sania Catalina d'fiera buesa). Ce nom
est un des rares souvenirs que l'histoire ait transmis à l'auteur, et
c'est ce qui nous a engagé à rappeler ce passage. Nous remarquerons
encore, comme pouvant offrir le même genre d'intérêt, les paroles que l'auteur met dans la bouche de la guerrière ayant une bataille ;
elle disait aux siens de la suivre par les côtés où elle irait, avec son étendard et de faire ce qu'ils lui verraient faire à elle-même : que
todos quantos assi fuessen, bolviessen por los lados donde iria con el
estandarte, è assi fiçiessen como la viessen façer. Cela
fait souvenir des belles paroles de l'Interrogatoire : « Je disois : entrez
hardiment au milieu des Anglois et j'y entrois moi mesme. »
Nous avons hâte d'arriver au point le plus curieux de ce petit travail.
Passons donc sans regret et sans remords par dessus bien
des prouesses, bien des rencontres, bien des batailles ; ne nous occupons
ni de la prise de Ralicalapan (?) ni de la levée du siège de Bourges,
ni des expéditions aux environs de Paris ; parlons d'un épisode
qu'on a rattaché à l'histoire — et qu'il faut rendre au roman.
Un des plus beaux livres de la littérature espagnole du moyenâge,
la Chronique de don Alvaro de Luna contient le récit d'une
ambassade que la Pucelle aurait envoyée non à don Enrique IV,
comme par une distraction l'a dit deux fois M. Lecoy de la Marche (8),
mais à don Juan II. M. Quicherat, dans le cinquième volume de sa
belle publication sur Jeanne d'Arc, a rapporté tout ce passage, en
l'attribuant à l'aventurière qui tenta de continuer la mission de la
Pucelle. D'après la Chronique de don Alvaro, c'est en 1436 que Juan II
aurait reçu cette ambassade. Il n'était pas possible qu'à cette date
elle eût été envoyée par Jeanne d'Arc, morte alors depuis cinq ans.
Il n'était même pas possible que l'ambassade se fût rendue à cette
date en Castille par l'ordre de la fausse Jeanne d'Arc qui alors vivait
encore peu connue en Lorraine ou dans le Duché du Luxembourg.
Mais il n'a point paru inadmissible à M. Quicherat qu'à une autre époque postérieure à celle-là, la Dame des Armoises ne se fût
adressée à Don Juan II. M. Lecoy de la Marche a parlé de cet épisode
avec un peu plus de doute. Il a de même fait remarquer que la
date de 1436 ne pouvait être juste. Il a ajouté qu'il fallait, ou avancer
l'époque de l'ambassade, ou la reculer assez pour en attribuer l'idée à
la vraie Jeanne d'Arc qui envoyait volontiers des missives analogues.
Les détails relatifs à la prise de La Rochelle, opérée grâce aux secours
venus de Castille, ont aussi semblé ne devoir pas être acceptés, cette
ville n'ayant cessé d'appartenir à Charles VII ; mais M. Quicherat
croit qu'il pourrait s'agir d'une autre place. Malgré les objections que provoquait le passage de la Chronique de Don Alvaro de Luna, il était tout naturel qu'on ne rejetât pas un fait raconté dans un livre
passant pour être en général véridique.
Il n'en sera sans doute plus de même. Le récit de l'ambassade
envoyée au roi Don Juan II est tout au long dans la Historia de la
Poncella, et c'est de là, c'est-à-dire d'un amas de contes le plus souvent
dénués de tout point de départ historique, c'est de là que l'a tiré
l'auteur de la Chronique de Don Alvaro de Luna ; nous allons mettre
l'un et l'autre passage sous les yeux du lecteur.
Nous commençons
par la rédaction de la Historia de la Poncella :
« Quand la Pucelle vit cette ville si forte, elle comprit qu'il n'y avait moyen de la prendre du côté de la terre, le mur étant très haut, garni de tours, et faisant la meilleure enceinte du monde. La Pucelle écrivit aussitôt au roi Don Juan, de glorieuse mémoire, et lui envoya ses ambassadeurs, le requérant par l'alliance et fraternité qu'il avait avec son seigneur le roi de France, qu'il ordonnât
d'envoyer quelques vaisseaux de guerre de ses royaumes de Castille. Et les ambassadeurs de France trouvèrent le roi Don Juan à Valladolid en l'an mil quatre cent et trente-six, au temps de la grande faveur de Don Alvaro de Luna, maître de Saint-Jacques. Aussitôt que les ambassadeurs arrivèrent à la cour, ils furent reçus avec grandes fêtes, et le maître de Saint-Jacques, passionné qu'il était pour les personnes de grand courage, était fort occupé des grandes choses de la Pucelle et incontinent pressa le roi de lui envoyer une flotte telle que le roi de France et elle fussent bien aidés. Et pour ce le roi et le maître, qui pour lors gouvernait le royaume, envoyèrent à la côte de la mer, en Biscaye, en Lepusca (Guipuscoa) et autres lieux et firent armer trente-cinq vaisseaux et quinze caravelles, en tout cinquante nefs montées de gens aguerris, garnies de munitions et d'armes. En peu de jours tout fut si hâté que les ambassadeurs de France emportèrent bonne réponse de l'ambassade qu'ils avaient remplie. Et par toute la cour le maître regardait la signature de la Pucelle et la montrait aux grands du royaume comme si cette dépêche fût venue du ciel, car son renom non seulement en France mais dans le monde entier était tenu en grand honneur plus que jamais ne le fut celui d'empereur ou de prince (9). »
Passons maintenant à la Chronique du connétable :
« La pucelle de France étant devant La Rochelle, elle écrivit au roi et lui envoya ses ambassadeurs outre ceux que, pour sa part avait envoyé le roi de France, suppliant beaucoup qu'on lui envoyât quelques navires de guerre, ainsi que Sa Seigneurie était tenue de le faire conformément à l'alliance et fraternité qu'entre sa Seigneurie et le roi de France il y avait. Et arrivés à Valiadolid où le roi était en cette dite année de mil quatre cent trente-six, on leur fit grand accueil, grandes fêtes et honneur. Et ayant remis au roi la lettre qu'ils apportaient de la Pucelle, le connétable en montrait par la cour la signature aux grands, comme si c'eût été une relique très vénérable, car comme il était hardi et de grand coeur il aimait ceux qui l'étaient aussi, et pour ce il était très occupé des faits de la Pucelle. Et à cause de cela le connétable qui ensemblement avec le roi son seigneur et par son commandement gouvernait les états de Castille, insista beaucoup et décida avec le roi qu'on enverrait à la Pucelle une flotte telle qu'elle et le roi de France pussent en être bien secourus, puisque cela convenait à son service. Le roi eut aussistôt en gré que le connétable fît comme cela lui semblerait le mieux. Et incontinent le connétable envoya à la côte de la mer, en Biscaye, en Lepusca (Guipuscoa) et autres lieux et fit armer vingt-cinq vaisseaux et quinze caravelles les plus grands qu'on put trouver, garnis d'armes et des meilleures gens qu'on put avoir. Et avec cette réponse s'en allèrent les ambassadeurs de la cour du roi très contents et joyeux (10).
On le voit, c'est le même récit, ce sont les mêmes termes, et il est évident qu'un passage procède de l'autre, Mais, dira-t-on, qui prouve
l'antériorité de la Historia de la Poncella ? Indubitablement la dernière
phrase du chapitre de la Chronica de Don Alvaro. Cette phrase
la voici : « Con el socorro la Poncela gano le dicha cibdad e ovo otros
vencimientos é victorias a donde la armada de Castilla gano por
aquellas partes mucha honra, como por la Córónica de la Poncella,
quando sea salida aluz, se podra bien ver (11). »
« Avec ce secours la Pucelle prit ladite ville, et il y eut d'autres
combats et victoires où la flotte de Castille gagna, dans ces pays,
beaucoup d'honneur, ainsi qu'on le pourra voir par la Chronique de
la Pucelle, quand elle sera mise au jour. »
C'est évidemment la Historia de la Poncella qui est ainsi désignée.
Nous avions pensé un instant que l'auteur espagnol avait pu apprendre
quelques aventures de la fausse Jeanne d'Arc, et en profiter, mais
rien ne peut concerner celle-ci dans son ouvrage, qui n'est qu'un roman.
C'est bien de ce roman que le récit de l'ambassade a passé dans la Chronique
de don Alvaro de Luna. Ce récit, quand on considère le livre
d'où il est tiré, perd tout caractère d'authenticité, car on ne peut supposer
que, par une exception unique, l'auteur ait une fois rapporté un
fait réel, un fait dont ailleurs on ne retrouve aucune trace. Il faut en
convenir, la facilité avec laquelle ce passage a été admis dans l'ouvrage
consacré à la vie du grand connétable peut engager à ne pas accepter
sans examen tout ce qui est rapporté dans cette chronique célèbre, où du reste on avait déjà remarqué de singulières erreurs chronologiques. — Comment la Historia de la Poncella fut-elle connue alors
qu'elle était encore inédite de l'auteur de la Chronique de don Alvaro
de Luna ? Peut-on supposer que les deux livres ont été écrits par la
même main? Mais il y a tant de différences entre eux ! La Historia de
la Poncella, dont le style incorrect ne manque pas d'une certaine
abondance emphatique, ne rappelle pas du tout les grands mérites de
la Chronique du connétable. Celle-ci, nous l'avons dit,est une des plus
remarquables productions de l'ancienne littérature espagnole. On y
trouve, comme dans la plupart des ouvrages du même temps, des citations
intempestives empruntées aux écrivains sacrés et profanes, mais
elle est animée, vivifiée par une chaleur qui manque à Pero Lopez de
Ayala comme à notre Commines, lequel a quelquefois quelque chose d'un
peu déclamatoire, mais qui le plus souvent se communique au lecteur (12).
L'auteur était certainement attaché au connétable par quelques fonctions,
et la reconnaissance le poussait à l'apologie. Mais qui était-il ?
on l'ignore. On a remarqué qu'il emploie beaucoup de mots empruntés à notre langue, ce qui paraîtrait indiquer un séjour fait en France et
serait, il faut le reconnaître, une analogie avec l'auteur de la Poncella.
Quant à l'époque où fut écrite la Chronique de don Alvaro de
Luna, on est arrivé, par diverses inductions (13), à établir qu'elle ne put être terminée après 1460. Il semblerait d'après cela qu'on sache approximativement
la date de la Historia de la Poncella et qu'elle dut être
composée une trentaine d'années seulement après la mort de Jeanne
d'Arc. Mais cette hypothèse se heurte à une objection. Le titre de
l'édition citée par Lenglet du Fresnoy et Brunet porte que l'auteur fut
ambassadeur en France des rois catholiques. Ces fonctions, il n'aurait
pu les exercer avant 1469, année où Ferdinand V épousa Isabel
d'Aragon et réunit les deux couronnes, c'est-à-dire que neuf ans après
l'époque où dut, au plus tard, être finie la Chronique de don Alvaro,
dans laquelle le livre du prétendu ambassadeur a, comme nous venons
de le voir, fourni un passage important. Faut-il supposer que dans
les dernières éditions on ait attribué à l'auteur un haut rang, afin de
mieux achalander l'ouvrage ? C'est possible, et ce conte serait bien à
sa place en tête d'un livre bourré de tant d'autres fables.
Après la prise de La Rochelle, en six mois la Pucelle conquit tout
le pays qui était entre cette ville et Paris, et en onze mois elle fut maîtresse de la contrée qui s'étendait de La Rochelle à Toulouse (14), cent lieues où il y avait douze villes, trente bourgs et quarante forteresses.
C'est après ces succès que la guerrière vint assiéger Paris, qui
lui fut livré par les étudiants. Le roi d'Angleterre n'eut que le temps
de gagner la Flandre, non sans avoir écouté les longs discours de
ses conseillers, aussi prolixes que ceux du roi de France discutant
s'il fallait poursuivre les vaincus au-delà des frontières. Ce fut ce parti
que prit la Pucelle, fort irritée d'une tentative d'assassinat organisée
par les Anglais et dont elle faillit être la victime. Elle s'empara
de Cambrai et d'Arras, et ces nouvelles victoires assurèrent le complet
triomphe de la France.
Raphaël disait, dans un axiome qui serait peu goûté de notre époque
réaliste : « On doit peindre la nature non telle qu'elle est, mais
telle qu'elle devrait être. » Notre anonyme semble avoir de son côté
trouvé qu'il fallait écrire l'histoire comme elle devrait être. ïl n'a
donc pas voulu nous montrer la Pucelle abandonnée par le roi et
périssant sur le bûcher. Il a voulu au contraire donner à la vie de
son héroïne un dénouement tel à peu près qu'aurait dû le faire la
reconnaissance de Charles VII. L'auteur nous raconte donc, que la
Pucelle revint à Paris, où elle fut reçue avec les plus grands honneurs.
Le roi lui offrit le duché de Berry,qu'elle ne voulut pas accepter, et
dont il fit un apanage pour un fils, qui lui était né cette année-là.
Au reste, elle jouissait de la plus grande faveur et d'une autorité telle,
qu'on peut le dire elle gouvernait l'état. C'est d'elle qu'émanaient
toutes les récompenses, tous les emplois, toutes les dignités. Elle fit
son père comte, son frère archevêque, et donna des évêchés et des
charges importantes à tous ses autres parents. Elle fit voir qu'elle
savait aussi bien gouverner qu'elle avait su combattre. De tous les
côtés on lui adressa des propositions de mariage; il ne se passait pas
de jours que les plus illustres princes ne fissent demander sa main.
Le roi de Chypre, entre autres, était devenu amoureux d'elle, rien que sur sa renommée; il se disait qu'avec une telle épouse il subjuguerait
l'univers. Mais la Pucelle ne le traita pas mieux que les autres prétendants.
Dans son palais,elle passait ses loisirs à lire d'anciens livres
l'histoire et à discuter avec le chroniqueur du roi des mérites
d'Alexandre, d'Hector et d'autres héros. Elle ne dédaignait pas de
s'occuper aussi d'illustres contemporains et entre autres de l'empereur
d'Allemagne, et, dans sa modestie, elle ne se doutait pas qu'elle était
bien au-dessus de tous ces personnages. Il aurait fallu, pour dignement écrire son histoire, être aussi éloquent qu'elle fut valeureuse, et
l'auteur craint qu'on ne trouve son livre bien faible, si jamais il pénètre
enFrance, où la Pucelle est aussi présente que si elle vivait encore,
où l'on oublie tous les grands hommes du passé pour ne songer qu'à
elle : « Solo Dios, que tan famosa é maravillosa la crió, avia de ser
auctor de su crónica : — Dieu seul, qui si fameuse et merveilleuse la
créa pourrait écrire sa chronique. »
Le dernier paragraphe est adressé à une altesse dont il n'a pas été
parlé précédemment, et par l'ordre de qui il semble que l'ouvrage
ait été composé. Il se peut cependant, - l'auteur nous a mis en défiance
de tout ce qu'il dit, — que cette altesse soit un personnage imaginaire
invoqué pour donner plus de relief à la Historia de la Poncella.
Nous l'avons dit, ce livre n'a point de valeur littéraire,et au point
de vue historique n'a d'autre intérêt que la ressemblance d'une de
ses pages avec un passage désormais bien compromis de la Chronique
de don Alvaro de Luna. La rareté excessive de l'oeuvre et cette
singulière rencontre suffiraient pour légitimer la longueur de cet
article. Nous ajouterons que le nom de la Pucelle exerce une telle protection
qu'on ne peut rester indifférent à un livre qui le porte. Tout
médiocre que soit celui-ci, il est une preuve de la grande sensation
causée par la mission merveilleuse de Jeanne. Il est de plus un
hommage, — maladroitement rendu, il est vrai, — à celle qui plus
qu'aucun personnage a occupé les historiens et les poètes.
Source : Th. de Puymaigre - article extrait de la Revue des questions historiques - Tome XXIX - 1er Avril 1881.
Notes :
1 En el Delfinadgo de Francia en un aldeado una bien pobrecilla pastora de su niñez fue usada de guardar ganados : la qual en este oficio duro fasta edad de XIX años : é dizese que el padre era mesonero donde los caminantes se allegavan.Y ella con la noche venia con sus ovejas a las guardar en casa, oya los que alli posavan la desventura y estrecho en que al rey tenian. E como es de las mugeres ser piadosas é tengar gran virtud, esta pastora con el angustia de su rey muchas vecès amargamente llorando la fallaba, y del padre é madre reputada por loca é simple su aficion reputavan.
2 E a dicho de todos los que la conocieron ella estava mucho a lo proprio
de su rostro é persona como ella era tanto que biva parecia. E aunque salga
del proposito en que escrivo, bien es que sepais les verdaderas figuras de su
persona. Ella era muy alta de cuerpo, mas que otra muger,y todos los miembros
muy recios é fuertes doblados. El rostro mas varonil que de dama; los
ojos tenia amarillos é bellos é de muy alegre vista. Naris e boca en su rostro
bien puestas. Toda ella junta parecia muy bien, é los cabellos muy largos e fuera de las armas aunque le era assaz peligro. E por aquella seña, de los
suyos era conocida porque muchas veces los traya sembrados sobre el armadura
de cabeça como borla de sombrero
3 Recherches iconographiques sur Jeanne d'Arc, par Vallet de Viriville - 1855,
4 La Jeanne d'Arc d' Henri WaIlon contient la reproduction de ces portraits.
5 Notes iconographiques sur Jeanne d'Arc, par E. de Bouteiller et G. de
Braux
6 Procès de condamnation et de réhabilitation, t. V,p. 147; Revue des questions
hist., t. X, p. 564.
7 Revue hist.,t.IV, p. 327.
8 Revue des questions historiques, t. X, p. 573. Outre cet article, les Procès
de réhabilitation et de condamnation, l'Histoire de Charles VII de Vallet
de Viriville, etc., on peut consulter, comme documents plus nouveaux sur la
fausse Jeanne d'Arc, les Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d'Arc
par E, de Bouteiller et G. de Braux. (Paris, Claudin, 1879) et la Famille de
Jeanne d'Arc, par M. Boucher de Molandon (Orléans, Herluison, 1878).
9 Como la Poncella llegó a ver aquella ciutad tan f uerte, vió que no havia
remedio de la ganar por la parte de la tierra por ser el muro muy alto y
toreado de la mejor cercadel mundo. Escrivió luego la Poncella al Rey Don
Juan de gloriosa memoria e embiole sus embajadores, requienriendole
por laliança y hermandad que con su señor el rey de Francia tenia
le mandasse embiar algunas naos do armadara de los de sus reynos de Castilla.
Los embaxadores de la Poncella fallaron el rey Don Juan en Valladolid en el año de mil quatrociento y treinta seis, en la gran privança de Don
Alvaro de Luna, maestre de Santiago. E como los embaxadores Ilegaron a
la corte fueron con grandes fiestas recebidos y el maestre de Santiago como
hounbre muy enamorado de las personas de grande esfuerço, era muy aficionadoà las grandes cosas de la Poncella é luego dió gran priessa al rey
le embiasse una nota tal con que el rey d'Francia y la poncella fuessen bien
ayudados. E a esto el rey e maestre; que en aquel tiempo governava el
reyno, embiaron â la costa de la mar é à Biscaya y Lepusca (Guipuscoa) y dé
los otros lugares fizó armar treinta cincos naos e quince caravelas que
fuessen todas cincuenta fustas e de muy especial gente y de pertrechos e
armas adereçadas. En breves dias fue dado tal adreço, como (con que) los
ambaxadores de Francia llevaron alegre respuesta de la ambaxada que
trayan. Y per toda la corte miravala firma de la Poncella e la mostraya el
maestre à los grandes deste reyno como si aquella letra viniera del cielo :
que las cosas de su faraa no solamente en Francia mas por el universo mundo
era en major honra tenida que jamas emperador ni principe la tuve
10 Estando la Poncella de Francia sobre la Rochela, cibdad una de las fuertes
del mundo, é de grand importancia, escribid al rey, é le envitó sus embajadores,
sin los que el Rey de Francia por otra parte enviara, suplicandole mucho la enviasse alguna nao de armada, segund que su señoria era tenudo
de lo facer, conforme a la confederacion e hermandad que entre su senoria é el rey de Francia su senor avia. E llegados los embajadores a Valladolid
donde el rey era, en este dicho ano de mill é quatrocientos é treinta é seis
les ficieron grandes rescebimientos é muchas fiestas è honras, E dada la
carta al rey que de la Poncela traian, la firma de la qual el condestable la
mostraba por la corté à los grandes; como si fuera una reliquia muy reverenciada
; ca como era animoso, é esforçado en grand manera, amaba à los
que assi lo eran : é por esto era mucho aficionado à los fechos de la Poncela :à cuya cabsa el Condestable, que juntamente con el rey su señor, é por su
mandado los reynos de Castilla gobernaba, trabajó mucho, e acabó con
el rey, que se enviasse à la Poneela armada é tal con que ella, é el rey de
Francia pudiessen ser bien socorridos ; porque aquello compila à su servicio.
El lo pusó luego en la volontad, é querer del condestable, para que se
ficiesse assi como a el bien visto le fuesse. E luego el condestable envió à la
costa de la mar en Biscaya é Lepuzca (Guipuscoai é otros logares, é fizó armar
veinte é cinco naos, e quince caravelas, los mayores que fallarse pudieron bastecidas de armas, e de la mejor gente que se pudo a ver. E con esta respuesta
los Embajadores se fueron de la corte del rey muy contentos é alegres.
11 Crónica dal condestable, titulo XLXI,p. 132.
12 Voir sur la Cronica de don Alvaro de Luna : Historia critica de la literatura
española par de los Bios, tome VI, p. 224; History of spanish literature
de Ticknox, tome I, ch. x; La cour littéraire de don Juan II, t.I,
p. 127. — La Cronica fut imprimée pour la première fois à Milan en 1546.
13
Cronica de don Alvaro de Luna, Prologo, p. V.
14 La Chronique de Lorraine, publiée d'abord dans les Preuves de dom
Calmet, et en dernier lieu dans les Documents sur l'histoire de Lorraine
(Nancy, Wiener, 1859) contient, on le sait, plusieurs détails erronés sur la
Pucelle, qu'elle fait aussi guerroyer dans le midi, où elle lui fait prendre
Bordeaux. Je me demande si, dans ce récit, on n'a pas employé quelque poème
du temps. N'y a-t-il pas comme des vestiges de rhythme dans ces lignes :« Quand le roy oyt les nouvelles, moult joyeux en fut, — il loua Dieu de
cette Pucelle, — qui en son service estoit venue. — Je croys que Dieu l'a
inspirée, — pour mon royaume recouvrer. — La Pucelle qui un jour avoit
reposé dict à toute l'armée. — Or que chascun s'appreste, — en guerre nous
faut aller. — Tout de long de la rivière de Loire, — en Touraine sont arrivés. — Tous les Angloys qui d'eux estoient trouvés, — estoient prins ou
tués. »
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