Le livre de l'abbaye de Pluscarden en Écosse
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iber Pluscardensis, le livre de Pluscardin, tel est le titre d'une chronique
latine que M. Skane publiait en 1877 à Édimbourg avec traduction
anglaise à la suite du texte. Quicherat, qui en avait donné un fragment,
fortement intrigué par ce que l'auteur disait de ses relations avec la
Vénérable, avait fait d'inutiles efforts pour savoir quel il était. Sans
parvenir à lever le voile, M. Skane, par une étude attentive de la
chronique, est parvenu à donner quelques indications de valeur. L'ouvrage
a été composé en 1461, puisque l'auteur dit que l'Écosse et la France ont
vécu en amies depuis Charlemagne jusqu'à l'année 1461, qui est, dit-il,
celle où il écrit. Il dit ailleurs que l'ouvrage a été composé à la demande
de l'abbé de Dumferling, à Pluscardin, un prieuré qui dépendait de l'abbaye
qui vient d'être nommée.
Ce qui est d'un intérêt capital pour notre sujet, c'est que l'auteur
affirme avoir vu arriver Jeanne, et l'avoir suivie depuis son apparition
jusqu'à son supplice. Il resta en France jusqu'à la mort de Marguerite
d'Écosse, épouse du Dauphin, le futur Louis XI, qui mourut en 1445, à Châlons, au retour des fêtes célébrées à Nancy pour le mariage par
procureur de Marguerite d'Anjou avec le roi d'Angleterre Henri VI. Il était clerc, et d'après certaines inductions, que ce n'est pas le lieu de
reproduire, M. Skane croit pouvoir affirmer que cet auteur ne serait
autre que Maurice Buchanam.
L'ouvrage est une chronique d'Écosse, un abrégé de Fordun et de
Walter Bower, mais avec des additions pour les derniers événements.
Parmi ces additions, (dans le prologue du sixième livre), l'auteur
signale ce qu'il dira de la Pucelle. Il parlera, dit-il, d'une merveilleuse
jeune fille par laquelle le royaume de France parvint à se délivrer des
mains du tyran Henri, roi d'Angleterre, « Je l'ai vue, ajoute-t-il. Je l'ai
connue, j'ai été avec elle dans les incidents de cette délivrance, j'ai été
présent jusqu'à la fin de sa vie »... Au chapitre XXXI du dixième livre, il répète qu'il va en parler longuement,
et en effet, le dernier chapitre, le XXXIIe a pour titre: Des commencements
de l'admirable Pucelle, envoyée par disposition divine au secours de la France; de ses actes... Or il s'arrête après sept
lignes, et l'on n'a pas encore trouvé un seul manuscrit où existe la suite
annoncée, encore qu'il y ait un onzième livre.
Si quelque chose pouvait tempérer le regret de cette perte, ce sont
les erreurs vraiment grossières que l'on constate sur des points qu'un
homme dans la situation que l'auteur se donne n'est pas excusable d'avoir
commises. C'est ainsi qu'il fait rentrer le vainqueur de Verneuil, Bedford,
en triomphateur, non pas à Paris, mais à Rouen; erreur légère à côté de
l'énormité qui suit, puisqu'il l'y fait mourir peu de temps après, frappé
de la lèpre. Il lui donne Salisbury pour successeur dans le gouvernement
du royaume des Français, et fait succéder Suffolk à Salisbury; autant
de fables inexplicables dans un personnage qui dit avoir vécu durant
ce temps en France. Son ton est déclamatoire, boursouflé et anémique
tout ensemble. Il cherche à produire de l'effet et n'accuse que son
impuissance. C'est à se demander si ce n'est pas pour hausser son
autorité qu'il s'attribue d'avoir suivi la Vénérable depuis son entrée
en scène jusqu'à son supplice.
Voici cependant la traduction, ou le résumé des trois chapitres qui
précèdent celui qu'il a consacré ou devait consacrer à la Libératrice :
Dans son chapitre XXIX, il parle des travaux faits par les Anglais
pour s'abriter. Monstrelet nous a dit (III, p. 396), que les Anglais,
selon leur coutume, s'étaient fait des logements dans la terre. Le livre
de Pluscardin développe ainsi cette indication :
« Les assiégeants, pour
se garantir des machines des assiégés, s'étaient creusé tout autour de la
ville des souterrains, des mines dans le sol. Ils avaient avec eux des
marchands, des ouvriers faits à tous les métiers réclamés par l'art de la
guerre : ils avaient aussi toutes les marchandises que l'on peut trouver
dans une bonne ville. Dans ces fossés et dans ces mines, il y avait des
constructions, des fours, des rues avec des carrefours souterrains aussi, à la manière des places d'une ville. C'était pour que les marchands et les
artisans pussent circuler sans danger dans cette cité sous terre, et tenir
leurs marchés. On y voyait des tavernes, on y vendait des vivres, des
denrées, toutes les choses nécessaires à la vie. Ces tranchées avaient un
mille d'étendue, elles étaient orientées du côté de Paris d'où les Anglais
tiraient leurs provisions. »
Au chapitre XXX, l'auteur raconte, non sans commettre des erreurs, la mort de Salisbury, la journée des Harengs, et il parle ensuite d'une
tentative du duc de Bourgogne, qui, si elle est vraie, aurait été passée
sous silence par tous les chroniqueurs. Le duc aurait travaillé les villes de
Lyon, d'Angers, de Tours, de Bourges, pour qu'elles acceptassent sa
domination au lieu de se soumettre à l'Anglais. Se voyant ainsi supplanté
par le duc de Bourgogne, Charles VII en serait venu à l'état de
désespoir qu'il décrit en ces termes dans son chapitre XXXI :
« A cette vue le roi de France, en proie à la plus grande terreur, arrêta
de se préparer le plus activement qu'il pourrait à se rendre auprès du
roi d'Écosse, Jacques, le premier de ce nom. Il ne voyait, de quoique côté
qu'il se tournât, que de mortels ennemis; à l'ouest le duc de Bretagne,
au nord le duc de Bourgogne et les Anglais, à l'est le duc de Bourbon (??)
et le duc de Savoie, au sud le prince d'Orange et le roi d'Aragon. Il était
jeune et n'avait pas d'argent; or à la guerre sans argent ni force, ni
succès. N'espérant aucun secours, privé de tout appui, de tout conseil,
de tout crédit, sans finances, sans serviteurs, abandonné par ses hommes
d'armes, la douleur au coeur, délaissé, solitaire, dans l'excès de ses angoisses
désireux de mourir plus que de vivre, il s'échappait en gémissements,
disant d'une voix éplorée : « J'ai levé mes yeux vers les montagnes
d'où me viendra le secours », et encore : « J'ai crié vers le Seigneur
dans la tribulation. »
« Il avait un pieux confesseur, l'évêque de Castres, auquel il se confessait tous les jours. Les jours de fête il recevait le corps du Seigneur;
il entendait à genoux dévotement trois messes, ne laissait pas de réciter
les heures canoniales avec les commémoraisons des âmes ; il accomplissait
ces pratiques tous les jours, et y ajoutait même d'autres
oraisons.
« S'approchant de La Rochelle, où son intention était de s'embarquer, il s'enferma en changeant de résidence dans la ville la plus forte de la France entière, dont le nom est Poitiers. Là pour le moment étaient les messieurs du parlement de Paris chassés de cette ville: ils lui conseillèrent de poursuivre absolument le dessein formé. Mais le Dieu miséricordieux et compatissant, le Dieu patient, le Dieu plein de longanimité et riche en miséricorde, dont les yeux sont ouverts sur les justes et dont les oreilles entendent les prières, qui considère aussi les artisans du mal pour exterminer de la terre leur souvenir, ce Dieu écouta ses prières et lui envoya secours de son sanctuaire.
« Il dirigea vers lui une de ses servantes, une jeune Vierge jusqu'alors la plus faible de toutes les créatures et très pauvre d'esprit, petite et faible de corps, instruite et formée par le Saint-Esprit, par lequel, ainsi que le prouvent ses actes inspirés, elle fut animée, conseillée, dirigée ; elle le délivra des embûches de tous ses ennemis... Son arrivée, ses
œuvres merveilleuses, seront longuement exposées dans les chapitres
suivants.
« En outre la noblesse, la vaillance, le courage de la ville d'Orléans
ne doivent pas être mis en oubli par les coeurs nobles et élevés. D'un
consentement unanime, considérant que leur seigneur le duc d'Orléans était retenu prisonnier dans les mains de ses ennemis depuis la bataille
d'Azincourt, ils firent publier qu'ils avaient en très grande abondance de
l'or et de l'argent, des vivres, des armes offensives et défensives pour
deux mille guerriers durant deux ans; que tous les nobles et tous les
hommes habiles au métier des armes, qui voudraient se joindre à eux
pour la défense de la ville, devaient être prêts à la défendre jusqu'à la
mort ; et aussitôt, en présence de tous, découvrant les provisions de la
ville, les greniers, les celliers, montrant les tonneaux, on mit à la
disposition des hommes d'armes vins, grains, poissons, et autres victuailles
sans prix. Ces nouvelles firent accourir un si grand nombre de guerriers
très distingués qu'ils n'eurent plus qu'à choisir les bons pour les garder,
et à congédier ceux qui ne l'étaient pas. Faisant chaque jour des sorties
contre les ennemis, ils en firent un tel carnage, leur infligèrent tant de
déroutes et de pertes, leur firent tant de prisonniers, que le roi, à ces
nouvelles, en reçut un si grand réconfort, que dès cette heure, de jour
en jour, son âme se redressa magnifiquement, et il leur accorda en les
anoblissant perpétuelle franchise, et c'est ainsi qu'en ces jours ladite
Pucelle, excitée par le Saint-Esprit, reçut commandement de venir vers
le roi, et sic his diebus prædicta Puella a Spiritu sancto excitata ad veniendum
regi præceptum accepit.
« Des commencements de l'admirable pucelle envoyée par la divine providence au secours du Roi de France, et de ses actes, ch. XXXII :
« En ces jours-là, le Seigneur suscita l'esprit d'une admirable Pucelle,
née aux confins de la France, dans le duché de Lorraine, près du castrum
royal de Vaucouleurs, dans l'évêché de Toul, du côté de l'Empire. Son
père et sa mère l'occupèrent à la garde d'un troupeau de brebis. Maniant
chaque jour le fuseau, entièrement vierge, sans reproche, assurait-on,
ses proches rendaient bon témoignage à son innocence ... »
[Ex libri X capitulo XXXI.]
Rex Franciæ nimio
pavore perterritus, iturum se ad regem Scotiæ Jacobum
hujus nominis primum, omnibus viribus
se præparare disposuit. Nam ex omni parte inimicos
habuit capitales, videlicet, ducem Britanniæ ex parte occidentali, ducem Burgundiæ cum Anglis ex
parte boreali, ducem etiam Burboniæ ac ducem Sabaudiæ ex parte orientait, ac principem Orangiæ ex parte australi. Et quum juvenis erat, et pecuniam paucam haberet (sine qua nihil est validum, nihil
boni factum in guerra ), et sine spe adjutorii desperatus,
omni auxilio, consilio et favore destitutus, pecunia exutus, servis suis belligeris denudatus, in
corde moerens, soins relictus, in ter angustias positus,
potius mori quam vivere desiderans, lacrimabiliter loquebatur, dicens flebili voce : « Ad te levavi oculos
meos, qui habitas in coelis, et levavi oculos
meos in montes unde veniat auxilium mihi ; » ac etiam : « Ad Dominum quum tribularer clamavi, »
Confessor enim ejus devotus erat, episcopus videlicet
Castrensis, cui quotidie omni die confitebatur; et in
festis sacramentum corporis Christi sumpsit ; tres missas genibus flexis devote audiebat ; matutinas canonicas
dicere non omittebat cum animarum commemorationibus,
et hoc omni die mundi cum aliis orationibus celebrabat. Et sic appropinquando se ad
Rupellam, ubi ipse intendebat ascendere navem, in
civitate fortissima totius Franciæ, transmutando locum,
se inclusit, Pictavis vocata, ubi pro tempore erant domini Parleamenti Parisiensis, de dicta villa
Parisiensi fugati, qui eum ad tenendum inceptum
propositum omnino consultaverunt.
Sed misericors et miserator Deus, patiens, longanimus
et multum misericors, qui habet oculos suos
super justos, et aures ejus semper ad preces eorum,
habens etiam vultum suum super facientes mala ut
perdat de terra memoriam eorum, exaudivit preces
ejus, et misit ei auxilium de sancto, transmittens ei
unam ancillam, virginem puellam, omnium creaturarum
ante hoc pusillanissimam et spiritu pauperrimam,
corpore etiam exiguam et pusillam, coelitus tamen edoctam et instructam, ac Spiritu Sancto, a
quo, ut acta ejus probant, inspirata fuit, animatam,
consultam et directam ; quæ ab insidiis omnibus inimicorum
omnium liberavit eum, et « conclusit [eos]
in manibus inimici, et dominati sunt eorum qui oderunt
eos. » De cujus adventu et de mirabilibus operibus
ejus declarabitur ad longum in sequentibus.
Cæterum de nobilitate, valetudine et strenuitate
dictæ civitatis Aurelianensis non debet cor nobile et
altum in oblivionem dimittere : nam ipsi unanimo
consensu considerantes dominum suum, ducem Aurelianensem,
in manibus eorum existentem, a tempore
belli de Agentcourt incarceratum et captivum, publice proclamari fecerunt quod aurum et argentum in
maxima abundantia haberent, et victualia et arma tantum
in reservia ad plenitudinem pro duobus annis
futuris pio duobus millibus armatorum ; et quod quicumque
nobiles et probi armiductores, si vellent ad
eorum civitatem defendendam cum eis partem capere,
usque ad mortem prædictam civitatem defenderent.
Et incontinente, in conspectu omnium, publice apertis
thesauris villæ, granariis et tabernis, eversis doliis, et fundis extractis, vina, grana, carnes et pisces, ac
omina alia etiam victualia gentibus armorum sine
pretio aperta erant. Quo audito, supervenit eis armatorum
nobilissimorum tanta copia quod elegerunt
bonos in vasis suis, malos autem foras miserunt.
Qui, omni die salientes in eorum inimicos, tam crudelem
stragem fecerunt, fugaverunt, occiderunt, et
captivos in villam duxerunt, quod rex hæc audiens
tantam consolationem et confortationem in se accepit,
quod ex illa hora omni die, de die in diem, in corde magnifice reconvaluit, ac eis libertatem perpetuam
eosdem nobilitando concessit. Et sic his diebus prædicta
Puella a Spiritu Sancto excitata, ad veniendum
regi præceptum accepit.
[Cap. XXXII.]
Sequitur de initiis Puellæ mirabilis
provisione divina missæ ad succursum Franciæ, et
de actibus ejusdem.
In diebus illis suscitavit Dominus spiritum cujusdam
puellæ mirabilis, in finibus Franciae oriundæ,
in ducatu Lotharingiæ prope castrum regale de Vaucolour,
in episcopatu Tullensi, versus Imperium.
Quam puellam pater et mater tenuerunt eam ad custodiam
gregis ovium quotidie. Digitis fusum apprehendens,
omni virili carens thoro, cujusque criminis,
ut asserebatur, expers, innocentiæ habens proximorum
relationem ...
Source
: Présentation, synthèse et traduction par J.B.J. Ayroles, "La vraie Jeanne d'Arc - t.IV, La Libératrice", p.300 et suiv.
Texte original en Latin : Quicherat, t.V, p.339 et suiv.
Présentation de Quicherat :
T. IV, p.482 : Un autre religieux écossais a continué Fordun, à la requête de
l'abbé de Dunfermling, son supérieur. Cet écrivain qui parle aussi
de Jeanne d'Arc, a sur Walter Bower l'avantage de s'être trouvé
en France de son temps, de l'avoir suivie dans toutes ses campagnes,
et même d'avoir assisté à ses derniers moments. Malheureusement son témoignage m'a fait défaut. Je ne puis parler de lui que
d'après une traduction de sa chronique où manquent précisément
les chapitres consacrés à la Pucelle. Cette traduction existe en manuscrità la bibliothèque Sainte-Geneviève (n° 1492, olim OF,
2). On voit par la dédicace qu'elle fut entreprise en 1519 par un
certain Gremond Domat, attaché à la personne de Jean Stuart, duc
d'Albanie, régent du royaume d'Écosse, qui se trouvait être en
même temps, du chef de sa femme, comte d'Auvergne, de Boulogne
et de la Marche. Une note d'écriture moderne, placée en tête
du manuscrit, apprend que le texte latin de la chronique existe
parmi les manuscrits de la bibliothèque bodleienne à Oxford ; qu'on l'attribue à William Elphinstone, qui fut évêque d'Aberdeen après
avoir été moine de Dunfermling ; mais qu'elle est nécessairement
l'ouvrage d'un autre religieux de la même abbaye, attendu que les
paroles de l'auteur, se disant contemporain de Jeanne d'Arc, ne peuvent convenir à William Elphinstone, qui naquit en 1437 et
mourut en 1514...
T. V, p. 339 : Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai déjà dit de cet auteur dans
mon quatrième volume (p. 482). Quant à la promesse que j'avais
faite alors de donner le texte même de son témoignage d'après le
manuscrit d'Oxford, je la tiens sans la tenir, car, par une fatalité sans égale, la transcription de ce manuscrit se trouve interrompue à l'endroit même où commence l'histoire de Jeanne d'Arc. Le
peu qui en a été copié est fait pour donner des regrets sur ce
qui manque. Je donne ce court fragment tel qu'il a été envoyé à
l'un de mes amis par M. le docteur Bandinel, conservateur en
chef de la Bibliothèque Bodléienne.
Le manuscrit du religieux de Dunfermling, attribué à tort à
William Elphinstone, ainsi que je l'ai expliqué en son lieu, porte
le n° 3888 de la Bodléienne. C'est le n° 8 du fonds Fairfax.
Notes :
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