Histoire des comtes de Ponthieu et maieurs d'Abbeville
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e qui suit est extrait de l'Histoire généalogique des comtes de Pontieu et Maïeurs d'Abbeville, ouvrage qui parut en 1657.
Le père Ignace de Jesus Maria (Jacques Samson), auteur de cette
histoire, paraît avoir eu à sa disposition divers documents sur
Jeanne d'Arc qui nous manquent aujourd'hui. Je le cite pour ce
motif, quoique la bonne moitié de son récit soit faite avec la chronique
de Jean Le Chapelain et les deux procès. Il est le seul
auteur qui parle d'une visite des dames d'Abbeville à la Pucelle,
et qui trace l'itinéraire qu'on lui fit suivre lorsqu'on la transféra
du Crotoy à Rouen. Peut-être sera-t-il bon de se défier de son
témoignage jusqu'à ce qu'on ait retrouvé des originaux qui le
confirment.
Aussitôt qu'elle fut entre les mains de ses ennemys,
elle fut menée au chasteau de Beaulieu et de là à Beaurevoir
d'où estoit seigneur Jean du Luxembourg,
chevalier ; puis elle fut conduite au chasteau de Drugy près de S. Riquier où les anciens religieux de l'abbaye
la visitèrent par honneur, à sçavoir dom Nicolas
Bourdon, prévost, et dom Jean Chappelin, grand
aumosnier, avec les principaux de la ville ; et tous
avoient compassion de la voir persécutée estant très
innocente.
Du chasteau de Drugy (qui appartenoit lors à l'abbaye
de S. Riquier et est maintenant ruiné), elle fut menée au chasteau du Crotoy où, par la providence
de Dieu, elle entendoit souvent le saint sacrifice de la
messe qu'y célébroit, en la chapelle du chasteau, le
chancelier de l'église cathédrale de N. D. d'Amiens,
nommé Me Nicolas de Guenville, docteur ès droits,
homme fort notable, qui y estoit pour lors détenu prisonnier
et qui luy administroit le sacrement de confession
et de la très sainte eucharistie, et disoit beaucoup
de bien de cette vertueuse et très chaste fille.
Quelques dames de qualité, des damoiselles et des
bourgeoises d'Abbeville, l'alloient voir comme une
merveille de leur sexe et comme une âme généreuse
inspirée de Dieu pour le bien de la France. Elles luy
congratuloient d'avoir eu le bonheur de l'avoir veue
si constante et si résignée à la volonté de N. S., luy souhettant toutes sortes de faveurs du Ciel. La Pucelle
les remercioit cordialement de leur charitable visite,
se recommandoit à leurs prières et les baisant amiablement
leur disoit : A Dieu. Ces vénérables personnes
jettoient des larmes de tendresse prenant congé d'elle
et s'en retournoient de compagnie par batteau sur la
rivière de Somme comme elles estoient venues : car
il y a cinq lieues d'Abbeville au Crotoy.
Après que ces honnestes dames furent parties, la Pucelle admirant leur franchise, leur candeur et leur
naïveté disoit : « Ha que voicy un bon peuple ! pleust à Dieu que je fusse si heureuse, lorsque je finiray mes
jours, que je pusse estre enterrée en ce pays (1). »
Au commencement de l'année 1430, le 13 de janvier,
l'Anglois envoya un mandement par lequel il
ordonnoit que la Pucelle fust transférée du Crotoy à Rouen et qu'elle fust mise ès mains de frère Jean
Magistri de l'ordre des frères prescheurs, inquisiteur
de la foy, pour la faire examiner à Me Pierre Cauchon, évesque de Beauvais, en la juridiction spirituelle
du quel elle avoit esté prise, afin de luy faire
son procez (2).
Elle dit donc Adieu à ceux du chasteau du Crotoy
qui regrettoient son départ, car elle les avoit
grandement consolés. On voit encore la chambre où
elle couchoit, qui retint depuis ce temps là quelque
respect lorsqu'on y entre (3). Au sortir des murailles
de la ville de Crotoy, on la mit dans une barque accompagnée
de plusieurs gardes pour luy faire passer le
trajet de la rivière de Somme, qui est fort large en
cet endroit, à cause que c'est l'embouchure de la
mer océane, qui contient environ demy lieue quand le flux est monté, et descendit à Saint Valery qu'elle salua du coeur et des yeux, estant patron du pays de
Vimeu où elle entroit, comme elle avoit salué l'église
de S. Riquier, patron du pays de Pontieu d'où elle
sortoit.
Elle ne s'arresta pas en la ville de S. Valery : car
ses gardes la conduisirent à la ville d'Eu (4), et de là à Dieppe, puis enfin à Rouen qui estoit la ville qu'on avoit choisie pour estre le dernier théâtre d'honneur
où la vertu de nostre sainte fille devoit paroistre.
Aussitôt qu'elle fut entre les mains de ses ennemis, elle fut menée au château de Beaulieu, et de là à Beaurevoir, dont était seigneur
Jean de Luxembourg, chevalier; puis elle fut conduite au château de Drugy, près de Saint-Riquier, où les anciens religieux de l'abbaye la
visitèrent par honneur, à savoir Dom Nicolas Bourdon, prévôt, et Dom
Chappelin, grand aumônier, avec les principaux de la ville; et tous
avaient compassion de la voir persécutée, elle très innocente.
Du château de Drugy, qui appartenait alors à l'abbaye de Saint-Riquier
et est maintenant ruiné, elle fut menée au château du Crotoy, où, par la
Providence divine, elle entendait souvent le saint sacrifice de la messe
que célébrait, en la chapelle du château, le chancelier de l'église cathédrale
de Notre-Dame d'Amiens, nommé Me Nicolas de Queuville (5),
docteur en droits, homme fort notable, qui pour lors y était détenu
prisonnier. Il lui administrait les sacrements de confession et de la
très sainte Eucharistie, et disait beaucoup de bien de cette vertueuse et
très chaste fille. Quelques dames de qualité, des demoiselles et des bourgeoises
d'Abbeville, l'allaient voir comme une merveille de leur sexe et comme
une âme généreuse, inspirée de Dieu pour le bien de la France. Elles la
congratulaient d'avoir eu le bonheur de la voir si constante et si résignée à la volonté de Notre-Seigneur, lui souhaitaient toutes sortes
de faveurs du ciel. La Pucelle les remerciait cordialement de leur charitable
visite, se recommandait à leurs prières, et les baisant aimablement,
leur disait adieu. Ces vénérables personnes jetaient des larmes de tendresse
en prenant congé d'elle, et s'en retournaient de compagnie par
bateau sur la rivière de Somme, comme elles étaient venues ; car il y a
cinq lieues d'Abbeville au Crotoy.
Après que ces honnêtes dames furent parties, la Pucelle, admirant
leur franchise, leur candeur et leur naïveté, disait : « Ah ! que voici un« bon peuple, plût à Dieu que je fusse si heureuse, lorsque je finirai mes jours, que je pusse être enterrée en ce pays ».
Au commencement de l'année 1430 (anc. st.), le 13 de janvier, l'Anglais
envoya un mandement par lequel il ordonnait que la Pucelle fût
transférée du Crotoy à Rouen, et qu'elle fut mise ès mains de Frère Jean
Magistri, de l'ordre des Frères Prêcheurs, inquisiteur de la foi (6), pour
la faire examiner à Me Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, en la
juridiction spirituelle duquel elle avait été prise, afin de lui faire son
procès.
Elle dit donc adieu à ceux du château du Crotoy qui regrettaient son
départ ; car elle les avait grandement consolés. On voit encore la chambre
où elle couchait, qui retint depuis ce temps-là quelque respect, quand on
y entre.
Au sortir des murailles de la ville du Crotoy, on la mit dans une
barque, accompagnée de plusieurs gardes, pour lui faire passer le trajet
de la rivière de Somme, qui est fort large en cet endroit, à cause que c'est
l'embouchure de la mer Océane, qui contient environ demi-lieue quand
le flux est monté, et elle descendit à Saint-Valery qu'elle salua du cœur
et des yeux, étant patron du pays de Vimeux, où elle entrait, comme elle
avait salué l'église de Saint-Riquier, patron du pays de Ponthieu d'où
elle sortait.
Elle ne s'arrêta pas en la ville de Saint-Valery ; car ses gardes la conduisirent à la ville d'Eu, et de là à Dieppe, puis enfin à Rouen qui était la ville qu'on avait choisie pour être le dernier théâtre d'honneur où la vertu de notre sainte fille devait paraître.
Source
: Présentation et texte original en Latin : Quicherat, t.V, p.360 et suiv.
Mise en Français moderne par J.B.J. Ayroles, "La vraie Jeanne d'Arc - t.III, La Libératrice", p.378 et suiv.
Notes :
1 Cette circonstance a tout l'air d'une broderie dont le R. P. Ignace a
pris la matière dans le procès de réhabilitation. T. III, p. 14. (Quicherat)
2 Ce paragraphe, d'un bout à l'autre, est un tissu d'erreurs. Jeanne était à
Rouen au moins dès le 28 décembre 1430; et elle ne fut pas livrée à Jean
Magistri qui ne s'adjoignit comme juge qu'au mois de mars. (Quicherat)
3 « Il n'existe plus de vestiges de l'ancien château du Crotoy, ni de la
tour où la Pucelle fut prisonnière ; les sables ont couvert ce qui pouvait rester
des fondations, et cela depuis un temps très-reculé. » LE BRUN DE CHARMETTES,
Hist. de Jeanne d'Arc, t. III, p. 163. (Quicherat)
4 « On est fondé à croire que l'infortunée Jeanne d'Arc qui du château du Crotoy fut conduite à Rouen, dut passer par Eu et séjourner dans la prison du
château qui était située à l'angle nord du bâtiment actuel, nommé encore la
Fosse aux lions. » ESTANCELIN, Hist. des comtes d'Eu. (Quicherat)
5 Nicolas de Quiefdeville fut chancelier du chapitre d'Amiens de 1412 à 1438. Il
mourut le 1er mai 1438. (Note communiquée par le R. P. Watrigant, d'après le
manuscrit 517 de la bibliothèque d'Amiens.) Il était vraisemblablement emprisonné
pour motif politique, comme vrai Français. (Ayroles)
6 Il semble résulter des premières pièces du procès que Jeanne est arrivée à Rouen
vers la fin de décembre 1430. Elle fut remise entre les mains des Anglais, et non pas
entre celles de Le Maître. (Ayroles)
Commentaires du père Ayroles :
La Pucelle a séjourné assez longtemps au Crotoy, où elle nous dit avoir été favorisée de l'apparition de saint Michel. Ce que le Père Ignace de
Jésus-Maria affirme du chancelier de l'église d'Amiens avait été déjà
attesté au procès de réhabilitation par le chevalier Aymond de Macy. Il a
déposé avoir entendu de la bouche du savant prêtre l'excellent témoignage rendu à la piété de Jeanne. C'est de la part du haut dignitaire
de l'église d'Amiens un témoignage équivalent à celui que le savant Jean
de Mâcon lui avait rendu à Orléans, et que lui ont rendu Jean Paquerel,
Jean Colin, Guillaume Front, tous ceux qui ont eu la consolation d'être
les dépositaires des secrets de son âme.
Ce n'est pas seulement la tradition du pays qui affirme ce que dit ici le
Père Ignace de Jésus-Maria, que Jeanne coucha à Drugy, près de Saint-Riquier. C'est ce qui est raconté dans une Chronique manuscrite, composée
en 1492 par le notaire apostolique Jean Chapelle. Elle est en latin
et se trouve à la Bibliothèque nationale, dans le Recueil de Dom Grenier
sur la Picardie.
Voici la traduction du texte cité par Quicherat : « Cette même année,
les Anglais voulurent soumettre la ville d'Orléans ; et à ce sujet
il arriva une chose merveilleuse et bien vraie. Pendant que le roi
Charles, encore jeune et depuis peu arrivé au trône, s'occupait de repousser
lesdits Anglais, survint une jeune pucelle, du nom de Jeanne,
originaire, disait-on, de la Lorraine. Armée, elle dit au roi avec grande
assurance : « Ne crains pas ; je suis une vierge guerrière que Dieu envoie pour ta cause, et au secours de ta ville d'Orléans pour la délivrer de ses « ennemis. A l'aide du Très-Haut, je les mettrai en fuite. Je te conduirai à Reims, pour que tu y sois sacré comme roi et pour que tu sois couronné dans la ville de Saint-Denis. J'accomplirai ces choses ; n'en doute pas, car je suis l'envoyée de Dieu.De fait, elle l'accomplit. En armes, à la tête de son armée, elle vainquit
les Anglais, força leurs bastilles devant Orléans, les défit, et ils prirent la
fuite. Elle fit prisonniers le comte de Talbot et d'autres Anglais, en allant à Reims faire sacrer le roi. Elle subjugua et rendit au royaume Auxerre,
Sens, Troyes, Châlons, Provins, Reims, Soissons, Laon, Noyon, Compiègne,
Senlis, Saint-Denis, et plusieurs autres villes, cités, forteresses et
châteaux qui obéissaient aux Anglais. Toutes ces choses accomplies, ladite Jeanne la Pucelle fut prise devant
Compiègne, retenue en prison, et enfin mise entre les mains des Anglais.
Comme on la conduisait à Rouen pour lui couper le cou et la brûler,
elle s'arrêta et passa la nuit au château de Drugy. Dans ce château, la
virent Dom Nicolas, prévôt, Dom Jean Chapellin, aumônier et plusieurs
autres religieux de cette église. Il en sera mémoire dans l'avenir, car la
haine que lui avaient vouée les Anglais était inique. »
Le chroniqueur, qui écrit fort mal le latin, n'a d'autorité que pour ce
qu'il dit du château de Drugy. Inutile de relever plusieurs inexactitudes.
Il confirme d'autant plus le récit d'Ignace de Jésus-Maria, que, d'accord
l'un et l'autre sur le nom du prévôt et de l'aumônier, ils diffèrent en ce
que l'un leur adjoint d'autres religieux et l'autre les principaux citoyens
de Saint-Riquier. Quoiqu'ils puissent avoir raison tous deux, cette
divergence semble établir que l'historien des comtes de Ponthieu ne
travaillait pas sur la Chronique dont on vient de voir un extrait.
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